samedi 21 avril 2007

1937,2007, deux printemps...

Je ne pourrai me passer de dire, ici, un mot de la « campagne » (surtout après avoir lu le texte si poétique et si mystificateur d'Ariane MNOUCHKINE, Libération du 11avril 2007), de cette désolation comme l'on dit, justement, de la campagne après le passage d'une tourmente dévastatrice. Tout à l'heure.
Pour l'instant, revenons quelque soixante dix ans en arrière, à cet événement inouï de la première moitié du vingtième siècle, inouï et déterminant pour nombre d'entre nous puisqu'il fit, cet événement, que nous sommes nés de ce côté-ci des montagnes plutôt que de l'autre et que sans doute de ce fait notre vie en a été autre. Que l'on ne vienne pas, alors, me parler de patrie, sinon de celle commune à l'humanité entière. Que l'on ne vienne pas me parler de drapeaux et de fierté d'être ceci ou cela. Le hasard fait que chaque vie est autre.
Voici soixante dix ans, donc, en ce printemps de 1937, en Espagne, la révolution libertaire venait d'être vaincue. La guerre civile durerait encore deux ans mais la révolution était vaincue depuis la militarisation des milices qui commence en septembre (décret du 29-9-36) et s'achève en mars. Ces longs mois d'hiver sont ceux de l'agonie de la révolution car les milices, qu'elles fussent libertaires de la CNT ou socialistes de l'UGT ( les communistes ne formaient qu'un groupuscule en juillet 36), n'étaient pas montées au front pour, seulement, s'opposer au soulèvement militaire mais aussi et surtout pour « changer la vie ». Ce que Malraux appela l'illusion lyrique et qui était faire bien peu de cas des luttes ouvrières et paysannes menées en Espagne depuis la première Internationale.
Triste printemps de 1937. Fin février vient de s'achever l'épouvantable bataille du Jarama. Une lueur d'espoir vacille un instant, en mars, dans le camp républicain avec la victoire de Guadalajara. Mais le 26 avril Gernika est bombardée et quelques jours après se déroulent les fameux événements de Mai à Barcelone. L'affrontement qui couvait, depuis l'inflation du PC pris en main par Moscou, entre communistes et libertaires éclate comme pour ponctuer d'un dernier point d'exclamation la fin de la révolution.
Des femmes et des hommes survécurent cependant à cette guerre et à la suivante, la grande, d'autres non, le hasard encore, et d'autres ne purent supporter... Cette histoire alors, celle de Ramon que l'un de ces hommes me conta naguère, à grands traits:




Ramon

« Renunciamos a todo menos a la victoria » (Nous renonçons à tout sauf à la vaictoire).
Buenaventura Durruti (paraît-il)


Ils cassent la croûte à l’ombre étroite des traverses empilées. De part et d’autre du Pont les chênes verts se recroquevillent sous la chape dont le bleu métallique se consume à l’horizon. Les cigales se taisent.
Au loin, la bouche sombre du tunnel vomit le ballast jusqu'à ses pieds. Sur la dernière traverse couchée, miroite la tranche du dernier rail posé, perceptible frémissement qui, au-delà, gagne en amplitude et déchire la lumière jusqu’à distordre la béance du tunnel. Nul souffle ne distrait les ronciers des talus. Un dernier trait gicle de « la bota », la gourde, qu’il dépose à ses pieds, calée au brodequin, entre ombre qui gagne et soleil qui fuit, sur la caillasse aiguë.
Sous ses yeux figés, brodequin et bota s’enfouissent subrepticement dans la pierraille ocre qui en rétracte ses aspérités, se lisse, et, juillet, dix fois revenu, revient à l’ombre des paupières qui s’affaissent irrépressiblement... Hijos del Pueblo! L’ennemi foule la terre d’Aragon et déjà, dit-on, s’est introduit, par traîtrise, dans Saragosse! Les camions confisqués à amples coups de brosses, CNT-FAI, UHP! Le rouge et noir des étendards, le premier fusil empoigné dont le galbe lisse de la crosse pèse au creux de la main...
Au flanc des monts s’agrippent les amandiers jusqu’à la rive de l’Ebre, puis, passé Mora, les villages blancs se dissimulent entre croupes et mamelons de cette terre blanche, nue sous des lambeaux de touffes argentées et de chardons effilés, recuits, puis, rougissant soudain, elle se dresse, cette terre, en un chaos de pitons acérés, de mesetas tranchées qui exposent au vent leurs entrailles géologiques, et, dans ce bouleversement, s’étirent de place en place, des labours méticuleusement tracés, bordés de monceaux de cailloux exhumés par le soc, ramassés, entassés, pierre à pierre, à mains nues...
Le front: l’élan brisé aux portes même de la cité par l’ordre abstrus, venu d’on ne sait où, alors qu’il aurait suffit... Tout n’a-t-il pas commencé là, en ce premier assentiment, cette déconcertante et soudaine servilité?
Et Madrid, en ce novembre glacé? Les miliciens de la Colonne accueillis en héros, qu’ils ne seront pas. La Cité universitaire, l’escalier qui ne sera pas pris, le palier à l’encoignure duquel on se tapit, le glapissement effarant des armes automatiques au moindre geste, la fumée suffocante, et la tentation alors, irrépressible, de s’élancer, hurlant pour ne plus se retenir de tousser, et l’ordre qui retentit, une fois encore, de battre en retraite. Durruti ne vient-il pas de tomber?
L’offensive sur l’Ebre, la retirada, la retraite, une dernière fois, Monblanc, Figueras, Bourg-madame, le fusil jeté au tas sous l’oeil circonspect de gendarmes gras, le camp, la plage dure de février, la fuite, la guerre, le maquis, des berges de la Dordogne au causse du Ségala, la souricière, les interrogatoires, le convoi, la porte du wagon qui s’ouvre enfin...Dios!
La gourde, quand s’entrouvrent douloureusement les paupières, recouvre peu à peu son galbe, comme enfantée par la caillasse, et se love au creux de la chaussure alors qu’un éclat de roche, menu, expose son profil ocre piqueté de mouches verdissant et se dérobe aussitôt, pudique, intimidée par le surgissement inopiné de titanesques trophées abandonnés au ballast: la fourche à dix brins frémissant quand ils tintent sur les rails, la pioche têtue au pieu comme une corne inexorable qui le premier ébranle la terre que le tranchant épais, fait éclater, la pelle, enfin, gisant, expose au ciel sa face qui luit, affinée aux frottements incessants de la caillasse, et qui va se ternissant jusqu’à l’emmanchement, la fourche, la pioche et la pelle prêtes à répondre à la caillasse et à la terre cependant que les délicates nervures sur leur manche lisse s’avancent en vagues minuscules, ondoyantes, montant à l’assaut de rien, sinon ce renflement, cette rotondité à l’extrémité du manche, qui ne sert à rien.
Ramon, alors, se rétracte jusqu’au croquenot impassible, sur lequel sommeille la gourde, puis à sa main posée sur le pantalon terreux, veinée en profondeur, sèche comme le mégot qui s’est éteint entre index et majeur, main de crosses étreintes, de goupilles arrachées et, en des nuits d’épouvante, de couteau manié quand la nécessité commandait que le couteau fût manié, jusqu’à reposer là, un mégot éteint entre index et majeur, sur le pantalon terreux.
Mais alors, la pierre menue, rosissant sous dentelures et mouchetures, s’affiche à nouveau comme s’estompent main et mégot, gourde et brodequin, pioches, fourches et pelles, en silence, et qu’aux dernières bouchées, aux dernières gorgées, les rumeurs s’apaisent autour des traverses empilées.
Le sommeil gagne, juillet après juillet, dix fois déjà, le sommeil gagne, comme après un festin où maintes coupes brandies ont célébré la première lueur d’une aurore que l’ivresse teintait de nuances chatoyantes qui se sont aussitôt ternies sous les injures de l’ivresse morne se dissipant jusqu’à ce que chacun, las de rêves et d’injures, se retire en une somnolence moite...
- Allez les gars, c’est le moment d’en mettre un coup, maintenant qu’il fait bon! Allez les gars...
La main inerte, le mégot éteint, le pantalon terreux, le brodequin, la bota, la pierre et les veinures qui se déploient sur le manche de la pelle, la voix du chef d’équipe, allez les gars!, allez les gars!, la pierre minuscule, dentelée et piquetée, la tranche du rail scintillant, la traverse allongée et la gueule du tunnel au loin, vacillante, allez les gars!, allez les gars!, maintenant qu’il fait...et la pioche et la fourche et la pelle, la pelle qui s’élève et s’abat, s’élève et s’abat, et retombe sur le ballast, face au ciel, prés du corps pantelant, et lui, Ramon, prenant son envol alors que la rivière, sous le Pont de pierre, déploie son flot pour l’accueillir.


*

Fin de l'illusion lyrique. Changer la vie? Il n'en est pas question sinon très minoritairement dans la « campagne ». Pourtant elle passionne paraît-il. Comme la coupe du monde de foot. On va gagner! On va gagner! Et chacun de brandir ses « couleurs ».
Ce qui n'a que fort peu à voir avec la démocratie, laquelle requiert un débat fondé sur la raison et, en cela, devrait exclure toute agitation spectaculaire, ce « marché », cette foire, non aux idées, mais aux images concoctées, la chemise ouverte de l'un ou sa cravate, le tee-shirt d'un autre, le tailleur chic de celle-ci ou la jupe je-ne-sais-quoi de celle-là. Et les bons ou mauvais mots, les péroraisons enflammées, sans oublier les chants guerriers des uns(es) et des autres...tout cela qui soulève des passions. La passion justement (ne pas confondre avec l'émotion qui, elle, aide à la raison), la passion, exact inverse de la raison.
Et puis, enfin, la sempiternelle et néanmoins odieuse « rencontre d'un homme, d'une femme, avec un peuple ». Odieuse car dans cette rencontre l'homme, la femme, s'avançant ainsi, seul(e) se pose, évidemment, comme monarque désigné par on ne sait quelle providence, quel Dieu, et, ce faisant nie, dénie toute autre individualité, dissout toute autre individualité dans ce conglomérat qu'elle nomme peuple. Cet ensemble qu'il (elle) est seul(e) apte à saisir dans sa globalité puisque seul(e) il(elle) est extérieur(e) au peuple. Sinon, comment le rencontrerait-il? En cela il (elle) se pose comme monarque. Et c'est en cela que le texte fort poétique d'Ariane Mnouchkine est mystificateur: la démocratie exclut par essence l'idée même d'homme ou, en l'occurrence, de femme providentiel(le).
Ils seraient bien embarrassés, d'ailleurs, ce me semble, si on leur demandait à ces prétendants à la rencontre de définir ce que c'est que le peuple. Les érudits qui ont travaillé et travaillent toujours à la question confient volontiers leur peine à circonscrire le concept.
Alors?
Ne faudrait-il pas, alors, songer à revenir à la raison? A éteindre les projecteurs multicolores, à mettre fin au spectacle? A en finir, à abolir, enfin, l'élection du monarque républicain au suffrage universel?
Une autre démocratie est possible. Ce me semble...

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