dimanche 17 juin 2007

Les histoires publiées ici ont peut-être quelque chose à voir avec la « manière de vivre poétique ». En voici une autre:



Arabesques

« C’est ma maigreur ontologique qui me rend si mobile » (J.P.Sartre dixit E. Mounier).

Pour commencer, elle bannit toute substance carnée. Pour autant, elle ne se sentit pas mieux. Elle proscrivit alors jusqu’à la plus infime goutte d’alcool, fut-elle diluée, comme il est de coutume, dans les plus délicates douceurs pâtissières. Et, profitant de l’opportunité, elle supprima, du même coup, toute douceur de ces sortes-là.
Il n’en résulta pas le moindre bienfait. Elle poursuivit donc se privant, désormais, de tout laitage, fuyant même toute lactescence. Il ne se passa rien.
Pourtant, à y regarder plus attentivement, il lui semblait bien éprouver, parfois, comme répondant aux brefs éclaircissements de la lueur du jour qui filtrait à travers les persiennes, quelque illumination, quelque tressaillement qui s'épuisaient en timides vibrations, puis l’instant d’après, il lui semblait bien surprendre des frémissements qui à leur tour s’estompaient pour laisser place à une sensation d’apaisement, parfois même de fugitive plénitude.
Il est vrai, par ailleurs, qu’elle ne cessait, en contrepoint à ses renoncements, d’absorber toutes sortes d’écrits, par volumes entiers, en nombre considérable, autant que le permettait sa capacité d'absorption, ou plutôt d’ingurgitation.
Il ne se passait rien, cependant, sinon ces insignifiances. Elle ne parvenait toujours pas à déglutir, à dégurgiter, à rendre, à se délivrer.
Elle s’obstina.
Assise en tailleur sur le tapis, le dos parfaitement droit, les coudes plantés sur les cuisses, à la naissance des genoux, les mains tenues croisées et les doigts serrés effleurant la lèvre inférieure, le volume en instance d’ingurgitation était posé devant elle sur le tapis.
Sa position ne se modifiait que par la nécessité de tourner les pages, ou celle d’allumer une cigarette, fréquemment, mais sans qu’elle eut véritablement conscience de cette fréquence.
Elle saisissait du même geste le paquet posé à sa gauche et le briquet lui-même posé sur le paquet puis elle choisissait sa cigarette. La vérité, bien sûr, est qu’elle accomplissait les mimiques du choix et seulement cela. A moins qu’elle ne fut capable de distinguer sur les tubes orangés qui, le couvercle de carton relevé, s’offraient à elle d’infimes particularités de texture ou de couleur, suffisantes cependant pour motiver un choix. Ce qui était hautement improbable. Elle ne choisissait donc pas. Elle accomplissait des gestes dont elle profitait sans doute pour écouter et tenter de saisir d’imperceptibles rumeurs.
Le paquet refermé, tenu dans la main gauche, elle allumait sa cigarette au briquet qui éternuait dans sa main droite. Puis elle reposait paquet et briquet à leur place. Elle ne quittait donc le texte des yeux que pour ce simulacre de choix. Elle secouait la cendre, périodiquement, dans un cendrier de verre épais, posé à main droite et, approximativement à hauteur du genoux.
Puis, sans crier gare, l’évidence lui parut telle qu’elle se prit à sourire de ne pas l’avoir notée plus tôt: plus que toute absorption, l’inhalation de la fumée l’alourdissait considérablement comme si elle déposait en quelque recoin de son être une charge extrêmement pesante.
Elle sacrifia donc les cigarettes et en remplaça le paquet par une bouteille de plastique bleuté qu’elle posa à l’endroit exact où se trouvait celui-ci précédemment.
Ainsi pouvait-elle se consacrer de manière pour ainsi dire continue à l’ingurgitation d’écrits innombrables.
Si ce n’est, cependant, que sa position de tailleur la contraignit très vite à effectuer, quotidiennement, quoique brièvement, quelques assouplissements et autant d’étirements. En réalité, elle espérait confusément que cette activité physique contribuerait à sa délivrance par elle ne savait, ni ne voulait savoir, quelle magie ou quel effet de sa tendance à la superstition.
Car elle ne parvenait toujours pas malgré de régulières tentatives à se délivrer. A vomir, allait-elle même jusqu’à rugir, quand cette impuissance faisait se lever une ire qu’elle ne maîtrisait qu’à grand peine.
Son cahier à spirale de couverture violette, qu’elle avait choisi ainsi, à spirale, pour lui permettre une manipulation commode et optimale quelle que fut sa position au moment de son utilisation, qui pouvait, d’un instant à l’autre, se faire parfaitement impérative, le cahier à spirale qu’elle avait posé à sa droite, précisément au-dessous de ce qui fut la place du cendrier, était là, ouvert à la première page qui demeurait lamentablement blanche, obstinément vierge.
Pourtant, alors que son corps, lui semblait-il, se creusait et s’affinait jusqu’au diaphane, que cette légèreté éprouvée particulièrement aux instants brefs mais régulièrement et consciencieusement exécutés d’assouplissement et d’étirements, des images lui parvenaient, elle n’aurait su en dire ni la provenance, ni le procédé de leur élaboration, moins encore le lieu en elle-même où elles se posaient, des images, cependant, de stratifications colorées, de complexes labyrinthes et de délicatesses arachnéennes.
Le choix de ses lectures s’en trouva affecté au point qu’elle s’alarma de ces tissages évanescents ne sachant qui les tissait, moins encore si, par hasard, elle n’était pas elle même le fil ténu d’elle ne savait quelle trame. Elle n’avait aucune connaissance de ce qui se tissait.
Mais alors, volume après volume, perdant en épaisseur à chacun d’eux, s’amaigrissant de telle sorte que les images jaillies de la trame n’étaient plus que des traits de lumière vive qui la criblaient à vertigineuse vitesse pour se perdre ailleurs, Dieu sait où, derrière elle, ainsi donc, elle gagnait en légèreté au point d’en devenir aérienne, de se sentir soulevée au moindre de ses gestes, porter à ses lèvres une rondelle de concombre ou une fève crue agrémentée d’un grain de sel, et le geste en devenait gestuelle.
De même, ou plus encore, ses gymnastiques quotidiennes se déliaient et dessinaient des chorégraphies vaporeuses, elle n’était plus alors que légèreté, moins que feuille morte ou fleur de duvet portées au moindre souffle, moins que rien, insignifiante, et, sans qu’elle en eut véritablement conscience les figures produites ainsi par son corps assoupli dessinaient des arabesques qui s’enlaçaient, se nouaient, se détendaient pour mieux se renouer, s’enlacer et se clore.
Elle ne pouvait donc savoir, car elle ne se posait pas la question, si cette légèreté contribuait au choix de ses lectures mais elle ne pouvait pas ne pas constater que ces choix l’entraînaient en d’étranges contrées, franchissant mers et océans, monts et déserts de toutes sortes mais aussi siècles et millénaires.
Curieusement, mais elle en était de moins en moins étonnée, les traits venus de ces courses éperdues à travers les volumes succédant aux volumes, ces traits de lumière qui semblaient la percer, la transpercer, chacun dévoilait en elle, en ce qui restait d’elle, et peut-être bien parce qu’il n’en restait que fort peu, dévoilait, après avoir dissout au passage toute velléité de résistance et de rigidité, dévoilait, donc, quelque particularité ou singularité absolument ignorée jusque lors. De sorte qu’il advint qu’elle fut en mesure de contempler ses arabesques et ses volutes les plus intimes, qu’elle ne s’éprouva plus, alors, toute elle-même, qu’arabesque et volute.
Cependant, le cahier mauve à spirales qu’elle saisissait parfois entre deux volumes, non seulement demeurait absolument vierge mais s’alourdissait, gagnait en consistance, en rigidité, en dureté, alors que sa plume s’alourdissait elle aussi et se dilatait dans toutes ses proportions, imperceptiblement, mais, lui sembla-t-il, inexorablement.
Puis, à peu de temps de là, il lui sembla que le dernier volume posé sur le tapis gagnait aussi en poids et en rigidité, insensiblement mais au point que les pages ne s’en tournaient plus aussi aisément, et il lui fallut bien se rendre à l’évidence que la bouteille d’eau chaque jour était plus lourde, puis enfin, il lui fallu bien constater que le temps s’écoulant elle peinait maintenant à porter à ses lèvres la moindre branche de fenouil.
A ce point d’ailleurs elle avait déjà renoncé à tourner les pages et à saisir sa bouteille d’eau, à ses étirements et à ses assouplissements, toute entière soumise, désormais, à la contemplation, les yeux écarquillés sur son cahier à spirale, sur cette étendue blanche où les arabesques s’en donnaient à coeur joie et en tout sens, éphémères, cependant, s’effaçant comme sous le vent glacé s’effacent les empreintes menues d’oiseaux sur la neige, à mesure qu’elle même se dissolvait dans l’immensité glacée.
Quand elle s'éveilla, la première sensation éprouvée fut celle de la faim, une faim, se dit-elle, à dévorer. Par la croisée, une pincée de lueur et quelques bruits filtraient, le dernier volume ouvert gisait sur le tapis non loin d’une bouteille vide de plastique bleuté. Le cahier à spirale reposait à portée de main ouvert à la première page immaculée.
Du bout des doigts elle éprouva quelques aspérités du tapis puis, sur son visage la douceur de sa peau, elle se dressa, assouplit et étira son corps de quelques gestes appropriés avant d’ouvrir la fenêtre à la rumeur de la rue qui s’y engouffra, l’enveloppant soudain, la saisissant et l’embrassant de sorte qu’elle en frissonna alors que son regard saisissait à l’horizon le déploiement des indigo de l’aurore.
Elle ramassa son cahier à spirale, sa plume, et les disposa sur sa table de travail dont elle alluma la lampe. Puis, elle se dirigea vers la cuisine.

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