dimanche 18 mai 2008

Billets

Ils franchirent la frontière le douze février. Quelques mois plus tôt, la nouvelle les avait surpris, un après-midi, sur la parcelle de Gotor, une terre de vergers cernée de collines pelées, une oasis perfusée par l’acéquia, le fossé qui va, à bonne distance, quérir l’eau de l’Ebre.
Ils n’avaient eu que le temps de courir au village, de rassembler quelques effets et de fermer la porte. Les fascistes arrivaient à marches forcées, Escatron serait pris avant la nuit. Ils se jetèrent sur la route. Les des deux soeurs dont l’aînée, Maria, n’avait plus, depuis peu, le moindre doute sur la réalité de sa nouvelle grossesse, portaient les valises. Leur père, non seulement alerte mais encore vigoureux, avait jeté sur son dos un baluchon fait d’une couverture nouée. Il tenait fermement la main de l’enfant, âgé de huit ans, à peine, qui portait en bandoulière une musette de toile dans laquelle il avait rangé quelques objets d’importance. Le vieil homme brandissait, en outre, non une canne, dont il n’avait que faire, mais le fort bâton de pèlerin en bois d’olivier sans lequel il ne sortait jamais, comme il ne sortait point sans sa navaja glissée dans les plis de la « faja », sa ceinture de flanelle.
Ruperto avait épousé la cadette, Concha, quelques semaines plus tôt, devant le maire de Caspe qui arborait, non l’écharpe républicaine, mais le brassard rouge et noir du Syndicat, Ruperto, donc, qui, délégué de centurie dans la colonne Durruti, s’était vu galonné Capitaine de la 26° division par la militarisation des milices avait organisé leur accueil à Montblanc, un village haut perché de Catalogne.
Ils vécurent l’automne au sein d’une foule de réfugiés agitée d’une sorte de frénésie où l’angoisse née de la défaite et du renoncement aux illusions le disputait au soulagement et à une excitation qui allait croissant à l’idée, portée par mille commentaires, d’une nouvelle vie qui commencerait au-delà des montagnes et jetterait dans l’oubli le désastre qui s’achevait.
Ils franchirent la frontière au coeur de la débandade après des journées de marche chaotiques. L’enfant chemine, en silence maintenant, résigné à la vanité de toute plainte, ne se déprenant pas un instant de la main rugueuse du vieil homme qui, lui, besace au dos ne cesse, au contraire, de lancer ses anathèmes contre la terre entière, Dieu et le ciel infini.
Les deux soeurs posent à terre leur valise, pour, d’un geste futile, resserrer le foulard autour de la tête ou ajuster le manteau trop léger et repartent les traits et le regard durcis par la volonté, non de fuir, mais de trouver un lieu où parvenir. Ils scrutent la vallée depuis cette hauteur où une femme seule les rejoint et demeure là, sans mot dire, parce qu’elle ne peut pas demeurer seule, en plus.
Puis, ils s’engagent dans la descente, s’agrippant et s’affermissant les uns les autres, par un chemin glacé, franchissent un étroit ruisseau accroupis sur deux troncs d’arbre grossièrement équarri, poussant devant eux les valises, les doigts crispés sur l’écorce raide, marchent encore alors que la nuit précoce tombe déjà et s’engagent dans une étendue immaculée quadrillée d’enclos inutiles. Ils ont aperçu, au loin, la cabane vers laquelle ils se dirigent et pénètrent enfin.
Quelques outils sont écartés et des sacs de toile grossière découverts dans un coin sont disposés sur le sol alors que le vieil homme prend le risque d’un feu que le gamin alimente de manches de pioche brisés et d’éclats de planches vermoulues. Il s’assoient enfin autour de la flamme. Maria enlace son ventre proéminent et geint faiblement prenant ainsi chacun à témoin de son infortune. La femme seule, les bras croisés sur la poitrine, baisse la tête alors que Concha répartit les dernières victuailles qui portent encore les saveurs d’une terre à jamais effacée. Ils ne le savent pas.
Ils se recroquevillent enfin, pelotonnés, échangeant leur chaleur, éprouvant soudain un pointe d’effroi à l’évocation intempestive de la nuit au-delà de ces planches, a ce monde dissout dans les ténèbres, dont ils ne savent rien et dont les bruissements assourdis par l’épaisseur froide de l’hiver les tiennent un instant encore aux aguets. Ils sombrent enfin.

Plus que le froid, sans doute, l’angoisse un instant vaincue par le sommeil, décile leurs yeux qui peinent à reconnaître la texture de cette toile qui râpe la joue et la tôle ondulée grisâtre piquée de rouille au-dessus de leur tête alors qu’une lueur blanchâtre filtre par maints interstices glacés. Suspendus dans l’immensité de ce silence exigu et l’étrangeté de cet abri, ils appréhendent, avant de s’y aventurer, le monde alentour. Ils s’étonnent alors de la proximité de ces maisons assoupies, emmitouflées sous un épais édredon blanc, qui annoncent la ville proche vers laquelle ils se dirigent.
La foule des réfugiés, maîtrisée aux abords de la cité par des gendarmes imposants dans leurs uniformes raides, les happe et les réconforte après cette nuit d’abandon. Ils pénètrent enfin dans une gare où de longs trains s’emplissent puis s’ébranlent vers ils ne savent où, s’éloignent en tout cas de la tourmente.
Ils ont le temps, néanmoins, agrippés les uns aux autres pour ne pas aller aux remous et s’y perdre, d’assister, stupéfaits mais déjà presque indifférents aux drames qui se côtoient et s’ignorent d’enfants égarés sanglotant, de vieillards hagards, titubant, s’affaissant soudain, de femmes endolories accouchant là, de malades agonisant incapables d’un geste de plus et de frayeurs irrépressibles de ces femmes refusant de monter, redoutant que ce train, comme le dit la rumeur, ne les livre aux mains des vainqueurs et, la matinée avançant ainsi, la confusion sans cesse nourrie de cris, d’appels, de pleurs, de hurlements et de malédictions au ciel, transpercée des sifflets de gendarmes exaspérés, impuissants à circonscrire un tel déferlement de malheur. Ils montent enfin dans le train et parviennent à s’affaisser dans un compartiment qui s’emplit aussitôt des gémissements de Maria embrassée à son ventre.
Concha, une fois encore vérifie la fermeture de son sac alors que le train s’ébranle et que le silence, soudain, dévore les derniers gémissement quand les regards se touèrent vers les fenêtres pour constater que l’on s’éloigne, en effet, des montagnes. Un chant s’élève, repris de compartiment en compartiment, des poings se dressent dérisoires et sarcastiques alors que fusent les premiers rires.

Concha lit à voix haute, prononçant chaque lettre comme on le fait en castillan: Gourdon. Les gendarmes les pressent de descendre, allez, allez, et ils le font, ils se pressent autant qu’ils peuvent comme pour ne pas déranger davantage, sans prendre le temps d’un signe à ceux qui, demeurés dans le train, se penchent aux fenêtres et les suivent d’un regard éteint.
Ils ahanent dans une rue montante qui semble se relever encore à mesure qu’ils progressent, allez, allez, longent sans la remarquer une robuste et sombre église, parviennent enfin dans le vaste sous-sol de l’hôpital où un poêle ronflant et quelques bottes de paille les réjouissent aussitôt.
On leur permet de sortir un instant et Concha le bras serré sur son sac s’aventure dans le bourg en compagnie de quelques femmes délurées. Le silence, la démarche compassée des passants, la propreté des rues, les maisons aux toitures parfaites, aux façades crépies de gris et de blanc, quelques boutiques et magasins qui regorgent comme elles ne se souviennent pas, après ces trois ans de guerre et la moitié d’une vie dans un Escatron quelconque d’Aragon, de Castille ou d’Andalousie, l’avoir jamais vu. Le calme surtout les intrigue, les impressionne, et la paix de ces rues nettes, les femmes chuchotant sur le pas des portes, les suivant du regard, évitant, cependant, gênées, de les examiner trop ostensiblement alors que la fin de l’après-midi se parfume de feux de bois et de soupes mijotant. Puis, les volets commencent à se rabattre sur de chaudes lumières et des murmures incompréhensibles alors qu’elles reviennent, silencieuses elles aussi, vers leur refuge.
De sorte que l’animation du lieu leur parait d’abord incongrue, malvenue dans un monde dont elles viennent de constater le rigoureux ordonnancement. Concha en éprouve une brève gène peut-être même un peu de honte qui ne résiste guère pourtant à l’humeur ambiante.
Des retrouvailles y sont célébrées, des regroupements s'opèrent autour de noms de villages, de villes ou de régions lancés à la cantonade. Des exclamations aiguës ponctuent les rencontres inopinées et bienfaisantes. La distribution de victuailles par des religieuses empressés suscitent des quolibets et des commentaires que les plus prudents désapprouvent par des chuintements discrets et des mimiques effarés. Et, elles, s’activent de plus belle à tenter d’instaurer l’ordre qu’elles avaient imaginé, qui seul leur paraissait convenable et qui se trouve perverti par une foule qu’elles avaient imaginée vaincue par le malheur, obéissante, soumise et qui se révèle incompréhensiblement insouciante.
Puis les préparatifs du coucher s’accompagnent de conversations étouffées, ponctuées parfois d’un éclat de voix immédiatement réprimés. Des chants murmurés alanguissent des gestes ordinaires, border une couche, peigner longuement une chevelure déployée, qui ne s’accomplissent jamais sans qu’un murmure ne flotte sur les lèvres.

Au matin, ils sont les premiers, Concha et le vieil homme, devant le guichet. Elle a poussé d’un geste contenu la liasse que l’employée saisit avec un soupir de résignation. Elle fait voler les billets entre ses doigts comme elle battrait un jeu de cartes sous leur regard captivé. Un homme, alors, élégant et austère se penche vers cette femme dont ils voient les doigts s’immobiliser soudain et hocher la tête alors que l’élégant, déjà, leur tourne le dos. Elle lève vers eux un regard navré avant de repousser la liasse un instant délaissée, secouant la tête et prononçant des mots qu’ils ne comprennent pas, que Concha ne veut pas comprendre jusqu’à ce que le vieil homme l’écarte et se saisisse des billets déchus. No valen nada, ils ne valent rien. Rien, en effet. Depuis l’instant où l’homme austère s’est penché l’oreille de cette femme, l’argent de l’Espagne républicaine n’existe plus. Ils sont irrémédiablement vaincus.

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