jeudi 7 décembre 2006

Enfant! fais ce qu'il te plaît!


On trouvera ci-dessous l'introduction et quelques « bonnes pages » d'un ouvrage rédigé voici plus de trois ans, mais encore inédit, avec par-ci par-là quelques actualisations. Bien peu cependant car, si ce n'est le ministre, rien n'a véritablement changé dans l'Institution.
A propos de changement justement, en ces temps de campagne, voici l'une souhaitant que les enseignants soient présents plus longtemps dans les établissements, ce que nous étions déjà quelques-uns à préconiser en 1981, mais non pas pour faire du « soutien » ( comment peut-on soutenir une démarche pédagogique qui est la cause de l'échec de cette multitude d'enfants?), mais pour travailler collectivement à la mise en oeuvre d'une pédagogie qui se donne pour objectif de faire progresser les plus démunis, autrement dit de lutter contre les inégalités.
Et voici l'autre qui, pire que tout, maniant le mérite comme un bâton (il faudra bien revenir un de ces jours à cette problématique notion de mérite) ne se propose ni plus ni moins (voir le discours d'Angers) que de justifier, je n'ose dire théoriser, l'inégalité sociale (il y a les méritants et les autres, les travailleurs et les fainéants, etc.) et de perpétuer ainsi, l'âme en paix, l'injustice sociale.
Je me demandais quel titre donner à ce livre. Finalement, en ces temps de retour à l'autorité pour ainsi dire militaire j'opte provisoirement pour celui-ci: Enfant! Fais ce qu'il te plaît!

INTRODUCTION

Vont-ils me chahuter?, s’interroge le jeune professeur, aux derniers beaux jours, alors que s’insinue l’angoisse, vont-ils me chahuter? A ce souci voudraient d’abord répondre les pages qui suivent, car telle est bien la préoccupation du nouveau venu dans un de ces établissements que l’on dit sensibles, quand ils sont tout simplement invivables. A ce souci mais aussi à celui de parents inquiets de ce qui se fait, de ce qui se vit dans ces classes tumultueuses.
Il serait vain de croire, cependant, que l’attention portée à l’angoisse, quand ce n’est à la souffrance de l'enseignant, à sa pratique quotidienne, donc, pourrait être de quelque secours si n’est pas porté, simultanément, un regard investigateur sur l'Institution. Ce qui sera fait ici selon trois convictions forgées par la pratique quotidienne du métier, la collecte d’informations les plus variées en tous lieux et la fréquentation jubilatoire de quelques textes reconnus, parfois même fondateurs. Voici:
Le « problème de l’école » n’est pas un problème de l’école mais celui, aujourd’hui, de l’existence et de la permanence sur le territoire de zones de pauvreté productrices d’un « effet ghetto » qui favorise le communautarisme et les intégrismes de toutes sortes jusqu’à la violence hideuse au point qu’il n’est plus possible de ne pas la voir, de la masquer, de la contenir.
Le fonctionnement des ZEP se solde par un échec. Propos, celui-ci, tenu en 2001 ("l'école des riches, l'école des pauvres", ed. Syros) qui provoqua les remontrances de quelque savant hiérarque de l'Institution mais qui n'est aujourd'hui plus guère contesté (Claude Thélot, Président de la Commission chargée du Débat national: « Ainsi pour ce qui concerne l’éducation prioritaire, il faut avoir le courage de reconnaître que les objectifs de départ de réduction des écarts n’ont pas été atteints, même si l’on peut raisonnablement penser que l’on a évité leur accroissement, ce qui n’est déjà pas si mal. »in VEI n° 5, octobre 2002. Cette dernière éventualité étant elle-même démentie par le rapport du HCEE de 2003 ). Constat d'échec (on notera que l'on n'a pas attendu le candidat de droite à la prochaine présidentielle pour faire ce constat) qui ne porte nullement condamnation de l’entreprise ni n'émet de doute quant à la générosité des intentions d’Alain Savary et des réformateurs dont il s’était entouré, bien à l’inverse: comme nombre d’enseignants je me suis engagé au début des années quatre vingt dans la pratique quotidienne de la classe, et en d’autres lieux, pour la réussite de la « rénovation du collège ». Cela ne doit pas, pour autant, vingt cinq ans après, conduire à esquiver la réalité mais bien plutôt à en tirer des enseignements pour relancer plus efficacement la lutte contre l’inégalité. Cet échec des ZEP, relativement à son objectif qui était celui de la réduction des inégalités, chacun en connaît les raisons essentielles, (pour ce bilan voir Le Monde de l’éducation d’avril 2003) bien qu’il en coûte de les formuler: il n’a pas été possible, malgré l’engagement remarquable de nombreux militants, d’y généraliser une pratique pédagogique autre que celle, séculaire, du professeur seul dans sa classe pratiquant le multiséculaire « je parle tu écoutes ». Et c’est la structure même de l’Institution bâtie sur ses quatre piliers inaltérables, une classe, une heure, une matière, un professeur, qui interdit le développement d’une pédagogie, non pas novatrice, moins encore révolutionnaire, mais simplement bonne à assurer la reproduction sociale par son action pacificatrice. Il convient d'insister ici, face à tous les « instructeurs » qui se disent républicains, à tous les « sauveurs des belles lettres » réservées à l'usage de quelques uns, sur le fait que l'échec des ZEP n'est nullement dû la mise en oeuvre d'une pédagogie « active » sempiternellement dénoncée par les « saveurs », tout simplement parce que, aux exceptions près, cette pédagogie n'a pas été mise en oeuvre et c'est précisément la pédagogie (si l'on peut appeler ainsi le « je parle, tu écoutes ») préconisée par le candidat de droite et sa cohorte « d'instructeurs » et de de « sauveurs » qui a, plus que tout autre facteur, contribué à cet échec.
Enfin, l’école est en péril. Et le jeune enseignant qui y pénètre est lui-même en péril comme enseignant « libre » car chacun voit combien l’école aiguise l'appétit des marchands, de tous les marchands, voit, en outre, que quelque chose se joue là qui est de l’ordre de la liberté, du respect et de la dignité de la personne, non seulement celle des enseignants mais surtout celle des enfants.
Nous reviendrons à tout cela dans les pages qui viennent et dans leur conclusion de manière aussi pragmatique que possible, comme il sied au praticien, à partir de l’inquiétude du jeune professeur: vont-ils me chahuter?, et de celle des parents: que vivent mes enfants?
Cependant, le verbe chahuter souffre ici d’obsolescence tant il fleure bon le potache dissipé, impertinent, comme il convient à cet âge, mais en somme gentil garçon, fréquemment bon élève. Car il ne s’agit plus, aujourd’hui, d’éviter ou de maîtriser le chahut traditionnel, mais, dans les collèges particulièrement, de « tenir sa classe », préoccupation dominante qui instaure l e « maintien de l’ordre » en tant que mission. Et c’est à cette aune que sera jugé, d’abord, le jeune professeur, il le sait bien: au volume de la rumeur effaçant portes et cloisons pour s’épancher par les couloirs.
Suis-je capable de maintenir l’ordre dans mes classes?, songe-t-il?. Car si je ne parviens à établir calme et sérénité, comment faire? Comment « faire passer » mon cours? Comment leur apprendre ce que je dois leur apprendre dans le temps prévu à cet effet? Mais en outre, songe-t-il sans doute, comment faire pour ne pas collaborer à cette ignominie qui autorise, aujourd’hui, à reclure des enfants de treize ans, des enfants dont l’échec est aussi celui d’un fonctionnement social qui n’a pas su, pu, voulu les éduquer?
Comment faire si d’aventure je ne disposais pas de cette « autorité naturelle », de ce charisme dont j’ai entendu dire qu’il permet tout, ce qui est faux, et qui sera examiné ici comme seront examinées bien d’autres questions qui occupent le jeune enseignant et lui laissent ce goût amer de l’interrogation persistante: comment faire? Comment vivre ces semaines, ces mois, qui sont à vivre jusqu’aux prochains beaux jours?
Comment éveiller leur intérêt, surtout? Car je sais bien, songe-t-il encore lustrant ses préparations, je sais bien que seul l’intérêt suscité par une pédagogie inventive provoque réellement l’adhésion des élèves, à tel point que je me demande, parfois, s’il n’y aurait pas quelque antinomie entre discipline (celle qui fait la force des armées) et pédagogie. Mais comment?
Et si, tout à coup, ils se rebellaient, se révoltaient, que sais-je?, se déchaînaient comme cela arrive particulièrement en certaines zones? Devrais-je, toute honte bue, supporter l’atteinte portée à ma personne? Et recourir à l’avilissante loi? Cela aussi, cela surtout sera examiné ici à la lumière de cette éventualité trop négligée: le refus. Le refus comme affirmation d’une exigence éthique, le refus de l’inacceptable, et, l’inacceptable n’est-ce pas la dignité de la personne bafouée, de la personne de l’enseignant bafouée par l’irruption frénétique d’enfants éperdus? Mais le refus aussi, en conscience, en tant qu’objection de conscience, du recours à la loi quand elle est outrageante. Comment refuser tout cela?
C’est selon cette même exigence, éthique en effet, que seront abordés problèmes et situations auxquels est confronté quotidiennement, heure après heure, tout enseignant. Il sera donc nécessairement question du programme, non point pour en présenter une critique savante, comme il se fait ordinairement, mais pour se demander s’il est vraiment si pertinent et si honorable de parvenir à « boucler le programme ».
Il faudra bien, pour cela, entrer dans la classe, dans « la vie de la classe », dans le détail d’une leçon, non exemplaire mais probable, et dans la minutie de l’organisation d’un « contrôle ». Et considérer ce qu’il en est du « travail à la maison », car « ils ne travaillent pas à la maison », n’est-ce pas? Alors, une fois encore, que faire?
Et les notes?: que suis-je en train de faire au moment où j’inscris cette note au coin de cette copie? Serais-je capable de la justifier face à la demande de parents attentifs? Et si cette note, inscrite parfois non sans désinvolture, portait moins la justice que la rigueur du chiffre suggère, que la ségrégation? Si elle était, en effet, cette note chiffrée, un agent particulièrement efficace de pérennisation de la ségrégation sociale?
Les parents, précisément, l’angoisse en devient oppressante: quelle attitude adopter s’ils contestent mon enseignement, pire, si les enfant narraient mes infortunes, mon inaptitude à maintenir l’ordre?
Mais comment font les autres, certains de ces enseignants d’âge mûr que l’on voit dans les salles de professeurs, sereins, parfois même désabusés, comme s’ennuyant dirait-on? Que vivent-ils ceux-là, comment vivent-ils?
L’ennui, en effet et fort à propos, celui des enfants comme celui des adultes, ne constituerait-il pas une question essentielle, une interpellation véhémente de la pratique pédagogique, depuis toujours? Mais alors, comment se fait-il que la question surgisse ainsi, en un début d’année, portée par un nouveau ministre (Luc Ferry), depuis lors congédié, comme exhumée des cendres de l’histoire des utopies éducatives, pour s’exposer aux feux de la rampe?
N’est-ce pas ainsi? N'est-ce pas dans cette accumulation de perplexité que naît l’angoisse de l’enseignant à l’orée de l’institution touffue? Il semble bien, en effet, qu’il en soit ainsi et il n’est pas indifférent alors, pour qui vient d’en franchir les derniers taillis, de sacrifier à ce « retour réflexif » qu’il conviendrait tant de ne pas oublier de pratiquer avec les élèves. Qui sait?, peut-être y a-t-il dans ces décennies de vie, la mienne, au sein de l’Ecole, matière à partager, simplement cela, le retour réflexif et le partage, avec qui voudra.
De sorte qu’on trouvera dans ces pages la description de situations réelles, parfois critiques, qui ont été vécues et, en chaque circonstance, les démarches mises en oeuvre pour « en sortir », accompagnées des réflexions que ces pratiques suggèrent et des attitudes pédagogiques très quotidiennes qu’elles impliquent.
Mais alors, comment serait-il possible d’éluder la question posée par l’institution elle-même, telle qu’elle est aujourd’hui? Comment ne pas s’interroger, tout cynisme écarté, quant au rôle que l’on joue s’engageant ainsi dans la pédagogie? Comment ne pas tenter de « donner sens » à tout cela comme l’on tente de le faire pour cette leçon que l’on prépare? Car, au fond, pourquoi persister dans ce métier par ces temps de tourmentes? Par vocation? Ce serait bien candide, ou « pour les vacances »? Ce serait bien triste, puisque jour après jour, pour tout enseignant, la vie est (aussi) dans la classe.
La vie, en effet, car il est fort possible, tout compte fait, que la pédagogie ne soit rien d’autre que l’organisation de la vie en un lieu peuplé d’enfants accompagnés de quelques adultes. Et qu’il convienne alors, pour s’extirper de l’ennui, pour que l’école devienne « bonne » pour tous, d’en faire un Lieu de vie, sachant que vivre et apprendre sont, si l’on y songe, rien d’autre que la même chose. Faire de l’école un lieu de vie, en effet, pour commencer à en chasser l’ennui et, ce faisant, y vivre mieux, dès maintenant, chaque jour.
Et, précisément, figurez-vous que ce jour-là, Solo, troisième de niveau faible en ZEP, refuse obstinément d’enlever sa casquette...



- Ca va, Solo?
Il s’appelle Suleyman , mais tout le monde l’appelle Solo, même moi. Il baisse la tête. Je ne vois plus que la casquette dont la visière occulte ses traits. Autour de nous, le silence se déploie.
Solo, élève de « troisième faible » a décidé, aujourd’hui, de ne pas retirer sa casquette. Pourquoi? Allez savoir! Mais alors, que faire? Car il ne peut être question de ne pas « traiter le problème »... Pourquoi, au fait? Pourquoi ne pas laisser aller et le planter là avec sa casquette, faire cours comme prévu et passer, penser à autre chose? Il faudra répondre à cela.
Revenons pour l’instant à la situation telle qu’elle se présente: je suis debout devant sa table. Lui, Solo, est affalé sur sa chaise, tête basse sous la casquette blanche. Que faire?
De quel secours, me dis-je, nous serait en cette circonstance la théorie de « l’autorité du savoir » et, ou celle de « l’autorité de la preuve par soi » (J. Houssaye désigne ainsi, fort opportunément, « les deux critères principaux sur lesquels repose l’autorité dans le système scolaire français ». Questions pédagogiques, P. 62, Hachette éducation, 1999) sachant que cette situation ne relève pas de l’exceptionnel mais bien plutôt de l’ordinaire que nous avons nous, « praticiens », à régir pour ainsi dire quotidiennement? Il y a fort à craindre qu’en ces temps « d’hystérie collective sur le thème de la sécurité » (Eric Debarbieux, directeur de l’Observatoire européen de la violence scolaire, Le monde du 21 mars 2002), ne nous soient alors proposée quelque mesure d’exclusion et, sans doute aussi, de réclusion tant l’autorité du savoir s’affaisse ici à l’instant même de son exhibition. Quant à celle de la « preuve par soi », voyons:
- Retire immédiatement cette casquette je ne le répéterai pas !
Echec, bien sûr, puisque Solo a choisi de créer une situation dans laquelle il sera justement dans le cas de ne pas obtempérer. Il ne bronche ni ne bouge.
- Donne-moi ton carnet de correspondance!
La suite, bientôt, peut-être...

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