lundi 11 décembre 2006

Genoux

Pour respirer un peu, un texte "libre" comme on dit (disait?) à l'école, tiré d'un recueil (inédit) intitulé: "Copeaux et autres histoires".

Rien. Rien. Rien. La vieille. Naturellement. Le porte-monnaie est dans le sac, le sac dans le cabas, les jambes, ce faisant, continuent de cisailler le trottoir contournant les bottes confortables et fatiguées de l’ancienne qui n’en finit pas de gratter sa bourse et de marmonner. Je ne lève plus la tête depuis longtemps déjà, je ne commets plus cette erreur, j’ai appris, je me suis exercé, ce n’est pas si facile de ne pas dresser la tête, ne fut-ce qu’un instant, moins encore les yeux. Il ne faut pas, il ne faut jamais laisser supposer à l’observateur furtif que je suis susceptible d’initiative. Mon accablement doit être total, irrémédiable, je dois être définitivement insensible à la moindre trace d’humanité.
Contrairement à ce que pensent généralement certains observateurs furtifs, je n’éprouve aucune douleur, mes genoux sont, sinon encore parfaitement, du moins pratiquement insensibles quoique reposant sur le béton dur, sans le moindre adoucissement, carton ou chiffon, qui manifesterait une préoccupation, pour minime qu’elle fût, relative au confort, rien, je ne triche pas, ma position est parfaite, je l’ai longuement étudiée, modifiée, ajustée, de manière à construire l’équilibre exactement requis entre la pression des genoux sur le sol et celle du corps sur les talons, équilibre qui, on le conçoit, résulte de l’annulation réciproque des deux pressions. On le conçoit également, la position des pieds, dans cette configuration, est d’une extrême importance. En aucun cas ils ne doivent, évidemment, se trouver en situation de recroquevillement, mais demeurer tendus, d’une tension optimale qui, elle-même, s’obtient par une pression adéquate du bassin sur les talons. Ceci, bien sûr, compte étant tenu de la position des bras qui, on le conçoit également, revêt ici une importance capitale. Elle doit, en effet concilier la nécessaire jonction des mains en un geste d’imploration et le respect de l’équilibre général du corps par la détermination du lieu de cette jonction. La base du plexus constitue, pour ce qui me concerne, ce lieu géométrique.
L’ escarcelle vient de tinter sous la pièce, une timbale argentée, l’une de celles, gravées, que l’on offre parfois au nouveau-né pour conjurer le hasard, le sort, ou peser sur le destin, sait-on jamais? Sans forfanterie aucune, je suis, aujourd’hui, en mesure d’évaluer la valeur marchande de la pièce au son, à la note produite. En outre je suis également en mesure de mémoriser cette note jusqu’au prochain tintement, plus encore, de mémoriser jusqu’à dix tintements successifs quelle que soit la valeur des silences intermédiaires. Il se compose ainsi de brèves sonates ou, plutôt, et plus modestement, des esquisses de structures harmoniques, parfois même des ébauches de mélodies. Je ne dis jamais merci. Le son qui vient de naître dans la timbale persiste, pour qui sait écouter, fort longtemps, s’affaiblissant mais inaltérable, toute la musique de la rue, le tintamarre aussi est musique, tout le bruissement de l’univers est impuissant à altérer le son qui vient de naître et qui s’en va. Tant qu’il est, il est, quand il n’est plus, il demeure.
Un enfant, maintenant, à deux pas. Une femme, sa mère, sans doute, si ce n’est sa grand-mère, ou sa gouvernante quoique le terme soit tombé en désuétude depuis que les bourgeois de récente promotion, éprouvent quelques scrupules et quelque honte, à considérer leurs domestiques pour ce qu’ils sont, des domestiques. Cette femme, donc, chaussures plates, noires à boucle et glands, bas sombres, jupe cramoisie, pousse délicatement l’enfant apeuré vers la timbale alors qu’à gauche s’avancent les bas de jambes gris d’un pantalon souple, dont la raie est parfaitement aiguisée, flottant autour et retombant sur de fins souliers fauves et lustrés. Rien.
A droite s’avoisinent des mollets peu velus embouchés de socquettes blanches qui se nichent dans des chaussures de course bariolées à semelle élastique. Rien. L’enfant, cependant, pantalon tire-bouchonné sur chaussures montantes bleues et lacets jaunes, recule dans les jambes de sa mère, car il s’agit bien de sa mère. Elle le saisit, l’entraîne, le ploie, l’empoigne par le bras, la timbale tinte alors qu’à gauche, maintenant, s’avance une paire de velours noirs sur chaussures basses à trois trous et coutures verdissantes accompagnées d’un bâton noueux à embout de caoutchouc qui bat le sol en un trois temps sourd. Rien.
Quoique ma tête jamais ne se relève, et ne disposant nullement , comme Argus, d’une constellation d’yeux à mon usage, rien en ce lieu n’échappe à ma vigilance, nul événement, ici, en ce bout de terre tapissé de ciment dur et de bitume laid, nul événement auquel je ne participe, ce brin d’herbe sardonique qui par une minuscule fissure du revêtement pointe vers la lumière, non seulement me signale que la terre est là malgré tous les bitumes imaginés, mais encore souligne l’exceptionnel privilège qui est le mien, celui de présider, seul, le mystère incessant au bord duquel j’ai placé mon escarcelle et d’en écouter la musique qui jamais ne se suspend, faiblit, souvent, alors que s’éloignent des pas, ou s’enfle quand ils se pressent en tous sens et à tous rythmes pour se suspendre brièvement quand tinte la timbale et reprendre aussitôt pour sonner en moi, frémissant, et que, contemplant le brin d’herbe, il me semble en saisir un identique frémissement, un assentiment.
Et rien d’autre. Je ne sais rien d’autre, ne fais qu’éprouver le monde par mes genoux pesant sur la terre dont la musique me saisit, par l’immobilité même de mon corps maîtrisé et la vigilance de mes yeux extrêmement alertes.
C’est alors, quand la timbale à bien tinté, quand vient l’instant où la musique atteint à un paroxysme de perfection, c’est alors que mes paupières retombent sur un dernier écho de cette musique que j’ai, moi, entendue. Et, me dressant soudain, à l’effroi de l’observateur furtif, empochant ma timbale, à grands pas je rejoins mon abri au sommet d’un escalier étroit dont les innombrables degrés battent ma cadence, et là, dans ce réduit qui ouvre au ciel par un rectangle de verre sur lequel éclate la pluie, là, j’enlace ma lyre et, les yeux enfin levés, je joue.

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