lundi 21 avril 2008

CHEVEAUX

Voici encore une nouvelle qui tombe, ici, comme un copeaux...



Ils ont passé la tête au fenestrou: l’écurie borde la vicinale qui tranche dans la peupleraie pour accompagner la rivière dont le flot, sur la rive opposée, creuse obstinément la falaise qu’une forêt de chênes-verts coiffe.
Peut-être, songe Antoine, sont-ils là de toute éternité. Nul ne peut assurer qu’ils n’ont rien de plus pressé, ces deux chevaux, que de passer, tous les matins, la tête au fenestrou, nul ne peut l’assurer pour la seule la raison qu’on les retrouve ainsi, jour après jour, immuables.
On imagine: ils quittent le fenestrou à la nuit tombée pour y revenir aux premières lueurs, on l’imagine sans vraiment y penser, sans penser que l’on ne sait rien de ce qui est, ou n’est pas, dès qu’on a le dos tourné, en évitant d’y penser plutôt, comme l’on chemine sur un sentier escarpé, en évitant le coup d’oeil à l’abîme.
Ils regardent le monde de côté: la pluie de printemps qui tombe drue. Les naseaux en frémissent, les oreilles pivotent, subrepticement sollicitées. Il ne voient pas la pluie cependant, regardant ainsi, selon un angle obtus excessivement ouvert, ils l’écoutent, et la hument. De cela nous avons quelque indice qui nous en assurent: la quiétude du regard, comme planté sur un monde figé et ces frémissements qui révèlent leur perception de la mélodie et des fragrances de la pluie printanière.
Ils sont là comme tous les matins à cette heure-là, approximativement, malgré la pluie, songe encore Antoine, quoique ce « malgré » avancé distraitement se révèle aussitôt pour ce qu’il est, une absurdité, tant il y a avantage à être là les jours de pluie, sinon, comment jouir de la pluie?
Bref, l’un est noir et porte au front une étoile blanche, en forme de losange. Sa crinière dont les touffes retombent de part et d’autre de l’astre, le frôlant, tire sur le roux. L’autre, celui de droite (pour qui, passant par là, se poste face à eux) est roux. Bai ou alezan?, en tout cas, plutôt roux et dépourvu d’étoile: un nuage très blanc qui prend naissance au plus haut du front cascade cependant jusqu’aux naseaux, s’affinant pour ourler les yeux, puis s’étalant comme le fait un fleuve parvenu au terme de son périple avant de s’affaisser dans l’océan: ainsi s’affaisse la liste sur le chanfrein, le nuage blanc du cheval bai: inondant les naseaux.
Ordinairement, Antoine suspend ici sa promenade matinale, pour faire face, les mains croisées au bas d’un dos qui se voûte chaque jour perceptiblement. La troisième lucarne est close. Il ne l’a jamais vue autrement. L’éventualité demeure cependant, présente en chaque instant, qu’elle ne s’ouvre et y paraisse un aubère, sinon un blanc, affublé, prenons le cas, d’une étoile noire et d’une crinière argentée.
Elle demeure close, cependant, participant ainsi au judicieux agencement du monde, à un ordre pour ainsi dire bienvenu en cela qu’il offre à l’observateur le privilège d’embrasser d’un seul regard les deux chevaux sans nécessité de recul (comme il en irait dans le cas où la troisième lucarne serait ouverte et garnie) de sorte qu’il peut, Antoine, contempler ces animaux à loisir et au détail près. Le désordre serait, soit dit en passant, de se trouver dans la nécessité d’approcher l’objet observé pour en saisir le détail se privant ainsi, conséquemment, d’une vue d’ensemble ou, à l’inverse, d’être contraint de s’en éloigner pour le saisir totalement mais au prix du détail sacrifié.
Est-ce la raison pour laquelle le troisième fenestrou demeure obstinément et éternellement clos? Sans doute. Les choses ne sont-elles pas bien ainsi?
Le noir, donc, ou plutôt sa tête, car c’est là ce que nous voyons, que voit Antoine, et nous ne savons rien du corps, de ce corps-là, nous le supposons: une position parfaite sur quatre longues, robustes et fines jambes dont l’une ou l’autre au repos, suspendue, indolente, étanche la fatigue du corps, le cheval noir, donc, dont nous ne sommes assurés que de la tête et de rien d’autre, porte le nom de Negro, de part Antoine qui, lui-même, en réalité se nomme Antonio, don Antonio, Monsieur Antoine.
L’autre se nomme Rojo et non Pelirojo, Castano ou Relampago car, à la vérité, il convient que ce cheval se nomme Rojo puisque l’autre se nomme Negro. Sans doute, mais alors, se dit-on, se dit Antoine, comment donc se nommerait l’aubère à étoile noire qui apparaîtrait au troisième fenestrou si, d’aventure, il s’ouvrait, mais qui, pour l’instant, demeure clos? Car comment douter de lui? Comment douter que son évocation réitérée soit autre chose que l’insistance singulière de ce cheval, pour que s’ouvre le fenestrou clos afin qu’il y passe la tête et jouisse de la pluie du printemps, s'enivre de ses senteurs, dresse ses oreilles frémissant autant que ses naseaux vers les peupliers eux aussi frémissant de toutes leurs feuilles puériles? Comment en douter? Son nom, en ces circonstances, le nom de cet aubère occulté sans le moindre doute par le volet clos du troisième fenestrou, comment pourrait-il ne pas être Amanecer? Aurore, Jour qui vient ou Première lueur de l’aube?
La lucarne demeure close cependant. Rojo y Negro poursuivent leur tête à tête juxtaposées, de sorte qu’ils ne sont plus, dans le regard de don Antonio, que Rojinegro, ce qui répond une fois pour toutes, soit dit en passant, à l’irritante question de la nécessité que celui-ci se nomme Rojo si celui-là se nomme Negro, question, on s’en souvient, que l’intervention inattendue de l’aubère Amanecer avait un instant suspendue.
Ne semble-t-il pas en outre que l’on saisisse mieux maintenant la raison (ou la cause?) pour laquelle deux fenestrous sur trois, ce matin, comme tous les matins, sont ouverts plutôt que fermés? Sans doute. Antoine, quoi qu’il en soit, s’est planté là, soudainement, face aux chevaux, quand il ne faisait, jusqu’ici, que leur jeter un coup d’oeil et les nommer, les saluer, il ne sait trop pourquoi.
Car ce ne peut être, à lui seul, le souvenir du cheval pie, de sa tête posée sur la neige de Somosierra en cet épouvantable premier hiver de la Guerre, quoique, indéniablement, cet événement fit de lui ce qu’il est, debout sous cette pluie, face à ces chevaux, et hors cela, qui sait ?
Le cheval pie s’était affaissé, non point écroulé d’un seul bloc mais affaissé, comme à regret, comme se retenant par égard au cavalier, attendant qu’il se soit dégagé des étriers, s’en assurant d’un long regard oblique, avant de laisser aller son corps brisé par la mitraille et de poser avec une élégante délicatesse sa tête sur la neige.
Quand il s’était accroupi, lui, don Antonio, il avait, le cheval pie, tenté de soulever à nouveau la tête, pour le contempler, lui, de tous ses yeux, pour un dernier regard serein, confiant, inondé d’amour. En cette circonstance, il apprit, don Antonio, que le dernier souffle n’est pas un vain mot mais la désignation précise d’une matière dense soumise au mouvement d’une bien réelle car audible expulsion, la désignation d’une absolue libération, d’on ne sait quoi, cependant, impalpable, fugace, mais dense.
Il apprit cela du cheval pie à l’instant où, l’encolure dressée pour mieux lui dire, une dernière fois, sa confiance et son amour, il lui rendit, à lui, à qui d’autre sinon?, son dernier soupir, avant que la tête qu’il avait retenue et accompagnée de sa main n’aille reposer sur la neige.
Cette nuit-là, le companero Antonio quitta le front.

C’est depuis lors qu’il va les mains croisées derrière un dos qui se voûte chaque jour un peu plus, le regard bas, comme scrutant le sol ou, parfois, le nez au vent comme interrogeant les nuages. IL répond rarement au saluts qui lui sont adressés
Il ne peut donc envisager que le seul souvenir du cheval pie l’aie contraint à se planter face aux chevaux qui, soudain, se tournent l’un vers l’autre comme lassés de regarder tomber la pluie dont pourtant il est de plus en plus assuré qu’ils ne la voient pas. Il observe un instant encore, attentivement, les chevaux qui se regardent, puis, sans crier gare, leur tourne le dos: au-delà de la pluie s’élancent les peupliers déjà verts et frémissants qui mêlent leur souffle aux exhalaisons de la Dordogne. Ils embaument sous la pluie de printemps qui s’en parfume.
Des parcelles bleues s’étirent dans le ciel, au-dessus de la rivière, lumineuses trouées vers lesquelles s’élèvent, véhémentes, les senteurs humides et la rumeur inouïe qui interloque Antoine, non pour la première fois, mais mieux, en cet instant que jamais, mieux en vérité chaque fois car il faut sans doute une vie d’attention obstinée pour saisir l’inouï et l’entendre.
IL ne s’y laisse pas prendre, pourtant, ne se laisse pas prendre au chant fluet qui s’élève des flaques malmenées ni aux syncopes percutées sur la toiture de tôles ondulées, ni à la mélopée qui sourd des peupliers. Il ne s’y laisse pas prendre car ce qu’il saisit ce matin-là et le laisse pantois, c’est plus que cela: une clameur imperceptible qui, portée par les souffles parfumés, enlace l’aurore, l’enlace, lui, dans cette aurore avec tant de véhémence que ni ses yeux ni son esprit suffisent à contempler ce qui est à contempler.
Il s’efforce à demeurer ainsi, au coeur d’il ne sait quoi, éprouvant cet épanouissement serein de toute chose, et plus que cela encore, au point qu’il en frisonne et serre son écharpe autour du cou: il sait que tout est là, il sait qu’il a déserté, à la mort du cheval pie, non d’un camp mais de ce monde-là, parce que cette mort était une incompatibilité comme l’était cette guerre et tous ses morts.
Mais il sait aussi, en cet instant, à l'instant de cet enlacement que le cheval pie est là, enlacé, mais aussi l’aubère qui un jour passera sa tête au fenestrou, inéluctablement, que tous sont là, l’évidence est telle!, et ne cesseront de l’être dans la pluie de tous les printemps, les flaques miroitantes et les tôles ondulées au-dessus des fenestrous.
Tous, murmure-t-il, alors que la rumeur s’apaise et que la pluie d’avril continue de tomber drue, alors que dans son dos s’ébrouent les chevaux et qu’il reprend sa marche au bord de l’eau, à l’encontre du flot, face au soleil qui perce les nuages au bout de la rivière, derrière les coteaux.

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