Un tout petit copeau, folâtre...
Eté
( troisième du nouveau siècle)
Ce matin de canicule annoncée quelques nuages rosissent au levant, une bande de rouges-gorges folâtre au fond du jardin sur le rectangle herbeux qui précède trois plates-bandes étagées en ébauches de restanques sur la plus haute desquelles se dressent douze pieds de tomates arrimés à leurs tuteurs cagneux alors que sur celle du milieu s'affaissent s'étalent et serpentent les plants de melons et de concombres et que sur la plus basse quelques touffes de radis bordent trois rangs de salades. Les rouges-gorges n'en ont cure.
dimanche 25 mai 2008
dimanche 18 mai 2008
Billets
Ils franchirent la frontière le douze février. Quelques mois plus tôt, la nouvelle les avait surpris, un après-midi, sur la parcelle de Gotor, une terre de vergers cernée de collines pelées, une oasis perfusée par l’acéquia, le fossé qui va, à bonne distance, quérir l’eau de l’Ebre.
Ils n’avaient eu que le temps de courir au village, de rassembler quelques effets et de fermer la porte. Les fascistes arrivaient à marches forcées, Escatron serait pris avant la nuit. Ils se jetèrent sur la route. Les des deux soeurs dont l’aînée, Maria, n’avait plus, depuis peu, le moindre doute sur la réalité de sa nouvelle grossesse, portaient les valises. Leur père, non seulement alerte mais encore vigoureux, avait jeté sur son dos un baluchon fait d’une couverture nouée. Il tenait fermement la main de l’enfant, âgé de huit ans, à peine, qui portait en bandoulière une musette de toile dans laquelle il avait rangé quelques objets d’importance. Le vieil homme brandissait, en outre, non une canne, dont il n’avait que faire, mais le fort bâton de pèlerin en bois d’olivier sans lequel il ne sortait jamais, comme il ne sortait point sans sa navaja glissée dans les plis de la « faja », sa ceinture de flanelle.
Ruperto avait épousé la cadette, Concha, quelques semaines plus tôt, devant le maire de Caspe qui arborait, non l’écharpe républicaine, mais le brassard rouge et noir du Syndicat, Ruperto, donc, qui, délégué de centurie dans la colonne Durruti, s’était vu galonné Capitaine de la 26° division par la militarisation des milices avait organisé leur accueil à Montblanc, un village haut perché de Catalogne.
Ils vécurent l’automne au sein d’une foule de réfugiés agitée d’une sorte de frénésie où l’angoisse née de la défaite et du renoncement aux illusions le disputait au soulagement et à une excitation qui allait croissant à l’idée, portée par mille commentaires, d’une nouvelle vie qui commencerait au-delà des montagnes et jetterait dans l’oubli le désastre qui s’achevait.
Ils franchirent la frontière au coeur de la débandade après des journées de marche chaotiques. L’enfant chemine, en silence maintenant, résigné à la vanité de toute plainte, ne se déprenant pas un instant de la main rugueuse du vieil homme qui, lui, besace au dos ne cesse, au contraire, de lancer ses anathèmes contre la terre entière, Dieu et le ciel infini.
Les deux soeurs posent à terre leur valise, pour, d’un geste futile, resserrer le foulard autour de la tête ou ajuster le manteau trop léger et repartent les traits et le regard durcis par la volonté, non de fuir, mais de trouver un lieu où parvenir. Ils scrutent la vallée depuis cette hauteur où une femme seule les rejoint et demeure là, sans mot dire, parce qu’elle ne peut pas demeurer seule, en plus.
Puis, ils s’engagent dans la descente, s’agrippant et s’affermissant les uns les autres, par un chemin glacé, franchissent un étroit ruisseau accroupis sur deux troncs d’arbre grossièrement équarri, poussant devant eux les valises, les doigts crispés sur l’écorce raide, marchent encore alors que la nuit précoce tombe déjà et s’engagent dans une étendue immaculée quadrillée d’enclos inutiles. Ils ont aperçu, au loin, la cabane vers laquelle ils se dirigent et pénètrent enfin.
Quelques outils sont écartés et des sacs de toile grossière découverts dans un coin sont disposés sur le sol alors que le vieil homme prend le risque d’un feu que le gamin alimente de manches de pioche brisés et d’éclats de planches vermoulues. Il s’assoient enfin autour de la flamme. Maria enlace son ventre proéminent et geint faiblement prenant ainsi chacun à témoin de son infortune. La femme seule, les bras croisés sur la poitrine, baisse la tête alors que Concha répartit les dernières victuailles qui portent encore les saveurs d’une terre à jamais effacée. Ils ne le savent pas.
Ils se recroquevillent enfin, pelotonnés, échangeant leur chaleur, éprouvant soudain un pointe d’effroi à l’évocation intempestive de la nuit au-delà de ces planches, a ce monde dissout dans les ténèbres, dont ils ne savent rien et dont les bruissements assourdis par l’épaisseur froide de l’hiver les tiennent un instant encore aux aguets. Ils sombrent enfin.
Plus que le froid, sans doute, l’angoisse un instant vaincue par le sommeil, décile leurs yeux qui peinent à reconnaître la texture de cette toile qui râpe la joue et la tôle ondulée grisâtre piquée de rouille au-dessus de leur tête alors qu’une lueur blanchâtre filtre par maints interstices glacés. Suspendus dans l’immensité de ce silence exigu et l’étrangeté de cet abri, ils appréhendent, avant de s’y aventurer, le monde alentour. Ils s’étonnent alors de la proximité de ces maisons assoupies, emmitouflées sous un épais édredon blanc, qui annoncent la ville proche vers laquelle ils se dirigent.
La foule des réfugiés, maîtrisée aux abords de la cité par des gendarmes imposants dans leurs uniformes raides, les happe et les réconforte après cette nuit d’abandon. Ils pénètrent enfin dans une gare où de longs trains s’emplissent puis s’ébranlent vers ils ne savent où, s’éloignent en tout cas de la tourmente.
Ils ont le temps, néanmoins, agrippés les uns aux autres pour ne pas aller aux remous et s’y perdre, d’assister, stupéfaits mais déjà presque indifférents aux drames qui se côtoient et s’ignorent d’enfants égarés sanglotant, de vieillards hagards, titubant, s’affaissant soudain, de femmes endolories accouchant là, de malades agonisant incapables d’un geste de plus et de frayeurs irrépressibles de ces femmes refusant de monter, redoutant que ce train, comme le dit la rumeur, ne les livre aux mains des vainqueurs et, la matinée avançant ainsi, la confusion sans cesse nourrie de cris, d’appels, de pleurs, de hurlements et de malédictions au ciel, transpercée des sifflets de gendarmes exaspérés, impuissants à circonscrire un tel déferlement de malheur. Ils montent enfin dans le train et parviennent à s’affaisser dans un compartiment qui s’emplit aussitôt des gémissements de Maria embrassée à son ventre.
Concha, une fois encore vérifie la fermeture de son sac alors que le train s’ébranle et que le silence, soudain, dévore les derniers gémissement quand les regards se touèrent vers les fenêtres pour constater que l’on s’éloigne, en effet, des montagnes. Un chant s’élève, repris de compartiment en compartiment, des poings se dressent dérisoires et sarcastiques alors que fusent les premiers rires.
Concha lit à voix haute, prononçant chaque lettre comme on le fait en castillan: Gourdon. Les gendarmes les pressent de descendre, allez, allez, et ils le font, ils se pressent autant qu’ils peuvent comme pour ne pas déranger davantage, sans prendre le temps d’un signe à ceux qui, demeurés dans le train, se penchent aux fenêtres et les suivent d’un regard éteint.
Ils ahanent dans une rue montante qui semble se relever encore à mesure qu’ils progressent, allez, allez, longent sans la remarquer une robuste et sombre église, parviennent enfin dans le vaste sous-sol de l’hôpital où un poêle ronflant et quelques bottes de paille les réjouissent aussitôt.
On leur permet de sortir un instant et Concha le bras serré sur son sac s’aventure dans le bourg en compagnie de quelques femmes délurées. Le silence, la démarche compassée des passants, la propreté des rues, les maisons aux toitures parfaites, aux façades crépies de gris et de blanc, quelques boutiques et magasins qui regorgent comme elles ne se souviennent pas, après ces trois ans de guerre et la moitié d’une vie dans un Escatron quelconque d’Aragon, de Castille ou d’Andalousie, l’avoir jamais vu. Le calme surtout les intrigue, les impressionne, et la paix de ces rues nettes, les femmes chuchotant sur le pas des portes, les suivant du regard, évitant, cependant, gênées, de les examiner trop ostensiblement alors que la fin de l’après-midi se parfume de feux de bois et de soupes mijotant. Puis, les volets commencent à se rabattre sur de chaudes lumières et des murmures incompréhensibles alors qu’elles reviennent, silencieuses elles aussi, vers leur refuge.
De sorte que l’animation du lieu leur parait d’abord incongrue, malvenue dans un monde dont elles viennent de constater le rigoureux ordonnancement. Concha en éprouve une brève gène peut-être même un peu de honte qui ne résiste guère pourtant à l’humeur ambiante.
Des retrouvailles y sont célébrées, des regroupements s'opèrent autour de noms de villages, de villes ou de régions lancés à la cantonade. Des exclamations aiguës ponctuent les rencontres inopinées et bienfaisantes. La distribution de victuailles par des religieuses empressés suscitent des quolibets et des commentaires que les plus prudents désapprouvent par des chuintements discrets et des mimiques effarés. Et, elles, s’activent de plus belle à tenter d’instaurer l’ordre qu’elles avaient imaginé, qui seul leur paraissait convenable et qui se trouve perverti par une foule qu’elles avaient imaginée vaincue par le malheur, obéissante, soumise et qui se révèle incompréhensiblement insouciante.
Puis les préparatifs du coucher s’accompagnent de conversations étouffées, ponctuées parfois d’un éclat de voix immédiatement réprimés. Des chants murmurés alanguissent des gestes ordinaires, border une couche, peigner longuement une chevelure déployée, qui ne s’accomplissent jamais sans qu’un murmure ne flotte sur les lèvres.
Au matin, ils sont les premiers, Concha et le vieil homme, devant le guichet. Elle a poussé d’un geste contenu la liasse que l’employée saisit avec un soupir de résignation. Elle fait voler les billets entre ses doigts comme elle battrait un jeu de cartes sous leur regard captivé. Un homme, alors, élégant et austère se penche vers cette femme dont ils voient les doigts s’immobiliser soudain et hocher la tête alors que l’élégant, déjà, leur tourne le dos. Elle lève vers eux un regard navré avant de repousser la liasse un instant délaissée, secouant la tête et prononçant des mots qu’ils ne comprennent pas, que Concha ne veut pas comprendre jusqu’à ce que le vieil homme l’écarte et se saisisse des billets déchus. No valen nada, ils ne valent rien. Rien, en effet. Depuis l’instant où l’homme austère s’est penché l’oreille de cette femme, l’argent de l’Espagne républicaine n’existe plus. Ils sont irrémédiablement vaincus.
Ils n’avaient eu que le temps de courir au village, de rassembler quelques effets et de fermer la porte. Les fascistes arrivaient à marches forcées, Escatron serait pris avant la nuit. Ils se jetèrent sur la route. Les des deux soeurs dont l’aînée, Maria, n’avait plus, depuis peu, le moindre doute sur la réalité de sa nouvelle grossesse, portaient les valises. Leur père, non seulement alerte mais encore vigoureux, avait jeté sur son dos un baluchon fait d’une couverture nouée. Il tenait fermement la main de l’enfant, âgé de huit ans, à peine, qui portait en bandoulière une musette de toile dans laquelle il avait rangé quelques objets d’importance. Le vieil homme brandissait, en outre, non une canne, dont il n’avait que faire, mais le fort bâton de pèlerin en bois d’olivier sans lequel il ne sortait jamais, comme il ne sortait point sans sa navaja glissée dans les plis de la « faja », sa ceinture de flanelle.
Ruperto avait épousé la cadette, Concha, quelques semaines plus tôt, devant le maire de Caspe qui arborait, non l’écharpe républicaine, mais le brassard rouge et noir du Syndicat, Ruperto, donc, qui, délégué de centurie dans la colonne Durruti, s’était vu galonné Capitaine de la 26° division par la militarisation des milices avait organisé leur accueil à Montblanc, un village haut perché de Catalogne.
Ils vécurent l’automne au sein d’une foule de réfugiés agitée d’une sorte de frénésie où l’angoisse née de la défaite et du renoncement aux illusions le disputait au soulagement et à une excitation qui allait croissant à l’idée, portée par mille commentaires, d’une nouvelle vie qui commencerait au-delà des montagnes et jetterait dans l’oubli le désastre qui s’achevait.
Ils franchirent la frontière au coeur de la débandade après des journées de marche chaotiques. L’enfant chemine, en silence maintenant, résigné à la vanité de toute plainte, ne se déprenant pas un instant de la main rugueuse du vieil homme qui, lui, besace au dos ne cesse, au contraire, de lancer ses anathèmes contre la terre entière, Dieu et le ciel infini.
Les deux soeurs posent à terre leur valise, pour, d’un geste futile, resserrer le foulard autour de la tête ou ajuster le manteau trop léger et repartent les traits et le regard durcis par la volonté, non de fuir, mais de trouver un lieu où parvenir. Ils scrutent la vallée depuis cette hauteur où une femme seule les rejoint et demeure là, sans mot dire, parce qu’elle ne peut pas demeurer seule, en plus.
Puis, ils s’engagent dans la descente, s’agrippant et s’affermissant les uns les autres, par un chemin glacé, franchissent un étroit ruisseau accroupis sur deux troncs d’arbre grossièrement équarri, poussant devant eux les valises, les doigts crispés sur l’écorce raide, marchent encore alors que la nuit précoce tombe déjà et s’engagent dans une étendue immaculée quadrillée d’enclos inutiles. Ils ont aperçu, au loin, la cabane vers laquelle ils se dirigent et pénètrent enfin.
Quelques outils sont écartés et des sacs de toile grossière découverts dans un coin sont disposés sur le sol alors que le vieil homme prend le risque d’un feu que le gamin alimente de manches de pioche brisés et d’éclats de planches vermoulues. Il s’assoient enfin autour de la flamme. Maria enlace son ventre proéminent et geint faiblement prenant ainsi chacun à témoin de son infortune. La femme seule, les bras croisés sur la poitrine, baisse la tête alors que Concha répartit les dernières victuailles qui portent encore les saveurs d’une terre à jamais effacée. Ils ne le savent pas.
Ils se recroquevillent enfin, pelotonnés, échangeant leur chaleur, éprouvant soudain un pointe d’effroi à l’évocation intempestive de la nuit au-delà de ces planches, a ce monde dissout dans les ténèbres, dont ils ne savent rien et dont les bruissements assourdis par l’épaisseur froide de l’hiver les tiennent un instant encore aux aguets. Ils sombrent enfin.
Plus que le froid, sans doute, l’angoisse un instant vaincue par le sommeil, décile leurs yeux qui peinent à reconnaître la texture de cette toile qui râpe la joue et la tôle ondulée grisâtre piquée de rouille au-dessus de leur tête alors qu’une lueur blanchâtre filtre par maints interstices glacés. Suspendus dans l’immensité de ce silence exigu et l’étrangeté de cet abri, ils appréhendent, avant de s’y aventurer, le monde alentour. Ils s’étonnent alors de la proximité de ces maisons assoupies, emmitouflées sous un épais édredon blanc, qui annoncent la ville proche vers laquelle ils se dirigent.
La foule des réfugiés, maîtrisée aux abords de la cité par des gendarmes imposants dans leurs uniformes raides, les happe et les réconforte après cette nuit d’abandon. Ils pénètrent enfin dans une gare où de longs trains s’emplissent puis s’ébranlent vers ils ne savent où, s’éloignent en tout cas de la tourmente.
Ils ont le temps, néanmoins, agrippés les uns aux autres pour ne pas aller aux remous et s’y perdre, d’assister, stupéfaits mais déjà presque indifférents aux drames qui se côtoient et s’ignorent d’enfants égarés sanglotant, de vieillards hagards, titubant, s’affaissant soudain, de femmes endolories accouchant là, de malades agonisant incapables d’un geste de plus et de frayeurs irrépressibles de ces femmes refusant de monter, redoutant que ce train, comme le dit la rumeur, ne les livre aux mains des vainqueurs et, la matinée avançant ainsi, la confusion sans cesse nourrie de cris, d’appels, de pleurs, de hurlements et de malédictions au ciel, transpercée des sifflets de gendarmes exaspérés, impuissants à circonscrire un tel déferlement de malheur. Ils montent enfin dans le train et parviennent à s’affaisser dans un compartiment qui s’emplit aussitôt des gémissements de Maria embrassée à son ventre.
Concha, une fois encore vérifie la fermeture de son sac alors que le train s’ébranle et que le silence, soudain, dévore les derniers gémissement quand les regards se touèrent vers les fenêtres pour constater que l’on s’éloigne, en effet, des montagnes. Un chant s’élève, repris de compartiment en compartiment, des poings se dressent dérisoires et sarcastiques alors que fusent les premiers rires.
Concha lit à voix haute, prononçant chaque lettre comme on le fait en castillan: Gourdon. Les gendarmes les pressent de descendre, allez, allez, et ils le font, ils se pressent autant qu’ils peuvent comme pour ne pas déranger davantage, sans prendre le temps d’un signe à ceux qui, demeurés dans le train, se penchent aux fenêtres et les suivent d’un regard éteint.
Ils ahanent dans une rue montante qui semble se relever encore à mesure qu’ils progressent, allez, allez, longent sans la remarquer une robuste et sombre église, parviennent enfin dans le vaste sous-sol de l’hôpital où un poêle ronflant et quelques bottes de paille les réjouissent aussitôt.
On leur permet de sortir un instant et Concha le bras serré sur son sac s’aventure dans le bourg en compagnie de quelques femmes délurées. Le silence, la démarche compassée des passants, la propreté des rues, les maisons aux toitures parfaites, aux façades crépies de gris et de blanc, quelques boutiques et magasins qui regorgent comme elles ne se souviennent pas, après ces trois ans de guerre et la moitié d’une vie dans un Escatron quelconque d’Aragon, de Castille ou d’Andalousie, l’avoir jamais vu. Le calme surtout les intrigue, les impressionne, et la paix de ces rues nettes, les femmes chuchotant sur le pas des portes, les suivant du regard, évitant, cependant, gênées, de les examiner trop ostensiblement alors que la fin de l’après-midi se parfume de feux de bois et de soupes mijotant. Puis, les volets commencent à se rabattre sur de chaudes lumières et des murmures incompréhensibles alors qu’elles reviennent, silencieuses elles aussi, vers leur refuge.
De sorte que l’animation du lieu leur parait d’abord incongrue, malvenue dans un monde dont elles viennent de constater le rigoureux ordonnancement. Concha en éprouve une brève gène peut-être même un peu de honte qui ne résiste guère pourtant à l’humeur ambiante.
Des retrouvailles y sont célébrées, des regroupements s'opèrent autour de noms de villages, de villes ou de régions lancés à la cantonade. Des exclamations aiguës ponctuent les rencontres inopinées et bienfaisantes. La distribution de victuailles par des religieuses empressés suscitent des quolibets et des commentaires que les plus prudents désapprouvent par des chuintements discrets et des mimiques effarés. Et, elles, s’activent de plus belle à tenter d’instaurer l’ordre qu’elles avaient imaginé, qui seul leur paraissait convenable et qui se trouve perverti par une foule qu’elles avaient imaginée vaincue par le malheur, obéissante, soumise et qui se révèle incompréhensiblement insouciante.
Puis les préparatifs du coucher s’accompagnent de conversations étouffées, ponctuées parfois d’un éclat de voix immédiatement réprimés. Des chants murmurés alanguissent des gestes ordinaires, border une couche, peigner longuement une chevelure déployée, qui ne s’accomplissent jamais sans qu’un murmure ne flotte sur les lèvres.
Au matin, ils sont les premiers, Concha et le vieil homme, devant le guichet. Elle a poussé d’un geste contenu la liasse que l’employée saisit avec un soupir de résignation. Elle fait voler les billets entre ses doigts comme elle battrait un jeu de cartes sous leur regard captivé. Un homme, alors, élégant et austère se penche vers cette femme dont ils voient les doigts s’immobiliser soudain et hocher la tête alors que l’élégant, déjà, leur tourne le dos. Elle lève vers eux un regard navré avant de repousser la liasse un instant délaissée, secouant la tête et prononçant des mots qu’ils ne comprennent pas, que Concha ne veut pas comprendre jusqu’à ce que le vieil homme l’écarte et se saisisse des billets déchus. No valen nada, ils ne valent rien. Rien, en effet. Depuis l’instant où l’homme austère s’est penché l’oreille de cette femme, l’argent de l’Espagne républicaine n’existe plus. Ils sont irrémédiablement vaincus.
lundi 21 avril 2008
CHEVEAUX
Voici encore une nouvelle qui tombe, ici, comme un copeaux...
Ils ont passé la tête au fenestrou: l’écurie borde la vicinale qui tranche dans la peupleraie pour accompagner la rivière dont le flot, sur la rive opposée, creuse obstinément la falaise qu’une forêt de chênes-verts coiffe.
Peut-être, songe Antoine, sont-ils là de toute éternité. Nul ne peut assurer qu’ils n’ont rien de plus pressé, ces deux chevaux, que de passer, tous les matins, la tête au fenestrou, nul ne peut l’assurer pour la seule la raison qu’on les retrouve ainsi, jour après jour, immuables.
On imagine: ils quittent le fenestrou à la nuit tombée pour y revenir aux premières lueurs, on l’imagine sans vraiment y penser, sans penser que l’on ne sait rien de ce qui est, ou n’est pas, dès qu’on a le dos tourné, en évitant d’y penser plutôt, comme l’on chemine sur un sentier escarpé, en évitant le coup d’oeil à l’abîme.
Ils regardent le monde de côté: la pluie de printemps qui tombe drue. Les naseaux en frémissent, les oreilles pivotent, subrepticement sollicitées. Il ne voient pas la pluie cependant, regardant ainsi, selon un angle obtus excessivement ouvert, ils l’écoutent, et la hument. De cela nous avons quelque indice qui nous en assurent: la quiétude du regard, comme planté sur un monde figé et ces frémissements qui révèlent leur perception de la mélodie et des fragrances de la pluie printanière.
Ils sont là comme tous les matins à cette heure-là, approximativement, malgré la pluie, songe encore Antoine, quoique ce « malgré » avancé distraitement se révèle aussitôt pour ce qu’il est, une absurdité, tant il y a avantage à être là les jours de pluie, sinon, comment jouir de la pluie?
Bref, l’un est noir et porte au front une étoile blanche, en forme de losange. Sa crinière dont les touffes retombent de part et d’autre de l’astre, le frôlant, tire sur le roux. L’autre, celui de droite (pour qui, passant par là, se poste face à eux) est roux. Bai ou alezan?, en tout cas, plutôt roux et dépourvu d’étoile: un nuage très blanc qui prend naissance au plus haut du front cascade cependant jusqu’aux naseaux, s’affinant pour ourler les yeux, puis s’étalant comme le fait un fleuve parvenu au terme de son périple avant de s’affaisser dans l’océan: ainsi s’affaisse la liste sur le chanfrein, le nuage blanc du cheval bai: inondant les naseaux.
Ordinairement, Antoine suspend ici sa promenade matinale, pour faire face, les mains croisées au bas d’un dos qui se voûte chaque jour perceptiblement. La troisième lucarne est close. Il ne l’a jamais vue autrement. L’éventualité demeure cependant, présente en chaque instant, qu’elle ne s’ouvre et y paraisse un aubère, sinon un blanc, affublé, prenons le cas, d’une étoile noire et d’une crinière argentée.
Elle demeure close, cependant, participant ainsi au judicieux agencement du monde, à un ordre pour ainsi dire bienvenu en cela qu’il offre à l’observateur le privilège d’embrasser d’un seul regard les deux chevaux sans nécessité de recul (comme il en irait dans le cas où la troisième lucarne serait ouverte et garnie) de sorte qu’il peut, Antoine, contempler ces animaux à loisir et au détail près. Le désordre serait, soit dit en passant, de se trouver dans la nécessité d’approcher l’objet observé pour en saisir le détail se privant ainsi, conséquemment, d’une vue d’ensemble ou, à l’inverse, d’être contraint de s’en éloigner pour le saisir totalement mais au prix du détail sacrifié.
Est-ce la raison pour laquelle le troisième fenestrou demeure obstinément et éternellement clos? Sans doute. Les choses ne sont-elles pas bien ainsi?
Le noir, donc, ou plutôt sa tête, car c’est là ce que nous voyons, que voit Antoine, et nous ne savons rien du corps, de ce corps-là, nous le supposons: une position parfaite sur quatre longues, robustes et fines jambes dont l’une ou l’autre au repos, suspendue, indolente, étanche la fatigue du corps, le cheval noir, donc, dont nous ne sommes assurés que de la tête et de rien d’autre, porte le nom de Negro, de part Antoine qui, lui-même, en réalité se nomme Antonio, don Antonio, Monsieur Antoine.
L’autre se nomme Rojo et non Pelirojo, Castano ou Relampago car, à la vérité, il convient que ce cheval se nomme Rojo puisque l’autre se nomme Negro. Sans doute, mais alors, se dit-on, se dit Antoine, comment donc se nommerait l’aubère à étoile noire qui apparaîtrait au troisième fenestrou si, d’aventure, il s’ouvrait, mais qui, pour l’instant, demeure clos? Car comment douter de lui? Comment douter que son évocation réitérée soit autre chose que l’insistance singulière de ce cheval, pour que s’ouvre le fenestrou clos afin qu’il y passe la tête et jouisse de la pluie du printemps, s'enivre de ses senteurs, dresse ses oreilles frémissant autant que ses naseaux vers les peupliers eux aussi frémissant de toutes leurs feuilles puériles? Comment en douter? Son nom, en ces circonstances, le nom de cet aubère occulté sans le moindre doute par le volet clos du troisième fenestrou, comment pourrait-il ne pas être Amanecer? Aurore, Jour qui vient ou Première lueur de l’aube?
La lucarne demeure close cependant. Rojo y Negro poursuivent leur tête à tête juxtaposées, de sorte qu’ils ne sont plus, dans le regard de don Antonio, que Rojinegro, ce qui répond une fois pour toutes, soit dit en passant, à l’irritante question de la nécessité que celui-ci se nomme Rojo si celui-là se nomme Negro, question, on s’en souvient, que l’intervention inattendue de l’aubère Amanecer avait un instant suspendue.
Ne semble-t-il pas en outre que l’on saisisse mieux maintenant la raison (ou la cause?) pour laquelle deux fenestrous sur trois, ce matin, comme tous les matins, sont ouverts plutôt que fermés? Sans doute. Antoine, quoi qu’il en soit, s’est planté là, soudainement, face aux chevaux, quand il ne faisait, jusqu’ici, que leur jeter un coup d’oeil et les nommer, les saluer, il ne sait trop pourquoi.
Car ce ne peut être, à lui seul, le souvenir du cheval pie, de sa tête posée sur la neige de Somosierra en cet épouvantable premier hiver de la Guerre, quoique, indéniablement, cet événement fit de lui ce qu’il est, debout sous cette pluie, face à ces chevaux, et hors cela, qui sait ?
Le cheval pie s’était affaissé, non point écroulé d’un seul bloc mais affaissé, comme à regret, comme se retenant par égard au cavalier, attendant qu’il se soit dégagé des étriers, s’en assurant d’un long regard oblique, avant de laisser aller son corps brisé par la mitraille et de poser avec une élégante délicatesse sa tête sur la neige.
Quand il s’était accroupi, lui, don Antonio, il avait, le cheval pie, tenté de soulever à nouveau la tête, pour le contempler, lui, de tous ses yeux, pour un dernier regard serein, confiant, inondé d’amour. En cette circonstance, il apprit, don Antonio, que le dernier souffle n’est pas un vain mot mais la désignation précise d’une matière dense soumise au mouvement d’une bien réelle car audible expulsion, la désignation d’une absolue libération, d’on ne sait quoi, cependant, impalpable, fugace, mais dense.
Il apprit cela du cheval pie à l’instant où, l’encolure dressée pour mieux lui dire, une dernière fois, sa confiance et son amour, il lui rendit, à lui, à qui d’autre sinon?, son dernier soupir, avant que la tête qu’il avait retenue et accompagnée de sa main n’aille reposer sur la neige.
Cette nuit-là, le companero Antonio quitta le front.
C’est depuis lors qu’il va les mains croisées derrière un dos qui se voûte chaque jour un peu plus, le regard bas, comme scrutant le sol ou, parfois, le nez au vent comme interrogeant les nuages. IL répond rarement au saluts qui lui sont adressés
Il ne peut donc envisager que le seul souvenir du cheval pie l’aie contraint à se planter face aux chevaux qui, soudain, se tournent l’un vers l’autre comme lassés de regarder tomber la pluie dont pourtant il est de plus en plus assuré qu’ils ne la voient pas. Il observe un instant encore, attentivement, les chevaux qui se regardent, puis, sans crier gare, leur tourne le dos: au-delà de la pluie s’élancent les peupliers déjà verts et frémissants qui mêlent leur souffle aux exhalaisons de la Dordogne. Ils embaument sous la pluie de printemps qui s’en parfume.
Des parcelles bleues s’étirent dans le ciel, au-dessus de la rivière, lumineuses trouées vers lesquelles s’élèvent, véhémentes, les senteurs humides et la rumeur inouïe qui interloque Antoine, non pour la première fois, mais mieux, en cet instant que jamais, mieux en vérité chaque fois car il faut sans doute une vie d’attention obstinée pour saisir l’inouï et l’entendre.
IL ne s’y laisse pas prendre, pourtant, ne se laisse pas prendre au chant fluet qui s’élève des flaques malmenées ni aux syncopes percutées sur la toiture de tôles ondulées, ni à la mélopée qui sourd des peupliers. Il ne s’y laisse pas prendre car ce qu’il saisit ce matin-là et le laisse pantois, c’est plus que cela: une clameur imperceptible qui, portée par les souffles parfumés, enlace l’aurore, l’enlace, lui, dans cette aurore avec tant de véhémence que ni ses yeux ni son esprit suffisent à contempler ce qui est à contempler.
Il s’efforce à demeurer ainsi, au coeur d’il ne sait quoi, éprouvant cet épanouissement serein de toute chose, et plus que cela encore, au point qu’il en frisonne et serre son écharpe autour du cou: il sait que tout est là, il sait qu’il a déserté, à la mort du cheval pie, non d’un camp mais de ce monde-là, parce que cette mort était une incompatibilité comme l’était cette guerre et tous ses morts.
Mais il sait aussi, en cet instant, à l'instant de cet enlacement que le cheval pie est là, enlacé, mais aussi l’aubère qui un jour passera sa tête au fenestrou, inéluctablement, que tous sont là, l’évidence est telle!, et ne cesseront de l’être dans la pluie de tous les printemps, les flaques miroitantes et les tôles ondulées au-dessus des fenestrous.
Tous, murmure-t-il, alors que la rumeur s’apaise et que la pluie d’avril continue de tomber drue, alors que dans son dos s’ébrouent les chevaux et qu’il reprend sa marche au bord de l’eau, à l’encontre du flot, face au soleil qui perce les nuages au bout de la rivière, derrière les coteaux.
Ils ont passé la tête au fenestrou: l’écurie borde la vicinale qui tranche dans la peupleraie pour accompagner la rivière dont le flot, sur la rive opposée, creuse obstinément la falaise qu’une forêt de chênes-verts coiffe.
Peut-être, songe Antoine, sont-ils là de toute éternité. Nul ne peut assurer qu’ils n’ont rien de plus pressé, ces deux chevaux, que de passer, tous les matins, la tête au fenestrou, nul ne peut l’assurer pour la seule la raison qu’on les retrouve ainsi, jour après jour, immuables.
On imagine: ils quittent le fenestrou à la nuit tombée pour y revenir aux premières lueurs, on l’imagine sans vraiment y penser, sans penser que l’on ne sait rien de ce qui est, ou n’est pas, dès qu’on a le dos tourné, en évitant d’y penser plutôt, comme l’on chemine sur un sentier escarpé, en évitant le coup d’oeil à l’abîme.
Ils regardent le monde de côté: la pluie de printemps qui tombe drue. Les naseaux en frémissent, les oreilles pivotent, subrepticement sollicitées. Il ne voient pas la pluie cependant, regardant ainsi, selon un angle obtus excessivement ouvert, ils l’écoutent, et la hument. De cela nous avons quelque indice qui nous en assurent: la quiétude du regard, comme planté sur un monde figé et ces frémissements qui révèlent leur perception de la mélodie et des fragrances de la pluie printanière.
Ils sont là comme tous les matins à cette heure-là, approximativement, malgré la pluie, songe encore Antoine, quoique ce « malgré » avancé distraitement se révèle aussitôt pour ce qu’il est, une absurdité, tant il y a avantage à être là les jours de pluie, sinon, comment jouir de la pluie?
Bref, l’un est noir et porte au front une étoile blanche, en forme de losange. Sa crinière dont les touffes retombent de part et d’autre de l’astre, le frôlant, tire sur le roux. L’autre, celui de droite (pour qui, passant par là, se poste face à eux) est roux. Bai ou alezan?, en tout cas, plutôt roux et dépourvu d’étoile: un nuage très blanc qui prend naissance au plus haut du front cascade cependant jusqu’aux naseaux, s’affinant pour ourler les yeux, puis s’étalant comme le fait un fleuve parvenu au terme de son périple avant de s’affaisser dans l’océan: ainsi s’affaisse la liste sur le chanfrein, le nuage blanc du cheval bai: inondant les naseaux.
Ordinairement, Antoine suspend ici sa promenade matinale, pour faire face, les mains croisées au bas d’un dos qui se voûte chaque jour perceptiblement. La troisième lucarne est close. Il ne l’a jamais vue autrement. L’éventualité demeure cependant, présente en chaque instant, qu’elle ne s’ouvre et y paraisse un aubère, sinon un blanc, affublé, prenons le cas, d’une étoile noire et d’une crinière argentée.
Elle demeure close, cependant, participant ainsi au judicieux agencement du monde, à un ordre pour ainsi dire bienvenu en cela qu’il offre à l’observateur le privilège d’embrasser d’un seul regard les deux chevaux sans nécessité de recul (comme il en irait dans le cas où la troisième lucarne serait ouverte et garnie) de sorte qu’il peut, Antoine, contempler ces animaux à loisir et au détail près. Le désordre serait, soit dit en passant, de se trouver dans la nécessité d’approcher l’objet observé pour en saisir le détail se privant ainsi, conséquemment, d’une vue d’ensemble ou, à l’inverse, d’être contraint de s’en éloigner pour le saisir totalement mais au prix du détail sacrifié.
Est-ce la raison pour laquelle le troisième fenestrou demeure obstinément et éternellement clos? Sans doute. Les choses ne sont-elles pas bien ainsi?
Le noir, donc, ou plutôt sa tête, car c’est là ce que nous voyons, que voit Antoine, et nous ne savons rien du corps, de ce corps-là, nous le supposons: une position parfaite sur quatre longues, robustes et fines jambes dont l’une ou l’autre au repos, suspendue, indolente, étanche la fatigue du corps, le cheval noir, donc, dont nous ne sommes assurés que de la tête et de rien d’autre, porte le nom de Negro, de part Antoine qui, lui-même, en réalité se nomme Antonio, don Antonio, Monsieur Antoine.
L’autre se nomme Rojo et non Pelirojo, Castano ou Relampago car, à la vérité, il convient que ce cheval se nomme Rojo puisque l’autre se nomme Negro. Sans doute, mais alors, se dit-on, se dit Antoine, comment donc se nommerait l’aubère à étoile noire qui apparaîtrait au troisième fenestrou si, d’aventure, il s’ouvrait, mais qui, pour l’instant, demeure clos? Car comment douter de lui? Comment douter que son évocation réitérée soit autre chose que l’insistance singulière de ce cheval, pour que s’ouvre le fenestrou clos afin qu’il y passe la tête et jouisse de la pluie du printemps, s'enivre de ses senteurs, dresse ses oreilles frémissant autant que ses naseaux vers les peupliers eux aussi frémissant de toutes leurs feuilles puériles? Comment en douter? Son nom, en ces circonstances, le nom de cet aubère occulté sans le moindre doute par le volet clos du troisième fenestrou, comment pourrait-il ne pas être Amanecer? Aurore, Jour qui vient ou Première lueur de l’aube?
La lucarne demeure close cependant. Rojo y Negro poursuivent leur tête à tête juxtaposées, de sorte qu’ils ne sont plus, dans le regard de don Antonio, que Rojinegro, ce qui répond une fois pour toutes, soit dit en passant, à l’irritante question de la nécessité que celui-ci se nomme Rojo si celui-là se nomme Negro, question, on s’en souvient, que l’intervention inattendue de l’aubère Amanecer avait un instant suspendue.
Ne semble-t-il pas en outre que l’on saisisse mieux maintenant la raison (ou la cause?) pour laquelle deux fenestrous sur trois, ce matin, comme tous les matins, sont ouverts plutôt que fermés? Sans doute. Antoine, quoi qu’il en soit, s’est planté là, soudainement, face aux chevaux, quand il ne faisait, jusqu’ici, que leur jeter un coup d’oeil et les nommer, les saluer, il ne sait trop pourquoi.
Car ce ne peut être, à lui seul, le souvenir du cheval pie, de sa tête posée sur la neige de Somosierra en cet épouvantable premier hiver de la Guerre, quoique, indéniablement, cet événement fit de lui ce qu’il est, debout sous cette pluie, face à ces chevaux, et hors cela, qui sait ?
Le cheval pie s’était affaissé, non point écroulé d’un seul bloc mais affaissé, comme à regret, comme se retenant par égard au cavalier, attendant qu’il se soit dégagé des étriers, s’en assurant d’un long regard oblique, avant de laisser aller son corps brisé par la mitraille et de poser avec une élégante délicatesse sa tête sur la neige.
Quand il s’était accroupi, lui, don Antonio, il avait, le cheval pie, tenté de soulever à nouveau la tête, pour le contempler, lui, de tous ses yeux, pour un dernier regard serein, confiant, inondé d’amour. En cette circonstance, il apprit, don Antonio, que le dernier souffle n’est pas un vain mot mais la désignation précise d’une matière dense soumise au mouvement d’une bien réelle car audible expulsion, la désignation d’une absolue libération, d’on ne sait quoi, cependant, impalpable, fugace, mais dense.
Il apprit cela du cheval pie à l’instant où, l’encolure dressée pour mieux lui dire, une dernière fois, sa confiance et son amour, il lui rendit, à lui, à qui d’autre sinon?, son dernier soupir, avant que la tête qu’il avait retenue et accompagnée de sa main n’aille reposer sur la neige.
Cette nuit-là, le companero Antonio quitta le front.
C’est depuis lors qu’il va les mains croisées derrière un dos qui se voûte chaque jour un peu plus, le regard bas, comme scrutant le sol ou, parfois, le nez au vent comme interrogeant les nuages. IL répond rarement au saluts qui lui sont adressés
Il ne peut donc envisager que le seul souvenir du cheval pie l’aie contraint à se planter face aux chevaux qui, soudain, se tournent l’un vers l’autre comme lassés de regarder tomber la pluie dont pourtant il est de plus en plus assuré qu’ils ne la voient pas. Il observe un instant encore, attentivement, les chevaux qui se regardent, puis, sans crier gare, leur tourne le dos: au-delà de la pluie s’élancent les peupliers déjà verts et frémissants qui mêlent leur souffle aux exhalaisons de la Dordogne. Ils embaument sous la pluie de printemps qui s’en parfume.
Des parcelles bleues s’étirent dans le ciel, au-dessus de la rivière, lumineuses trouées vers lesquelles s’élèvent, véhémentes, les senteurs humides et la rumeur inouïe qui interloque Antoine, non pour la première fois, mais mieux, en cet instant que jamais, mieux en vérité chaque fois car il faut sans doute une vie d’attention obstinée pour saisir l’inouï et l’entendre.
IL ne s’y laisse pas prendre, pourtant, ne se laisse pas prendre au chant fluet qui s’élève des flaques malmenées ni aux syncopes percutées sur la toiture de tôles ondulées, ni à la mélopée qui sourd des peupliers. Il ne s’y laisse pas prendre car ce qu’il saisit ce matin-là et le laisse pantois, c’est plus que cela: une clameur imperceptible qui, portée par les souffles parfumés, enlace l’aurore, l’enlace, lui, dans cette aurore avec tant de véhémence que ni ses yeux ni son esprit suffisent à contempler ce qui est à contempler.
Il s’efforce à demeurer ainsi, au coeur d’il ne sait quoi, éprouvant cet épanouissement serein de toute chose, et plus que cela encore, au point qu’il en frisonne et serre son écharpe autour du cou: il sait que tout est là, il sait qu’il a déserté, à la mort du cheval pie, non d’un camp mais de ce monde-là, parce que cette mort était une incompatibilité comme l’était cette guerre et tous ses morts.
Mais il sait aussi, en cet instant, à l'instant de cet enlacement que le cheval pie est là, enlacé, mais aussi l’aubère qui un jour passera sa tête au fenestrou, inéluctablement, que tous sont là, l’évidence est telle!, et ne cesseront de l’être dans la pluie de tous les printemps, les flaques miroitantes et les tôles ondulées au-dessus des fenestrous.
Tous, murmure-t-il, alors que la rumeur s’apaise et que la pluie d’avril continue de tomber drue, alors que dans son dos s’ébrouent les chevaux et qu’il reprend sa marche au bord de l’eau, à l’encontre du flot, face au soleil qui perce les nuages au bout de la rivière, derrière les coteaux.
lundi 24 septembre 2007
Romàn
Voici bien longtemps que je n'ai pas alimenté ce lieu. La cause en est dans le don qui m'a été fait d'un autre espace, bien plus fréquenté, http://www.rue89.com/ , où je livre à loisir mes réflexions sur l'école et l'éducation.
De sorte qu'il me semble bien que je vais, ici, étendre, comme l'on étend au soleil et au vent, sur un chaume sans limites, les histoire qui viennent, parfois, qui sont venues, déjà, et qui viendront, sans doute.
Et que chacun prenne là ce qu'il lui plaira de prendre pour en faire ce que bon lui semblera de faire, et laisse, si bon lui semble, la trace de son passage.
"Romàn", donc, avec un accent sur le a (il devrait être aigu, je sais, mais comment fait-on? Que la technique m'ennuie...!), est un prénom en castillan, et, ici, le titre d'un petit roman (sans accent donc), d'une histoire dont les gens de Souillac reconnaîtront le décor.
Un texte qui n'est sans doute pas définitivement établi mais que cette technolog
ie, qui m'irrite souvent, permet pourtant de mettre au soleil pour que, peut-être, il s'en ravive. N.
1
L'arme est ancienne, affirme le brigadier, alors qu’il scrute, lui, l’étendue des jardins entre la Dordogne et l'étroite vicinale qui, fuyant la route de Sarlat, se faufile parmi potagers et champs de noyers avant d'enjamber la rivière sur le nouveau pont pour basculer aussitôt dans la descente qu'il dévalait, naguère, sur un vélo lourd, grinçant, «à toute blinde», jusqu'au raidillon que l'élan pris ne suffisait pas à avaler.
Au-delà, le bitume s'étire entre maïs et tabac, se borde à nouveau de noyers avant de traverser le village du Roc, au pied de la falaise, pour s'engouffrer sous un tunnel de verdure bordant la rivière jusqu'à Saint-Julien. Ici, reprend le gendarme, désignant d'un index mou la terre tassée au pied du banc, une traverse de ballast posée sur deux parpaings, qu’il effleure des yeux avant de porter son regard à la « Plaine ».
Tout est là: chaque parcelle portant sa cabane de bois couverte de tôle ondulée que la rouille brunit, le bidon cylindrique badigeonné de bleu, la gueule ouverte au ciel, les tuteurs entassés faits de branches tourmentées, le père courbé sur le carré de fèves dans la "terre" voisine, la mère posant à l'ombre du cerisier le panier de victuailles qu’on irait dévorer, le soleil enfoui dans les coteaux, au bord même de la rivière, et les senteurs de la Dordogne, enfin, peuplier humide, sable chaud, terre grasse, brou de noix.
Là, près du banc, répète le gendarme dont la bedaine et la trogne sous le képi dénoncent les faiblesses, ici, insiste-t-il, alors qu'il tend une photographie dont l’agrandissement a pâli les grisés: Romàn.
Recroquevillé sur sa terre, au pied de ce banc sur lequel il accoutumait à prendre un instant de repos, jambes croisées, fumant. Quelques mégots, du reste, sont perceptibles autour du béret qui, dans la chute, semble s'être posé là pour accueillir cette tête aux cheveux encore drus mais uniformément blancs.
La chemise à carreaux s'est échappée du pantalon de toile bleue. Les chevilles, découvertes, sont maigres, les espadrilles informes et terreuses. Le rapport de gendarmerie notera sans doute que le corps se trouvait dans une approximative position fœtale : Romàn.
Il se détourne pour s'absorber à nouveau dans la contemplation des planches de laitues, des quelques pieds de vigne à deux pas, des fleurs, éparses ou en bouquets, comme nées de graines dispersées au hasard des bourrasques. Il respire cette profusion de fraîcheur préservée par le feuillage imbriqué d'un noyer, d'un cerisier et d'un pommier tamisant le soleil pour en faire un poudroiement.
Une balle en plein coeur, tirée à bout portant, reprend le gendarme cependant qu’il se tourne, lui, vers la porte de la cabane dans l’entrebâillement de laquelle il se penche pour en humer la pénombre parfumée des exhalaisons de pommes de terre entassées, de tresses d'ail suspendues, de chapelets de poivrons et de tomates séchant, senteurs d’Espagne portées en cette terre sableuse par les réfugiés de la guerre perdue...
…les femmes arrivèrent d'abord encombrées d'enfants et de vieillards. Elles avaient marché depuis la Catalogne, pour le moins, alors que derrière elles cédaient les lignes et s’effondrait, par pans entiers, l’armée de la République qui, un instant, fit illusion sur l’Ebre.
Elles pataugèrent dans la neige de février à travers les Pyrénées, des enfants morveux accrochés à leurs jupes et poussant les vieillards qui pestaient, la canne brandie. Elles passèrent les nuits dans des cabanes glacées et furent jetées dans des trains dont elles redoutaient, malgré les assurances de gendarmes excédés, qu’ils ne les livrent au vainqueur avide de vengeance.
Un homme portant béret et moustache fournie les attendait dans une gare, conta, longtemps après, la mère. Parlant un patois que, miraculeusement, elle comprenait il les mena, dans sa carriole, jusqu’à La Cave (qu’ils prononcèrent toute leur vie « La Caba »), le village dont il était le Maire républicain et socialiste : quelques maisons autour d’un clocher entre l’Ouysse coulant au pied de Belcastel et la falaise dans laquelle s’ouvre la gueule des grottes qui faisaient déjà la renommée du hameau et la fortune de «l’hôtel des Grottes» où elle fut aussitôt engagée pour y accomplir les tâches éprouvantes.
Puis on leur attribua une vieille et vaste maison à trois kilomètres de là, en bordure du hameau de Meyraguet et de la « route de Rocamadour », non loin de la ferme de la Plantade et du château de la Treyne qui ne cesse de se rengorger sur son rocher, au creux des chênes verts, dominant le miroitement de la Dordogne qui, elle, creuse, inlassablement, la falaise à son pied.
Ils vécurent là, la mère, la sœur et ses deux enfants en compagnie du vieillard, alors que les deux hommes évadés des camps et des compagnies de travail faisaient de furtives apparitions, le temps de cette guerre qui prolongeait leur guerre mais qui leur semblait moins menaçante, pour ainsi dire plus humaine car s’affrontait en elle l’élite du monde civilisé et non plus une poignée de rustres sur leur terre pelée.
Cependant, les combattants humiliés sur les plages du Roussillon s’étaient égayés au hasard des rencontres, des regroupements ordonnés par les organisations, des opportunités d’évasion ou de l’état de leur esprit. Ainsi se trouva-t-il des anarchistes pour s’enrôler dans la Légion étrangère et d’autres pour rejoindre cette armée à la tête de laquelle ils pénètreraient dans Paris sur des véhicules blindés portant inscrit sur leurs flancs les noms des grandes batailles de « leur » guerre, Teruel, Guadalajara, Brunete, Madrid. D’autres encore s’enfoncèrent dans les « maquis » et d’autres enfin, las de tant de turbulences veillèrent à se garder et à garder les leurs jusqu’au terme de cette extravagance.
Les deux hommes, après des tribulations dont il ne sait rien, sinon (par les bribes de conversations saisies autour de tables dominicales), qu’elles les conduisirent au quatre coins du pays avant qu’ils ne se retrouvent, avec bien d’autres, dans ce gros bourg (à quelques kilomètres de La Cave) qui les accueillit, sommes toutes, dignement, et dont ils firent leur second pueblo .
Romàn fut de ceux qui résistèrent jusqu'au printemps de 1939, entre Castille et Levant. Il quitta miraculeusement Madrid pour se retrouver à Dunkerque, comme emporté par cette vague qui, formée trois ans plus tôt dans le détroit de Gibraltar le jetait maintenant sur les plages de la Mer du Nord. Il y fut capturé, transporté et, au bout du voyage, enfermé dans Mathausen, quatre ans durant.
Je voudrais le voir, murmure-t-il.
La mort, au-delà des paupières tombées, donnait à son visage l'impassible beauté des femmes orientales d'un souffle dévoilées, et d'autres encore, d'autres mots l’assaillent venus il ne sait d’où, s'entrechoquant alors que le masque de Romàn l’a stupéfié à ce point, au point de faire surgir en lui ces mots incongrus quand sa beauté lui est apparue, rayonnant sur ce visage mat, sous une gerbe de cheveux d'une blancheur, non pas seulement neigeuse, mais animée de scintillements, sur ce masque qui lui à suggéré l'Orient comme si l'Orient enfoui et dévoilé par la mort avait effacé sur ce visage, en ce dévoilement, les scories de tumultes dérisoires pour le rendre à l'immuable.
Les sourcils épais sont plus blancs encore que la chevelure, le nez est extrêmement fin et les lèvres aussi aux commissures desquelles perle une goutte de mousse rosée comme ponctuant, à son intention, la finesse des traits.
On dirait qu'il a rajeuni, se hasarde le brigadier, tandis que l’enfant, dont les cheveux très noirs retombent sur le front en une lourde frange, vient, comme tous les jours, faire ses devoirs dans la grande chambre cédée par ses parents au retour d’Allemagne, se recroquevillant, eux, dans le reste du logement au premier étage de la maison épaisse au coin de la Halle.
Romàn avait fabriqué une table, de quelques planches grossièrement assemblées, qu’il pouvait installer, aux beaux jours, sur le large balcon donnant sur la place de sorte qu’il ne perdait pas de vue les parties de « boules » qui se déroulaient contre les piliers antiques et qu’il se hâtait de bâcler ses exercices (quitte à devoir les recommencer le soir venu sous l’œil sévère du père) pour « descendre dans la rue », cette sacrée rue !, s’exaspérait la mère, sacrée rue!, tandis qu’éclatait le rire de Romàn saluant ses poches pleines à craquer d’agates et de billes pour s’interrompre brusquement quand le père, sans un mot, déchirait la page gribouillée, alors que le brigadier rabat le suaire et pose une main légère sur son bras comme pour l’inciter à quitter ce lieu qui, au moment où il se retourne une dernière fois, lui semble saturé d’un vide épais.
La gendarmerie est au Port. La Route, ici, prend des allures d'avenue avec ses villas, moins cossues qu'y prétendant, et ses larges trottoirs sous les marronniers qui la guident jusqu'au pont de Lanzac dont les arches trapues déchirent le courant pour porter la route vers le causse, Cahors, Toulouse, L'Espagne...
Le masque l’accompagne, ce fard que la mort impose, lissant et blêmissant chaque visage éteint, cette translucidité mate que l’on dirait habitée, cette inconsistance, observable pourtant, qui brouille puis anéantit le rire de Romàn éclatant quand montaient les lamentations de la mère ou quand lui, l’enfant, passant par les jardins, saisissait la poignée de cerises rafraîchies à l'eau du bidon avant de déguerpir vers la Dordogne dont la rive bruissait de batailles titanesques, ce masque dont le silence seul rend compte et qui pourtant conserve il ne sait quoi, si ce n’est, peut-être, comme un clignement de malice à son intention.
Le large trottoir saupoudré de fin gravier blanc le conduit jusqu'au portail de l'école (l'instituteur avait expliqué que venait s'amarrer en contrebas, jusqu’à la construction du pont, le bac qui passait chars et piétons sur l’autre rive), puis, tournant le dos au sud, il revient lentement sur ses pas.
La terrasse du Grand Hôtel est encore dressée sous les platanes jaunissants. Quelques touristes consultent la carte en buvant des verres de bière ou de vin de noix. Il leur tourne le dos, traverse la Route et s'assoit au Quercy, le café où de jeunes hommes viennent exhiber leur impertinence musclée.
En face, debout sur le muret bordant l'allée de platanes, un gamin aux cheveux très noirs l'observe jusqu’à ce qu’il le chasse d'un battement de cils avant de se lover dans une torpeur que ne parvient pas à troubler le vacarme nauséabond de semi-remorques vrombissant, à trois pas, sur l'asphalte mou.
Quelques heures plus tôt, il avait rangé sa voiture au pied du platane trapu dont les racines soulèvent, par endroits, le bitume de la place du Puits et dont le tronc torse brandit un monde feuillu agité du pépiement et du volettement bref d'une multitude invisible, il en avait caressé le tronc et retrouvé le geste enfantin qui, décollant une croûte, la brise entre les doigts pour en éprouver on ne sait quelle étrange et infime jouissance.
Puis il avait traversé la placette vers la fontaine, un mausolée cubique où viennent encore se pourvoir en eau les voisins, midi et soir, la cruche à la main: deux becs dissemblables, l'un droit de fonte brune, l'autre courbé de cuivre rouge surgissent de la façade de pierres taillées entre les deux bras qui pendent sur toute la hauteur du monument pour se terminer en une boucle close formant poignée à la hauteur des versoirs et donnant au monument quelque chose de vaguement humain, une expression figée semblable à celle de ces austères moais parsemant l'Ile de Pâques. Enfin, trois barres de fer plat destinées à recevoir les récipients sous chacun des becs, maintiennent grande ouverte la gueule du bassin, lui-même cubique, dont les parois intérieures luisent d'une pellicule de mousse verdâtre, visqueuse. Il avait actionné la poignée, et accueilli quelques éclaboussures autour de sa bouche grande ouverte sous le jet.
Quatre bancs sont disposés autour du Puits, pétrifiant, dirait-on, les points cardinaux, chacun à l'ombre d'un arbre frêle mais touffu dont il sait qu'il s'orne au printemps de larges fleurs d'un rose fluorescent.
Les vieux étaient là, se réchauffant au soleil, absents. Il s'était émerveillé d'en reconnaître certains: Pintos, qui n'a jamais été que vieux, teint olivâtre et lèvres boudeuses, don Faustino, le plus âgé sans doute de tous les réfugiés, recroquevillé sur la maigreur de ses jambes croisées, la tête couverte de la casquette plate dont la couleur fut toujours incertaine, et le père Veignet dont le ventre dévore la poitrine, le vieux Poulit enfin que les boursouflures et la peau de cendres accusent d'un alcoolisme depuis longtemps avéré, d'autres aussi qu'il ne connaît pas, de jeunes vieux qui commencent seulement à épuiser leur reste de vie sur quelques centimètres de pierre usée. Il les avait observés un instant puis, leur tournant le dos, avait gagné l'auberge.
La fenêtre s'ouvrit sur le feuillage automnal du platane. Levant les yeux, il pouvait suivre le haut de l'étroite avenue Gambetta qui, prenant à la fontaine grimpe jusqu'à la Route, comme on dit ici de la Nationale et, au-delà de celle-ci et des robustes maisons encore corréziennes qui la bordent, découvrir le coteau de l'Arbre-Rond qui, couvert de chênes verts roussissant lui avait paru étrangement proche, comme si le monde de son enfance s'était rétrécit à la proportion du temps écoulé.
Le gamin aux cheveux très noirs, sa cruche à la main, retour de la fontaine, suspendit sa course devant les larges baies de l'auberge et dévisagea sans vergogne les messieurs graves qui portaient à leurs lèvres de vastes serviettes d'une blancheur éblouissante. Enfin, accompagné du brigadier, il était descendu aux jardins.
Sur la Route la circulation faiblit. Romàn est mort la veille. Geronimo, aussitôt, l'avait appelé. Geronimo... Ce fut en ces années où, à peine adolescent, il découvrait, lui, sur les rives de la Dordogne, l'émouvante, douce et tiède rondeur d'un sein juvénile de sorte que le drame en avait perdu en tragédie, ce fut en ces années que Géronimo apparut un jour alors qu'ils se disposaient au déjeuner et entraîna la mère dans la pièce contiguë. Des gémissements aussitôt s'élevèrent que la porte fermée ne pouvait contenir puis s'assourdirent au temps que s'y mêlaient des sanglots, pour s'élever à nouveau, plus modulés, mieux vocalisés, plus finement travaillés dans les aigus et les vibratos. Il la regarda quand s'ouvrit à nouveau la porte, l'observa, plutôt, tant elle lui parut, soudain, lointaine, s'asseyant les coudes plantés sur la table, la tête entre les mains dont les doigts raidis pressaient les tempes, puis, les mains, s'élevant alors que les yeux se révulsaient et que son visage basculait s'offrant au ciel qui lui renvoyait à lui, l'enfant, ses imprécations.
Géronimo avait posé sa main sur l'épaule de la mère et grommelé d'inaudibles apaisements, puis, il l'avait conduite à l'unique fauteuil dans lequel elle s'était recroquevillée, minuscule comme jamais. Ses gémissements se mouillèrent de larmes appropriées et de paroles trop nasalisées, comme mouillées elles aussi, incompréhensibles.
L'homme, alors, prit une chaise et se tournant vers lui, ton père, deux mots aussitôt balayés par une plainte dont l'attaque suraiguë le pétrifia. Elle s'élança, mains tendues à nouveau, comme soulevée par son imploration puis s'affaissa alors qu'il se précipitait pour l'enlacer. Ses larmes coulèrent sur des cheveux très noirs, très lisses, lustrés.
Romàn, Géronimo et Manuela veillèrent à tout, à la mère qui, après des jours et des nuits de gémissements, s'abattit en une prostration dont elle mit des semaines, ou des mois, il ne sait, à sortir avant de reprendre ses ménages chez les notables du bourg. Et ils veillèrent à lui, l'enfant, à ce qu'il ne manquât de rien, qu'il ne manquât point, surtout, l'école que les réfugiés d'Espagne vénéraient.
Ils ne dirent mot de son père, si ce n’est qu'il succomba sous la torture dans l'un des cachots, sans doute, de la Puerta del Sol, au terme de sa mission "à l'intérieur" pour l’Organisation. De sorte qu’il ne sait rien de ce père sinon ces sensations que la mémoire conserve, cette rectitude dans le maintien et ce regard s’adoucissant soudain quand la main se posait et pesait sur sa nuque.
Il étudia, aiguillonné dans ses tête-à-tête avec l'aridité du Droit qu'il ingurgitait par la douceur impassible de ce regard qui ne se posait plus mais, au contraire, se levait vers lui, comme l'implorant, pour ainsi dire miséricordieux, et, quand aux jours de lassitude ces évocations étaient vaines, il allait s'abreuver auprès de la mère qui lui contait sans se lasser la grandeur d'âme de son compagnon, l'histoire d'un amour exclusif, ardent, inextinguible et le chant au mort se concluait inexorablement par l'exhortation au travail, à l'effort, au sacrifice, en hommage au disparu.
Romàn, à son tour, vient de tomber, comme ils disaient, et lui ne sait rien de ces hommes, de ces femmes, qui l’ont fait pourtant, rien de son père, mais plus encore, l’évidence vient de l’en saisir, il ne sait rien des raisons pour lesquelles il décida de partir en mission « à l’intérieur », laissant là sa compagne et son enfant. Non seulement il ne sait rien de cela mais il s’effraye de la question qui le heurte soudain : pourquoi est-il parti ? Quelle force suffisamment impérative le contraignit à cet héroïsme ou, il en frémit, à…cette fuite ?
Il ne sait rien, sinon qu'ils combattirent ensemble, ces hommes et ces femmes, dans les rangs de l’Organisation et se retrouvèrent, après la défaite, dans ce gros bourg, pour tenter de vivre, enfin, poursuivant un semblant de lutte quelque temps encore, ponctuels aux réunions et aux cotisations, puis, ils louèrent une terre dans la Plaine, au bord de la Dordogne et apprirent à aimer le rugby, le foie gras et la mique.
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Il s'extirpe paresseusement de cette chaise où ses évocations l’ont assoupi puis franchit la Route, entre deux vrombissements pour s'engager dans l'avenue Gambetta qui descend vers le Puits. A mi-pente il prend à gauche pour déboucher, non loin, sur la place de la Halle.
Les volets sont clos de la fenêtre à laquelle se penchait sa mère pour l'appeler au repas comme le muezzin convoque à la prière, traînant et vibrant les finales. Le bourg retentissait alors de sonorités pour ainsi dire flamencas.
La halle sous laquelle il s'arrête un instant, a été restaurée, les piliers de pierre blanchis et décorés de corbeilles de géraniums retombants, les poutres imbriquées ont été lustrées mais les antiques mesures à grain de cuivre rouge verdissant dans la plus grande desquelles il se blottissait aux soirées d'été pour écouter les murmures des voisins descendus avec leur chaise prendre le frais d'après dîner, ont disparu.
Il s'engage dans la rue de l'église dont il dépasse l'entrée étroite, ouverte sur la haute façade grise de l'abbatiale, avant de longer la Borrèze, le vif ruisseau qui descend se jeter dans la Dordogne, bien après le stade, aux Cuisines, (parce que là, avait encore raconté l'instituteur, se trouvaient les auberges auxquelles venaient se restaurer les gabariers). Il parvient, enfin, dépassant la route de Sarlat, en lisière des jardins qu'il scrute un instant avant d'y déceler, au loin, la silhouette courbée sur un carré jaunissant.
Géronimo se dresse lentement au raclement sur le sol des planches assemblées en forme de portail, jette au visiteur encore lointain un regard que l'on dirait désabusé s'il n'était accompagné d'un signe timidement ébauché de la main puis se penche à nouveau sur la terre, lassé, dirait-on, de tant de cérémonial, de sorte qu'il peut, lui, parvenu à ses côtés observer un instant ses mains épaisses écartant les mottes et saisissant les tubercules pour les jeter dans le seau de plastique terreux posé à proximité, avant de se redresser, jambes écartées au-dessus du sillon, la bêche à la main. Son torse est d'une largeur impressionnante.
Ils se sont assis derrière la remise sur le banc fait de la même traverse et des mêmes parpaings, demeurent un instant silencieux, adossés à la cabane, face aux peupliers et aux falaises blanches qui ne semblent se dresser que pour s'offrir à la caresse rude de la Dordogne puis, alors que fonce le demi-jour et s'assourdissent les mots, si ton père pouvait te voir, nous sommes vieux maintenant, et lui, en un murmure, tu le connaissais…
…depuis toujours, depuis le début de notre guerre, il venait de Murcia, d'un village misérable, recuit par le soleil. Quand le Mouvement a commencé, en Juillet 36, il était enfermé au pénitencier de Valence, San Miguel de los Reyes, tandis qu’il frissonne, lui, imperceptiblement, à la fraîcheur maraudeuse de cette fin d'après-midi foisonnante de quiétude et que la voix semble s'assourdir encore à cette paix, à la respiration de cette terre vers laquelle ils ont, tous deux baissé les yeux.
…les militaires s'étaient enfermés dans les casernes dès le dix-sept juillet, la situation demeura indécise une quinzaine de jours puis les casernes tombèrent, prises d'assaut par la foule qui les cernait nuit et jour.
Nous avions investi un couvent désaffecté de Salésiens dans la périphérie de Valence, tout près de San Miguel de los Reyes et rédigé une proclamation annonçant la formation d'une colonne de miliciens qui partirait vers Teruel à la rencontre des fascistes comme Durruti était parti de Barcelone pour affronter les insurgés à Saragosse.
Les jeunes commencèrent à affluer et l'agitation à croître. Le monastère résonnait de rires et de jurons, d'une allégresse qui nous submergea, qui submergea jusqu'aux militants graves et aguerris par des années de lutte depuis le début du siècle.
C'est alors que nous décidâmes de libérer les prisonniers de San Miguel, tous les prisonniers, comprends-moi bien, tous, politiques et droits communs, car tous, nous le pensions, étaient, et ces derniers plus que les autres, les victimes d’une société de malheur que nous allions abattre sans plus tarder. C'est ainsi que se constitua, selon les règles de l’Organisation, un groupe d'une vingtaine de militants armés de pétoires dont heureusement nous n'eûmes pas à faire usage.
Le Directeur de la prison vint nous accueillir en personne. Il ne dirigeait plus rien, en réalité. Depuis le début du Mouvement les militants emprisonnés avaient pris les choses en main: une liste des détenus de droit commun avait été dressée sur laquelle certains noms étaient soulignés, ceux des hommes dont les militants estimaient qu'ils n'étaient pas dignes de confiance.
C'est dire que nous faisions les choses sérieusement ! Pourtant, quelques semaines plus tard on nous traiterait d'incontrôlés, de fous et de bandits, non de Dieu ! profère-t-il, alors que ses poings serrés s'abattent sur les genoux tandis qu'il lève, lui, son regard vers ce visage large, étrangement plat dont le nez n'est qu'à peine protubérance, ce visage lunaire que la couronne de courts cheveux blancs arrondit encore et ces yeux qui ne semblent jamais ciller, embués d'une vapeur laiteuse.
Puis, baissant encore la voix jusqu'en un murmure grave, je l'ai vu là, pour la première fois, seul droit commun membre du Comité, droit commun, oui, droit commun ! Et c'est lui, pourtant, qui s'adressa à tous les prisonniers au nom de l'Organisation. La plupart d’entre eux nous suivirent au couvent des Salésiens dans lequel régnait une liesse indescriptible. Je ne crois pas qu'il soit donné à quiconque, désormais, de vivre de tels moments. Nous nous élançâmes vers Teruel entassés dans des voitures, des camions et un minuscule train que le Syndicat nous avait attribué.
A l'orée de l'histoire qui vient et dont lui revient le souvenir de quelques bribes saisies naguère en ces fins sucrées de repas interminables, il se repaît de cette sérénité portée par la nuit tombant mais qui advient aussi, parfois, quand un reflet fugace au revers d'une feuille jaunie souligne la perfection de cette fugacité…
…nous livrâmes notre première bataille sur le Maestrazgo, le plateau aride, désolé, à l'est de Teruel où, dit-on, les mouches elles-mêmes se gardent de la chaleur. Les fascistes avaient pris position près du cimetière de Sarrion, un hameau de cubes blancs affaissés sur la caillasse brûlante. Romàn bondissait de rocher en rocher, à découvert, torse nu, son pantalon de toile bleue serré à la ceinture par un cordon noir et rouge, un fusil à la main, une cartouchière en travers de la poitrine, ses cheveux très noirs couvrant son front. Il hurlait des insultes inouïes.
Il aurait dû, ce jour-là, se faire tuer cent fois, il lui en resta, je ne sais pourquoi, un surnom, el Gitano, le gitan, et il devint un symbole dans notre Colonne, celui de la témérité et du courage mais aussi, très vite, celui de la pureté et de l'intransigeance, tu sais bien, ce que nous appelions « la honra ». A certains, il faisait peur.
Les fascistes prirent la fuite impunément. Nous manquions de tout, de carburant, de munitions, de tout ! Qui peut imaginer notre état d'esprit en ces premiers jours de lutte sur ce plateau dont la pierre semble blanchir, certains midis, sous un soleil blanc ? Nous étions sûrs, tu entends, absolument convaincus que nous allions créer un monde nouveau, bannir à jamais l'exploitation de la surface de cette terre. Nous étions des idéalistes convaincus.
La pénombre gagne encore alors que les premières étoiles hésitent, rentrons, s’interrompt brusquement Geronimo, Manuela va s'inquiéter, puis, comme pour lui-même, elle va être heureuse et lui aide à charger les pommes de terre, les tomates tardives, les laitues sur la curieuse remorque à roues de bicyclette dans laquelle, tout petit, on parvenait à lui ménager une place parmi les senteurs de terre humide cependant que le vieil homme, maintenant, coupe de-ci, de-là, des fleurs que le crépuscule bleuit et qu'il assemble en une brassée aussitôt jetée sur les lambeaux d'un sac de jute dont il a couvert le chargement. Enfin, saisissant le brancard recourbé en une arabesque grossièrement interrompue par une garde formant croix à la poignée, il s'engage dans l'allée.
Il prend le temps de dénouer ses longs cheveux très noirs en un geste dont l'aisance dénote l'habitude, de les rassembler à deux mains pour mieux les tendre, de les lier à nouveau comme se jouant du catogan dont il raffermit la tension entre ses doigts vifs, avant d’allonger le pas pour parvenir aux côtés de Geronimo. Ils cheminent ainsi, au long de la Borrèze…
…la Colonne de fer, souffle-t-il, oui, la Columna de Hierro, la plus mal famée de toutes les unités du camp républicain. D’autres que nous, pourtant, ouvrirent les prisons ! Garcia Oliver1 n’a-t-il pas dit, lui-même, alors qu’il était ministre de la justice, que dans toute l’Espagne antifasciste les prisonniers de droit commun avaient été libérés par l’action spontanée du peuple ?
Mais peut-être nous en sommes-nous targués avec trop de morgue, peut-être étions-nous les plus naïfs, peut-être avons-nous cru trop longtemps à cette Révolution pour laquelle nous avions lutté depuis des années et pour laquelle certains avaient connu les bagnes les plus épouvantables.
A moins que nous n'ayons été trop clairvoyants ? Nous n'avons jamais accepté, alors que tant d'autres s'y résignaient, de séparer la guerre de la Révolution. Nous savions fort bien que renoncer à la Révolution sous prétexte de gagner la guerre conduisait inéluctablement à sacrifier la Révolution et à perdre la guerre.
Tous le savaient, et les militants les plus prestigieux qui proclamaient le contraire, qui disaient "d'abord la guerre, ensuite la Révolution", le savaient mieux que quiconque, et nous avons fait la Révolution comme nous avions toujours dit que nous la ferions, comme tous les Plénums et tous les Congrès de la Organizacion avaient prévu de la faire, comme le dernier congrès, celui de Saragosse, avait préconisé de la faire, deux mois à peine avant le "Mouvement".
Nous avons proclamé le Communisme libertaire dans tous les villages que nous avons traversés, nous avons collectivisé les terres et nous avons aboli la propriété privée, nous avons brûlé sur la "Plaza Mayor" tous les registres de propriété et toutes les fiches de police que nous avons trouvés, nous avons fait ce que nous avions dit que nous ferions, ce qu'il était indispensable de faire, et plus encore, nous avons fait plus !, gronde le vieil homme alors qu'ils parviennent à la Minoterie sous laquelle, contraint, le flot rugit.
Ils prennent à gauche après le pont, comme ils l'ont toujours fait, comme ils prendraient un passage dérobé évitant ainsi l'auberge et les regards condescendants ou amusés de dîneurs attablés. Puis ils pénètrent dans la rue de Juillet dont il ne sait quel est ce juillet ainsi commémoré mais dont il soupçonne qu’il fut aussi un juillet de révolutions, une ruelle dans laquelle le soleil ne s'aventure qu'à l'instant bref de son apogée, et ils s'immobilisent, enfin, devant la maison dont la façade est crépie d'un gris sombre que l'humidité dissout par plaques et sous lequel pointe la pierre cernée de torchis ocre.
3
Le cantou, a été sacrifié à l'installation, sous son manteau, d'une massive cuisinière à charbon dont la façade émaillée d'un bleu archaïque semble pâtir de la blancheur éclatante de la gazinière qui la jouxte.
Il dépose les fleurs sur la table rectangulaire qui occupe le centre de la pièce tandis que Manuela, abandonnant son fourneau, se précipite, bras tendus, saisit son visage à deux mains grandes ouvertes et y dépose de cannibalesques baisers.
Et ta mère ? La pauvre, les années ont passé, Mon Dieu, comme ils s'aimaient ! Alors que lui, non, il n'a jamais pu le concevoir, il n’a jamais pu concevoir qu'ils fussent amants tant leur union se réalisait quotidiennement en une sorte de pudique retenue, la mère lui réservant à lui, le fils, tous ses élans, toutes ses bouffées de tendresse alors que le père ne s'autorisait, parfois, que cette main ferme, chaleureuse, posée brièvement sur la nuque, je te fais une omelette, la pauvre, toute seule dans cet hôpital, il vaut mieux qu'elle ne se rende pas compte, elle est bien soignée au moins ? Il vaut mieux qu'elle ne se rende pas compte, nous, le soir, nous mangeons à peine, la soupe, une tomate, un peu de fromage et c'est tout, mon Dieu, comme le temps passe…
… assieds-toi, lui intime Géronimo désignant l'une de ces chaises à dossier haut qui semblent monter la garde autour de la table et qui, avec le buffet dont le bois verni resplendit d'astiquages quotidiens, forment un ensemble pseudo rustique dont ces femmes ont rêvé avant de pouvoir l'acquérir à coups redoublés d'heures de ménage, cependant qu’il pose sur la table, avec des précautions d'adolescent pataud, un plateau décoré de bergères sur lequel il a disposé une bouteille sombre flanquée de deux verres sans pied ornés de fleurettes bleu pâle entrelacées. Ses mains, épaissies aux manches de pelles et de pioches, semblent contenir on ne sait quelle émotion à brandir ainsi tant de fragilité.
Il sert le vin, ignorant sa compagne qui de sa vie n'en prit goutte, et lui, quand il trempe ses lèvres dans le moscatel est stupéfait de découvrir la certitude que cette saveur de vin doux et l'âcreté du tabac gris de Geronimo mêlées à l'odeur du feu ronflant dans la cuisinière et à celle de la soupe fumant dans la casserole, la certitude que ces sensations lui parviennent, immuables et troublantes, de ce village d'Aragon où aboutit son père, un demi-siècle plus tôt, au hasard de ses pérégrinations de va-nu-pieds pour y découvrir celle qui l'attendait, qui ne pouvait que l'attendre, puisqu’elle était là.
L'Aragon lui vient, le temps d'une gorgée de vin parfumé, alors qu’ils demeurent tout trois silencieux, engourdis en cette retenue où l'esprit, brièvement, semble ignorer le corps (ou ne faire qu’un avec lui ?) pour se lover dans la douceur de l'instant, mais alors pourquoi est-il parti, comme si cette femme aimante n’était pas sa compagne, son épouse, comme si cet enfant n’était pas son enfant ?
…après la bataille de Sarrion, nous avons progressé jusqu'à La Puebla de Valverde et nous nous sommes engagés dans Puerto de Escandon, un haut plateau aride sur lequel rampe la route comme une interminable couleuvre grise.
Les fascistes étaient là, embusqués sur le versant des monts pelés qui dominent le passage. Les tentatives suicidaires pour le forcer échouèrent toutes. Ce fut notre deuxième bataille, et notre premier échec.
Le front s'établit autour de Puerto de Escandon, le Comité de Guerre installa ses bureaux dans une maison cossue de La Puebla de Valverde, Romàn ne tarda pas à être élu Délégué de la sixième centurie. Sa témérité au combat, son enthousiasme, sa joie qui éclatait à chaque instant lui donnaient, non seulement un grand prestige mais, je ne sais comment te dire, une élégance, quelque chose qui attirait le regard, et, quand il riait, ses dents, très blanches, tranchaient dans son visage recuit par le soleil. Il riait souvent, son rire était tout ce que nous étions, jeunes, purs, débordants de volonté, celle de nous battre jusqu’à la mort, vraiment jusqu'à la mort, pour les Idée, las Ideas , tu comprends ?
Il ne s'est jamais marié, souffle-t-il alors, lui, plutôt qu'il ne questionne, et le temps, à ces mots, imperceptiblement, trébuche, alors que Geronimo après une hésitation pendant laquelle Manuela se détourne du fourneau pour lui jeter un regard aigu non, jamais, pourtant ce ne sont pas les femmes qui lui ont manqué, tout au long de sa vie, mais il ne s'est jamais marié, je ne sais pas pourquoi, nous ne parlions jamais de ces choses-là…
…pourquoi? Parce qu'il aimait trop les femmes, tranche Manuela, voilà pourquoi ! Parce qu'il ne pouvait pas se contenter d'une compagne, comme tout le monde, voilà pourquoi il ne s'est pas marié, insiste-t-elle, véhémente, sans cesser d'agiter, en un lent mouvement circulaire, la poêle dans laquelle dore l'omelette. Puis, sur un ton soudain radouci, il avait ses défauts lui aussi tu sais, il aimait beaucoup les femmes et il s’amusait beaucoup avec elles, beaucoup trop, il faut le dire, dans la Colonne déjà…
Géronimo a baissé la tête. Il fait rouler le verre entre ses doigts, il faudrait aller chez lui, grommelle-t-il, il ne fermait jamais sa porte, voir... Que veux-tu voir ? Que veux-tu qu'on prenne? s'emporte sa compagne alors qu'elle emplit les assiettes de soupe aux légumes épaissie de lamelles de pain dans laquelle achève de se dissoudre une cuillérée de graisse d'oie, il n’avait rien …
… nous nous étions assis sur une roche prise dans le parapet, face au plateau, reprend Geronimo, il y avait tellement d’étoiles au-dessus de nous, elles semblaient si proches que les détonations que l’on entendait, par instants, me semblèrent, cette nuit-là, encore plus incongrues, encore plus dérisoires. Romàn parla longtemps.
Il avait à peine dix-huit ans, la moitié du village était là, sur l'aire de battage. Il menait la mule debout sur le trillo, les rennes à la main. L'animal dessinait ses cercles concentriques, interminablement, sur les gerbes bien étalées, les épis éclataient, le trillo, oui, explique le vieil homme, comme agacé, soudain, par la constatation d’une déplorable lacune, un épais panneau fait de trois planches, dessous, on fixait des silex aigus qui tranchaient la paille et faisaient éclater les épis, puis, avec les fourches, on éventait, et le grain s’amoncelait sur l'aire, lentement, tellement lentement !
Voilà pourquoi l’aire étaient toujours au point le plus haut du village, pour le vent, conclut-il, non sans une certaine solennité, celle que l’on doit à tout savoir dispensé, à l'Education, cette arme privilégiée des révolutionnaires, plus que ne le furent jamais la grève et le fusil, cette arme par laquelle ils voulurent changer l'homme et le monde alors que, songe-t-il subrepticement, la question à toujours été de savoir par où commencer…
…ils travaillaient donc, dans cette chaleur, cette poussière irrespirable. De temps à autre, ils devaient jeter un regard au loin pour voir si les femmes portant les paniers et les "botijos", tu sais bien, les cruches de terre qui gardent l'eau fraîche, si les femmes n’apparaissaient pas au loin. Elles arrivèrent enfin, et parmi elles venaient sa mère et sa sœur, Pilar, qui n'avait pas seize ans.
Ils venaient d’entamer leur repas à l'ombre des charrettes quand parut le « dueno », le propriétaire, sur son cheval. Il observa un instant les villageois du haut de sa monture, sans un mot, mais tu ne peux pas comprendre: dans ce pays toute une région pouvait appartenir à une seule famille, le «dueno» était un véritable cacique, une sorte de dictateur ou de seigneur, comme tu voudras, mais il avait, véritablement, droit de vie et de mort sur chaque habitant du village, oui de vie ou de mort ! Il lui suffisait de refuser du travail à un homme et cet homme devait quitter le village avec sa famille ou mourir de faim. Le cacique avait autorité sur tous, sur la Garde civile, le juge, le maire et parfois même sur le Gouverneur.
Les gens ne le savent pas, on ne l’a pas assez dit, on n’a pas assez dit dans quel état d’esclavage vivaient les pauvres dans ces années d’avant la guerre, et avec la bénédiction de l’Eglise qui, par-dessus le marché, prêchait la soumission au maître sous prétexte que Dieu l’avait voulu ainsi. Il faudra le dire un jour dans les livres qui raconteront l’histoire de cette époque. Il faudra dire que l’église, ses hommes et ses femmes, les curés et les religieuses de toutes sortes qui la servaient, ont pris part, tous les jours, dans les villages, à cette indignité, à l’esclavage d’une multitude de femmes et d’hommes, à, comment te dire ? A leur négation comme êtres humains…
…il resta donc là, un instant, à les observer, avant de faire virevolter son cheval et de s’éloigner dans un nuage de poussière. Les femmes s’en retournèrent au village et chacun se remit à la tâche.
Géronimo, soudain, interrompt son récit et, comme mu par l'urgence, verse dans son assiette une rasade de vin qui se mêle à un reste de bouillon avant de le solliciter du geste, la bouteille pointée vers son assiette, alors que pétille brièvement une lueur de malice dans ses yeux pâles. Ils boivent leur chabrol sous l'oeil attendri de Manuela, si ton père te voyait ! alors qu'il succombe au breuvage tiède, dont le poivré se mêle à l'âpreté du vin.
Puis, elle brandit l'omelette, ronde, dorée, épaisse de pommes de terre et d'oignons grossièrement coupés alors que son compagnon choisit dans le saladier décoré de fleurs pâles une tomate encore perlée de gouttelettes qu'il partage par le travers avant de disposer dans son assiette les deux parts qui révèlent alors la géométrie étoilée de leur pulpe, puis, il en choisit une autre qu'il tend et lui, renouvelle le geste, contemple la nature chatoyante ainsi composée où le jaune veiné de l’omelette en ajoute à l'éclat de l'écarlate tranché. Manuela, cependant, a repoussé son assiette pour se consacrer à la seule contemplation du plaisir des deux hommes…
… bref, le cacique avait choisi sa soeur. Les gens, aujourd'hui, ont du mal à le croire, les choses, pourtant, allaient ainsi dans ces villages reculés. Ils avaient tous les droits, même celui d'abuser des femmes, et ce que je dis est vrai ! s’emporte-t-il comme réfutant par avance tout scepticisme, trop de gens nous ont traité de criminels ! Trop de gens !
Romàn prit le chemin du cortijo quand s'avançait la nuit, la maison du maître, grande, blanche à l’ombre d’eucalyptus et de cyprès, bien à l'écart du village. Il trouva le cacique dans le patio où se mêlaient en un foisonnement orangers, citronniers et lauriers roses au point que le vert tellement vert de ces arbres, comme il ne l’avait jamais vu dans ce pays où tout est brûlé par le soleil, l’arôme des fleurs autour de la fontaine qui coulait sans cesse, tout cela lui parut merveilleux et irréel à la fois.
Je te l'ai déjà dit, il était impulsif et fort, il ne fallait se fier ni à la finesse de son corps ni à celle de ses doigts, et ce sont ces doigts qui se fermèrent sur la gorge de l'homme ces doigts que je regardais, parfois, au jardin quand il roulait une cigarette, assis sur le banc...
Que veux-tu qu’il fasse? Il rassembla quelques vêtements en un baluchon qu'il jeta sur son dos et dont il noua les extrémités sur la poitrine comme il le faisait, en plein hiver, quand il partait ramasser les olives du côté de Jaen. Enfin, il me dit, et je crois bien qu’il avait les larmes aux yeux, que son père, à la porte du corral, derrière la maison, lui mit quelques billets dans la main et lui dit seulement : va ! Cours, maintenant !
La Garde-civile l'arrêta dans le Levant, par hasard, parce qu'à cette époque ils arrêtaient tous les pauvres diables qui cheminaient un baluchon sur le dos. Un juge, sans doute aux idées avancées, comme on disait en ce temps-là, lui évita le garrot, par miracle, mais ses parents furent chassés du village et il ne sut plus jamais rien d'eux.
Voilà pourquoi il était à San Miguel de los Reyes. Il passa huit années dans ce bagne, et là, il rencontra les militants. Il apprit à lire, à écrire et il lut tous les livres et toutes les brochures qu'il trouva, écouta toutes les conférences et participa à toutes les discussions. Tu sais, on disait que les prisons, avant la guerre, étaient de bien bonnes écoles, c’était vrai, et lui, à son tour, devint un militant, un militant destacado, comme on disait, un militant remarquable.
Geronimo s'est tu, ses yeux si étrangement pâles fixent le vague nuage bleuté qui stagne sous la lampe puis, soudain, saisissant à pleines mains le bord de la table, il se lève pesamment.
Dans la rue de Juillet il est saisi par la fraîcheur de la nuit quand, levant les yeux, il contemple un instant la profusion d'étoiles que ne ternit aucune autre clarté et que lui revient le récit de Romàn sous ces mêmes étoiles dissipant la nuit de Puerto Escandon et qu’il en éprouve un léger vertige comme il advient quand, en un clignement de paupières, la fugacité, parfois, côtoie l’impérissable. Il remonte le col de sa veste et, les bras frileusement croisés sur la poitrine, se dirige vers l'Auberge.
4
Un délicat arôme d'encaustique, contrarié par celui, subtile, de café chaud s'insinuant sous la porte, l'accueille au réveil. Les volets écartés, la croisée s'emplit du feuillage de l’arbre qui semble ébaucher, à l’instant, un bref haussement, insuffisant cependant pour masquer la fontaine sur le rebord de laquelle un gamin s'est juché et manie le levier avec peine avant de s'éclabousser le visage, de lisser ses cheveux très noirs dont il tente en vain de contenir la frange et de sauter à terre pour s'éloigner à pas raidis, la musette de toile bise, gonflée de livres, lui battant les fesses.
La place s'anime des premiers va-et-vient matutinaux: le boucher, au-delà du puits garnit sa fourgonnette carrossée de tôle ondulée avant de partir faire la tournée des fermes et des hameaux du causse. Un employé municipal, gras, manie, indolent, son balai au plumeau de broutilles et sa pelle à long manche qu'il vide régulièrement dans un récipient cylindrique monté sur deux roulettes caoutchoutées. Des femmes se croisent, en blouse et savates, s'interpellent et se joignent le temps d'un bref conciliabule et, lui, en est fugitivement désemparé, accoudé ainsi au dormant, contemplant depuis cette hauteur le monde aller sans lui, comme il va ce matin sans Roman et depuis si longtemps sans le père, alors que ses yeux s’attardent sur ses mains posées là, et qu’elles se font étrangères sous le regard qui se trouble et qu’elles semblent fuir ou se dissoudre jusqu'à n'être plus rien qui puisse se nommer sinon cette surface rayée de striures sombres piquetées d'irisations avant qu'elles ne reprennent forme et se strient à nouveau de rides atténuées par une pilosité duveteuse, très noire et que, inopinément, se dessine non point le rire éclatant de Roman, mais son sourire ébauché quand il lui offre sa part du concombre tendre qu'il vient de fendre d'un coup sec de son couteau au manche épais de bois patiné et à la lame courbe dont seul le fil luit et dont le claquement alors qu’il se referme le tire de sa rêverie. Il lui vient alors le désir vif d’aller par les ruelles du bourg pour tenter d’y saisir il ne sait quoi papillonnant encore entre ombre et lumière.
Sa pérégrination le mène jusqu’à l’église dont il contemple la chaire dans laquelle il se réfugia, un jour, fuyant les sauvages ennemis galopant sur le sentier de la guerre et où il s’endormit provoquant l’émoi de la mère, ses courses et ses appels effarés par les rues et, alors qu’il apparaissait enfin, penaud, l’heure du dîner depuis longtemps passée, les furieuses étreintes que scandaient les hijo de mi vida, hijo de mi vida !
L’élégant prophète qui semble perpétuellement s’élancer hors de la pierre le retient un instant alors qu’il s’apprête à quitter le temple, comme pour l’inviter à examiner les enlacements vipérins du trumeau qui l’effrayait, enfant, comme l’avaient effrayé ces voûtes grises quand il avait bien fallu quitter la cachette dans la pénombre qui se mouvait au fléchissement des flammes pâles de deux ou trois cierges se consumant.
Les vieux sont à leur place eux aussi, autour de la fontaine laissant venir, impassibles, l'heure du déjeuner. Don Faustino tourne vers lui son visage creux dont une barbe, pourtant blanche, qu'il a omis de raser depuis des jours, assombrit la pâleur. Il est borgne.
Il s'étonne de découvrir les traits du vieil homme comme s'ils remontaient dans sa mémoire, affleurant, alors qu'il ne soupçonnait même pas qu'ils puissent y être enfouis. Il reconnaît ce regard que l'unicité raidit et qui le scrute alors qu'un lent relèvement de la paupière dévoile subrepticement le globe blanchâtre de l'oeil sacrifié, bien sûr, bien sûr, je te reconnais, comment va ta mère? Comment va-t-elle ? Don Faustino n'a jamais éprouvé la nécessité de produire le moindre effort pour apprendre la langue de l'exil, protestant peut-être, de cette façon, contre l'absurdité d'avoir été jeté là, sur cette terre étrange, sur cette place, sur la pierre de ce banc. Aussi n’a-t-il n'a jamais parlé autrement qu'en cet andalou qui, omettant les consonnes finales du castillan et en abolissant les sonorités sifflantes et grasseyantes ourle le parler d'un velouté suave et d'une élégance de chant profond.
Il écoute le vieil homme dont la mère lui dit (sans doute au cours de l'une de ces veillées face au poste de télévision où délaissant brusquement les scintillements, elle lançait: tu te souviens Untel? Je ne sais pas pourquoi, je pensais à lui, et l'anecdote venait ordinairement en une succession d'images et de locutions teintées d'une ironie dont la férocité première était atténuée par une sorte de joyeuse candeur dans le ton) dont elle lui dit qu'il commença à marcher devant sa porte, sur le port de Malaga, au début de1937, suivi de sa Sofia portant leur fille dans ses bras, pour ne plus s'arrêter que sur la place Roucou où il demeure encore.
Il ne tarda pas à s'asseoir sur ce banc, devant le puits, pour ne plus en bouger, sa Sofia, mi Sofia dit-il encore, pourvoyant à tout, multipliant les heures de ménages, elle aussi, préparant les repas de son Faustino, accablé nul ne savait de quel mal, son Faustino auquel elle semblait porter un culte qui n'aurait pas été moindre, persiflait la mère, s'il avait été le plus grand des matadors.
Car don Faustino ne fut qu'une chose dans sa vie, persiflait-elle encore, torero, et rien d'autre, tu te rends compte, elle avait tout de même bien ses quinze ans de moins que lui ! Elle était encore une jeune femme alors qu’à la fin de la guerre, il était déjà presque un vieillard ! Pauvre Sofia, elle est morte bien jeune après avoir tant travaillé, pobrecita ...
…Voilà fils, c’est ici que nous mourrons, que veux-tu ? C’est ainsi, oui, nous étions très amis, très amis, puis, après un silence, comme ayant rassemblé quelques résidus d'énergie, j'allais tous les jours chez lui, après le déjeuner, on prenait le café, il m'a beaucoup aidé depuis la mort de Sofia, beaucoup. Il me donnait toujours quelques tomates, des pommes de terre, un morceau de lapin quand il en tuait, je suis très vieux, je n'en ai plus pour longtemps non plus, parfois, j'ai l'impression de ne même plus être capable de me lever de ce banc, comme si mon corps pesait… Non, je n'en ai plus pour longtemps, dis-moi, qu'est-ce que je fais ici? Regarde ces vieux, que font-ils? Rien! Ils attendent l'heure du prochain repas. C'est cela être vieux, attendre l'heure du prochain repas ! Il est temps maintenant, j'ai vécu malgré tout, malgré la mort de Sofia, j'ai vécu, assis sur ce banc, je n’avais pas besoin de bouger pour vivre, je crois même que c'est l'inverse, je crois même que ceux qui bougent beaucoup ne vivent pas autant qu’ils le croient, ils n'en ont pas le temps, il font autre chose. Moi, j'ai vécu ici, sur cette place, sur ce banc, mais Roman est mort maintenant, non et je n’en ai plus pour longtemps, je ne suis pas triste, il vient un moment, tu sais, où tout cela n’a plus beaucoup de sens, la tristesse, la joie, non, plus beaucoup de sens.
Don Faustino s'absorbe un instant dans la contemplation de ses espadrilles informes puis dressant son visage, il darde sur le jeune homme la fixité de son oeil valide : la tristesse et la joie ce sont ceux qui t’aiment qui te les donnent, si tu as cette chance, celle d’être aimé, mais quand il n’y a plus personne…
…oui, bien sûr, je le connaissais depuis longtemps, depuis son arrivée ici, à la fin de la guerre, il sortait du camp, mais il n'était pas brisé, loin de là, il était encore plein de courage, prêt à une nouvelle guerre s'il le fallait, à reprendre la lutte comme il disait, il était encore jeune, nous étions tous jeunes alors, j'étais le plus vieux, j'ai toujours été vieux, depuis le jour où nous avons quitté Malaga, heureusement, Sofia avait assez de courage et de forces pour prendre soin de nous.
Nous avions une fille, un peu plus âgée que toi, elle est née là-bas, elle n'avait pas quatre ans quand nous sommes arrivés ici, elle s'est mariée, très jeune, un homme riche qui fait du vin, vers Puy-L’évêque. Ils vivent à Cahors, dans une grande maison, non, je ne la vois plus, elle venait de temps en temps quand sa mère vivait encore, nous ne sommes même pas allés à son mariage, elle avait honte, sans doute, la pauvre, elle n’avait pas vingt ans et lui presque quarante ou plus, je ne sais pas, elle a été éblouie, elle s'est vendue…
Oui, vendue ! Je sais ce que je dis ! Elle était très belle, plus belle encore que sa mère, je sais ce que je dis ! Moi aussi j'étais plus vieux que Sofia, mais moi je n'étais pas riche, tu comprends? Je n’étais pas riche ! Nous, nous nous aimions, nous ne nous sommes pas quittés un instant, tu entends? Pas un instant. Tout compte fait, nous avons été heureux, plus heureux, peut-être que nous ne l'aurions été en Espagne, ignorants du monde, engourdis comme ces mules qui passent des heures au soleil à chasser les mouches avec leur queue, attendant que le maître, la sieste finie, les attelle à la charrue. Nous, nous nous sommes aimés, toujours, et nous avons été heureux, mais Marina, la pauvre... Je n'ai jamais cru en Dieu, comment croire en Espagne, dans ce pays où l’église na jamais été autre chose qu’une monstrueuse entreprise d’asservissement des plus humbles? Mais j’ai souvent pensé que ce qui nous frappait à travers Marina était une sorte de châtiment, je n’ai jamais pu me défaire de ce sentiment, peut-être n’a-t-on pas le droit, peut-être n’a-t-on pas droit à tant de bonheur, mais je ne sais même pas si c’est cela le bonheur, cette sorte de joie ou plutôt d’exaltation que nous avons connue Sofia et moi, parfois, et cette tendresse constante mais occultée, le plus souvent, par les péripéties de la vie quotidienne, peut-être n’a-t-on pas le droit… Je ne sais rien de tout ça, je ne sais pas si quelqu’un au monde sait quelque chose…
Ses mains tremblent perceptiblement alors qu'il rallume la fine cigarette tenue entre ses doigts maigres et osseux aux ongles roussis par le tabac. Non, Romàn, lui, ne s'est pas marié, les occasions ne lui ont pas manqué pourtant ! Après la guerre, on organisait des fêtes dans les baraques, là-haut, sur le foirail. Des artistes venaient de Toulouse et de Bordeaux, certains avaient été célèbres en Espagne, lui, non, il improvisait, il se déguisait en Joséphine Baker, se noircissait le visage et les mains avec du charbon et dansait. Il dansait comme un gitan. On l'appelait le Gitan, d’ailleurs, depuis toujours, je ne sais pas pourquoi. Les femmes le dévoraient des yeux. Tiens, tu peux en croiser sur cette place, vieilles maintenant, mais qui pourraient t'en parler… Quelle époque! soupire-t-il alors qu'il rallume, une fois encore, son mégot à un briquet dont il actionne la mollette du pouce. Nous n'avons peut-être jamais été aussi heureux qu’en ce temps-là, il ne s’est jamais marié, je ne sais pas pourquoi, nous ne parlions jamais de ces choses-là, poursuit le vieillard alors qu'un rugissement dont le crescendo enveloppe et broie la ville de sa démesure l’interrompt soudain et qu’il en demeure, lui, abasourdi, puis, alors que s'atténue pour se dissoudre dans un silence de catastrophe le vacarme de la sirène qui du haut du beffroi alerte quotidiennement la population de l'arrivée du jour à son midi, il tire à son tour de sa poche un paquet de cigarettes qu'il tend au vieil homme, non, je n'aime pas ces cigarettes, elles sont trop élégantes, regarde, moi je roule les miennes, comme je l'ai toujours fait, d'ailleurs avec Romàn nous n'achetions pas de tabac, il en plantait toujours quelques pieds et il faisait sécher les feuilles dans la cabane. On passait des soirées à les hacher puis on étalait le tabac sur des feuilles de journaux pour finir de le sécher, regarde, il est fort et bon, triomphe le vieil homme brandissant son mégot jaunâtre. Puis Il refuse l’invitation du jeune homme à l’auberge, là, juste de l’autre côté de la place, à deux pas, non, non, je ne saurais pas manger là, et, tu sais, on m’apporte mon repas à la maison comme à tous les vieux, et je ne mange plus rien… Et lui, alors, s’éloignant : hasta luego don Faustino ! A bientôt ! Et le vieil homme: salud, hijo, salud!, comme ont toujours dit los companeros, les camarades.
5
Dans la salle à manger de l'Auberge, il s'est posté face à la baie vitrée pour ne rien perdre de l'irruption du gamin aux cheveux noirs qui, la cruche à la main, lui jettera un regard inquisiteur avant de courir vers la fontaine, zigzagant entre les voisins qui malgré les démocratiques réfrigérateurs continuent de venir là tirer l'eau fraîche du repas, comme ils l'ont toujours fait, si ce n'est que certains, maintenant, portent à la main, non plus le broc émaillé ou la carafe de verre épais mais une bouteille de plastique bleuté.
Puis il dévore, de cette voracité qui émerveillait la mère et provoque parfois le sourire circonspect de Malika. Il ne perd rien, pour autant, du spectacle de la place que le hasard déploie, ce hasard, songe-t-il, qui put le faire naître dans un village blanc des rives de l'Ebre, une ruelle de Mexico, ou ne point le faire naître du tout, et dont certains, pour cela, disent Dieu, comme l'on dit que l'on ne sait pas, que l'on ne sait rien, comme l'on dit qu'il faut bien, tout de même, qu'il y ait quelque chose puisque ce confit est onctueux, ces cèpes convenablement aillés et sur la place, ces femmes et ces hommes qui se croisent, s'évitent ou se saluent, se souhaitent un bon appétit et se retrouvent au comptoir voisin ! Et les enfants qui se poursuivent en un prolongement de récréation ravi au temps ! Ne faut-il pas qu'il y ait quelque chose, tout de même ?
Puis, tout cesse, la place est désertée, soudain, comme une cours de récréation au coup de sifflet de l’instituteur. Au loin, Don Faustino accomplit quelques pas indécis mains croisées dans le dos, le torse légèrement penché, salue, dirait-on, d'un signe de tête et de quelques mots l'employé municipal qui va traînant sa poubelle et brandissant son balai comme une excroissance monstrueuse, et s'engage dans la ruelle du Puits qui monte vers la rue de la Halle, de sorte qu'il le perd de vue mais imagine sans peine qu'il bifurquera à gauche au bout de la ruelle puis encore à gauche pour parvenir sur la placette Roucou, un minuscule et moyenâgeux forum cerné de bâtisses lézardées, suintantes, dans l'une desquelles il vit depuis quarante ans, seul maintenant, il faut bien tout de même, Malika, qu'il y ait quelque chose, sinon qu'est-ce donc que la grâce de ce hasard qui nous mena l'un vers l'autre et qu’est-ce donc que ce masque de Roman, émergeant d'on ne sait où comme une muette supplique, lisse et, pourtant, incompréhensiblement familier, cette grâce qui nous réunit par un après-midi moite de septembre, dans la même chambre correctionnelle…
…elle y défendait une frêle jeune fille détrousseuse s'il en fut d'étalages alléchants et lui une femme, vieille déjà, mais non moins pillarde de vastes surfaces rayonnées et, ainsi, furent-ils conquis sous le regard éteint d'un Président assoupi par leur respective et identique véhémence mais lui en outre par les ondoiements d'une chevelure de sable et la pâleur effilée de mains aériennes qu'il eut aussitôt envie de baiser et ils se retrouvèrent ainsi dans une salle de pas perdus.
Cette nuit-là leurs corps en reconnaissance tâtonnèrent, retenus et indécis, hésitants à la rive d'un tel flot, puis ils se racontèrent. Lui la Guerre, sa guerre et les berges de la Dordogne, elle le pays abandonné et les masures de terre séchée recroquevillées sur le plateau lissé par le vent, les nuits de lune où le silence tinte du filet de thé cascadant autour du feu, puis, sa rébellion au premier coup porté par un père à qui elle pardonnait, maintenant, le reniement prononcé quand, encore adolescente, elle avait craché à la face du prétendant. Elle conta le mutisme de cet homme accablé qui la trouvait, le soir, plongée dans les livres étalés sur la table familiale et qui, sans un mot, étendait un tapis à ses pieds et se courbait interminablement. Alors, elle se réfugiait dans la pièce voisine, dortoir plutôt que chambre, où frères et soeurs occupaient déjà tout l'espace, pour s'engouffrer plus rageusement encore dans les dédales du Droit, fourbissant inlassablement les armes grâce auxquelles elle secourrait un jour d'autres insoumises aux traditions inqualifiables d'esprits emmurés.
Elle lui conta sa mère recroquevillée mais attentive, insoumise elle aussi, elle d'abord, silencieusement, activement, aidant autant qu'elle le pouvait à une délivrance qui était aussi la sienne, vivant par sa fille, sa grande fille d'abord qui ouvrait ainsi la voie aux petits, ne vivant que par elle, la rudoyant s'il le fallait aux jours d'accablement et de détresse, ne s'apitoyant jamais, et explosant de joie aux succès innombrables, immensément comblée, enfin, à la vêture de la robe noire qu'elle brandit un jour à la face de son mari, à la face d'un monde tôt ou tard vaincu et ainsi, cette nuit, devint-elle Malika la mora car lui qui avait tout dit lui dit encore: "tres moricas me enamoran en Jaen: Axa y Fatima y Marien".2 Il faut bien qu’il y ait quelque chose, à moins que non, rien, juste une légère inclinaison de trajectoire, une sorte de déviation imperceptible d’on ne sait quoi et la consistance pourtant de cette gorgée de vin âpre et la cascade de ton rire.
La maison, d'un seul étage, au bas de la ruelle du Puits, semble contrainte entre deux bâtisses qui l'étouffent. Un coupon de tissu blanchâtre pend plutôt qu'il n'est tendu derrière les quatre vitres qui constituent la partie supérieure de la porte. La boiserie ne retient plus, par endroits, que les écailles d'une antique peinture d'un vert sombre.
La porte s'ouvre sur le rez-de-chaussée aménagé en une remise parfaitement ordonnée: sur les étagères fixées aux murs par de grossières équerres de métal sont disposés outils et vieilles chaussures, bouteilles vides, boîtes de fer blanc et pots de verre qui semblent témoigner là, dans leur alignement, d'un temps où chacun de ces objets eut sa part de présence au monde et dans l'apparence desquels semble subsister une sorte de respiration atténuée, un imperceptible mouvement hors de la matière quand les yeux s'y posent.
Aux poutres grossièrement équarries pendent les tresses d'ail, les bouquets de laurier, les guirlandes de tomates et de piments fripés. Des bûches sont empilées dans la pénombre de l'étroit escalier qui grimpe à l'étage et les pommes de terre soigneusement étalées sur des sacs de jute bruns voisinent avec les haricots secs séchant sur de vieux journaux grands ouverts.
Il demeure un instant immobile sur le seuil, non pas comme pourrait le penser le brigadier derrière lui, pour scruter les recoins et y déceler on ne sait quel indice, mais pour humer, une fois encore, les arômes de son enfance.
Puis, il gravit les marches jusqu'à la porte étroite, récemment rafraîchie d'une preste couche de laque bleue pâle, qui ouvre sur la cuisine à la fenêtre de laquelle vient lorgner l'humidité glauque de la ruelle. Une table rectangulaire et quatre chaises au siège de paille tressée, un réchaud à gaz sur trois planches inégales assemblées en table rudimentaire, un antique évier de pierre grise sous un robinet de cuivre jaune parfaitement astiqué, un buffet surmonté d'un vaisselier garnissent la pièce en compagnie d'un fauteuil de rotin aux accoudoirs rafistolés qui, tel un monument érigé à la patience, semble retenir une évanescente somnolence au coin d'un cantou dans l'âtre duquel sont disposées, en une frêle pyramide, les bûchettes sous lesquelles pointe une feuille de journal sollicitant la flamme.
Sur le mur opposé, un rideau à perles de plastique noires et jaunes signale la chambre. Celle-ci, meublée d'un lit bas couvert d'un tissu rayé de bleu et de blanc, d'une armoire à deux battants et d'une chaise en guise de table de nuit, est dépourvue de fenêtre.
Il ouvre les portes de l'armoire avec circonspection comme craignant de voir se déverser à ses pieds un trop plein d'évidences ou d'y découvrir quelque sarcastique vérité. A gauche, sur des cintres, un costume foncé, un imperméable de gabardine beige, une veste de laine grise et un pantalon de velours côtelé noir. A droite, sur les étagères, des sous-vêtements, des draps pliés, deux pull-overs, une pile de mouchoirs sur laquelle repose une savonnette dont l'emballage indique qu'elle est parfumée à l'eau de Cologne. La plus haute des tablettes est occupée par une boîte à chaussures elle-même posée sur une chemise à sangle de carton rouge.
La boîte qu'il examine en premier lieu est divisée en deux compartiments par une fine planchette de bois que la seule pression sur les parois suffit à maintenir. Celui de gauche est garni d'une faible liasse de fiches de paie jaunies serrées par un élastique rouge sombre, de deux cartes de séjour périmées d'un bleu passé et d'un carnet syndical au sigle de la C.N.T. dont il constate qu'il est à jour de cotisations. L'autre renferme des photos qu'il examine attentivement, s'attardant sur un cliché qu’il n’hésite qu’un instant à glisser subrepticement dans sa poche.
La chemise qu’il examine ensuite contient des coupures de journaux, quelques pages entières soigneusement pliées provenant pour la plupart de la presse du mouvement libertaire espagnol: C.N.T., Solidaridad obrera (« la soli » comme disent affectueusement les militants), Tierra y libertad, Cenit, Estudios, un mince recueil de textes de M. Bakounine intitulé "Ideario", une brochure de P. Kropotkine, "Communisme et Anarchie", une autre du Docteur Isaac Puente, "l'hygiène, la santé et les microbes", une encore de Federica Montseny, "el problema de los sexos" et, du même auteur, dans la collection "la novela ideal", une nouvelle en français intitulée "Aube rouge". Il feuillette enfin un mince recueil de poêmes de Amador Franco dont le premier dit ainsi: Verba lexicum illuminat, chantait un grillon à tue-tête... Enfin, il range, pour ainsi dire cérémonieusement, boîte et la chemise avant de s’attarder brièvement à la contemplation des vêtements pendus aux cintres dans une pénombre qui, fugitivement, semble le héler.
Le brigadier pose à nouveau les scellés sur la porte qu’il vient de refermer comme effaçant d’un geste la méticulosité de Roman, son ascétisme et ses guirlandes de tomates tandis que lui, caresse, dans la poche de sa veste, le papier glacé du cliché dérobé.
Puis, il reprend le chemin des jardins, coupant derrière l'abbatiale pour, longeant la Borrèze, parvenir à la route de Sarlat. Il chemine lentement, lourd lui semble-t-il, comme imbibé de la vie de Romàn restituée dans sa limpidité, palpitante encore (comme si chaque objet palpé lui était si familier qu'il ne s'était éprouvé nullement plus étranger dans ce logis que dans celui de la mère où il va encore parfois quérir une relique dont elle s'inquiète brusquement et qu'il dépose à portée de main dans sa chambre de retraite et qu'elle lui demande alors, préoccupée un instant, si elle ne reviendra pas bientôt, non pas chez elle, mais "à la maison") si palpitante encore cette vie, qu'elle semble démentir sa mort, cette mort-là, incongrue à tel point qu'il lui semble, maintenant, impératif d’en connaître la raison alors qu'il lui vient soudain à l'esprit, entre jardins et Borrèze, combien vastes lui semblaient naguère ces étendues de potagers, comme était demeurée vaste dans son souvenir la place du Puits et comme le bourg aujourd'hui lui paraît rétréci ou plutôt pelotonné au creux de son vallon, comme un enfant réfugié sous les combles, quand vient l'orage, entre un coffre démantibulé et un fauteuil affaissé, pour se protéger du délire universel et retrouver dans cette intimité poussiéreuse l'apaisement d'inavouables frayeurs. Et lui frisonne aussi, songeant à ce qui se love dans cette mort, il ne sait quoi mais qui le guette tandis qu’il aborde la « plaine » des jardins et que la Borrèze murmure.
Geronimo, comme la veille, est penché sur le sillon. Comme la veille, ils s'assoient sur la traverse et, là, adossés à la cabane, échangent à voix mesurée, comme si le lieu sollicitait la mesure, les nouvelles du jour. Puis ils demeurent silencieux dans le faible froissement de la peupleraie au pied de laquelle s'épuisent les jardins. Mais lui, alors, dans le silence de cette pénombre, laisse aller les mots, pourquoi, Geronimo, pourquoi mon père est-il parti?
Le vieil homme semble écouter un instant encore le murmure des peupliers avant de souffler comme pour ne pas en troubler la quiétude: pour l'Organisation mon fils, bien sûr, pour l’Organisation, parce qu'il était le plus apte à faire ce qu'il y avait à faire. Voilà pourquoi il est parti. Puis, après une hésitation, comme prenant conscience d’une insuffisance: Romàn aussi est parti, souvent, mais, je ne sais pas pourquoi, cette fois, ton père fut désigné, parce que la mission était délicate, j’imagine, je ne sais pas. Seule l’Organisation le sait. Romàn non plus ne comprenait pas, quand la nouvelle est arrivée quelque chose en lui s’est affaissé. Nous étions ici, il a laissé tomber sa bêche, s’est assis sur le banc, les coudes plantés sur les genoux et il est demeuré là, tête basse, sans un mot. Puis, subitement, comme saisi par une fureur inouïe, il s’est mis à répéter, faiblement d’abord, puis de plus en plus haut, au point que les hommes travaillant dans les parcelles voisines levaient la tête et que je ne savais comment le raisonner: c’est moi qui devais y aller! C’est moi qui devais tomber! Moi, moi, ne cessait-il de vociférer, il a toujours été excessif… Non, on ne sait pas, on ne peut pas savoir ces choses-là, il est tombé à Saragosse, sur le Pont de pierre, blessé, ils l'ont transporté à Madrid, il n’a pas dit un mot, c’est tout ce que nous savons. Pas un mot ! répéta longtemps la mère, pas un mot, inlassablement.
Ils cheminent à nouveau, côte à côte dans cette paix tombant avec la nuit et dont la fraîcheur qui annonce l'hiver porte les senteurs de monceaux de feuilles humides se consumant dans les jardins et, alors qu'ils parviennent à l'orée du bourg, les fumets de soupes réchauffées…
6
…très mauvaise réputation, reprend Geronimo, je te l'ai dit, nous étions des idéalistes, et puis, le front de Teruel n'était guère actif au début. Les combats importants se déroulaient autour de Madrid, mais nous, nous avions pris les armes pour faire la Révolution, pour créer une nouvelle société, tout de suite, libre et égalitaire, idéale, nous étions sincères, convaincus, nous avions foi en notre idéal.
Maintenant je ne sais plus, je me réveille souvent la nuit et je repense à tout cela, je me dis qu'il n'y a rien de plus dangereux que la foi, surtout quand on serre un fusil dans les mains. Nous voulions combattre toute autorité pour rendre au peuple sa souveraineté et nous sommes, nous-mêmes, devenus l'Autorité, très vite, dès le premier homme fusillé à la Puebla de Valverde, le riche du village, exécuté à l'initiative du Peuple justement, à l’initiative de quelques miliciens sur dénonciation de quelques villageois, et nous avons dû, nous, les militants confirmés, les membres du Comité de guerre de la Colonne, faire preuve d'autorité et instaurer une loi interdisant toute initiative venue du peuple, justement, une loi qui prévoyait les châtiments conséquents, et la loi fut adoptée à l'unanimité, bien sûr, qui aurait osé rompre l'unanimité aux premiers jours de la Révolution?
Notre foi était tellement forte que nous refusions, sans même en être conscients, d’appeler les choses par leur nom. Nous ne parlions pas de chefs mais de délégués ou de responsables, pas d'Etat major ou de commandement mais de Comité de guerre, pas de dirigeants mais de "militantes destacados", de militants remarquables, et quand le Comité Régional de Catalogne prit le pouvoir à Barcelone, il baptisa le gouvernement, parce que c’était un véritable gouvernement, il le baptisa Comité de Milices antifascistes ! Et quand le Comité National de l’Organisation négocia sa participation au Gouvernement central il demanda que ce gouvernement soit baptisé Comité de Défense !
Pire encore, ces scrupules n'ont duré que quelques mois. Nous avons bien vite capitulé, dès le début de l'année 1937, car il fallait gagner la guerre, au prix de la révolution. Et nous avons tout perdu.
Pendant l'été et l'automne 36, pourtant, nous avons fait la Révolution. Des groupes de la Colone de Fer ont parcouru le Levant pour aider à la collectivisation des terres et à la gestion des usines par les ouvriers. Mais nous nous sommes très vite heurtés aux communistes, qui, alors qu’ils n'étaient qu'une poignée en juillet se fortifiaient rapidement, recrutant tous ceux qui mouraient de peur devant la Révolution, tous ces boutiquiers qui ne cherchaient qu'une chose, leur propre sécurité. Il y aurait tant à dire... Bien sûr, Roman participait à ces expéditions, il était sans doute le plus radical de nous tous. C'est lui qui proposa de descendre à Valence où le Gouvernement avait fui, laissant Madrid sous les bombes. Il fallait y mettre un peu d'ordre car ce que l'on entendait dire de la vie que certains y menaient nous indignait. Et nous y sommes allés, et nous avons vu de nos yeux que rien n'avait été fait, que les fichiers de la police qui renfermaient les noms de tous les militants actifs depuis des années demeuraient intacts, comme si rien ne s'était passé, que les registres cadastraux étaient là, indemnes, comme si les collectivisations ne signifiaient rien, et nous avons été indignés par le spectacle de ces Gardes d'Assaut et de ces nouveaux policiers qui encombraient les rues exhibant des armes rutilantes alors que nous, à Puerto de Escandon, nous devions, pour avoir une arme, aller la prendre à l'ennemi.
Et nous avons été indignés devant toutes ces bijouteries débordantes d'or alors que l'Organisation n’avait même pas de quoi acheter des armes, devant ces boîtes de nuit dans lesquelles nouveaux et anciens bourgeois mêlés s'en donnaient à coeur joie.
Roman n’a pas eu beaucoup de mal à nous convaincre qu’il était indispensable d’agir. Et nous l’avons fait. Nous avons allumé un feu sur la « Plaza Mayor » dans lequel se sont consumées toutes ces archives qui étaient celles de notre propre misère et il n'est pas vrai que nous terrorisions la population, comme certains l'ont dit, bien au contraire, le peuple s'est joint à nous dans un enthousiasme indescriptible, mais ce qui est vrai, c'est que nous avons désarmé tous les policiers rencontrés et eux étaient terrorisés, et ce qui est vrai aussi c'est que nous sommes allés dans les boîtes de nuit et que nous avons pris tout l'or, tout l'argent, tous les bijoux que nous avons trouvés et que là aussi les gens étaient terrorisés, surtout quand nous leur demandions s'ils n'avaient pas honte de vivre ainsi alors que d'autres tombaient au front et quand nous leur promettions de revenir sans tarder poursuivre notre tâche.
Je me dis, maintenant, que nous avons été bien naïfs de croire qu'il suffisait d'annoncer ainsi la bonne nouvelle, de faire miroiter aux yeux de tous les pauvres du monde les vertus de la société que nous proposions de construire pour que chacun prennent aussitôt sa part dans l'oeuvre commune, de croire que l'homme, au fond, est vertueux et qu'il suffit, mais je ne sais plus, ce que je sais, c'est que nous, nous étions convaincus et sincères, que nous ne pouvions pas faire autre chose que ce que nous avons fait cet été-là.
Ils parviennent rue de Juillet, comme par inadvertance. Geronimo tire la remorque dans la resserre, lui tend une clayette garnie de quelques tomates escortant deux concombres et de compactes laitues dont le vert des feuilles rougit aux extrémités, puis, se cassant en deux, il saisit aux oreilles le sac de pommes de terre pour le déposer délicatement contre le mur.
Lui, embarrassé de ses légumes, à peine franchi le seuil, est sollicité par le fumet de la paella mijotant et par les exclamations de Manuela l'invitant à contempler le large et mince plat de fer à deux anses dans lequel le riz, jauni de safran, s'efface sous une profusions de dorés, d'écarlates sombres, de pâleurs rosissant et d'émeraudes pâlissant. Puis, accoudé à la table dressée de trois assiettes fleuries, il les observe.
Elle, que les ans ne parviennent ni à flétrir ni à occulter définitivement la belle et robuste jeune femme qu'elle fut, lui, démoulant des cubes de glace sous le filet d'eau d'un mitigeur étincelant, incongru au-dessus de l'antique évier de pierre grise, torse massif posé sur des jambes courtes et légèrement arquées, indestructible. Il ne sait rien d’eux non plus, ils sont là comme ils étaient déjà là quand il venait, à la sortie de l’école, alors que la mère, sans doute, était encore occupée à quelque tâche répugnante dans une demeure cossue, chercher le goûter que lui confectionnait Manuela (pain imbibé de pulpe de tomate arrosée d’un filet d’huile d’olive et saupoudré de sel fin) avant de courir jusqu’au terrain de rugby, les mains et les lèvres étaient rouges et grasses quand il y parvenait, pour s’y perfectionner en passes et feintes subtiles.
Ils mangent comme le faisaient les pauvres dans le Levant, chacun piochant dans le plat posé au centre de la table et se rafraîchissant de temps à autre d'une pincée de crudités accommodées sous une goutte d'huile et un filet de citron, cueillie dans l'assiette fleurie…
…cet argent, reprend Geronimo, comme pour dissiper la vertigineuse sensation (où l'éphémère butine l’éternité) qui vient de le saisir lui, à l'instant où le masque de Romàn, une fois encore, s’impose, impassible et limpide mais s’anime imperceptiblement en une ébauche de sourire sardonique alors que la perle rosée, à la commissure de ses lèvres, explose en une infinité de particules scintillantes et que la saveur du poivron frit adoucit les palais depuis la nuit des temps, cet argent, que de mensonges ont été dits! a toujours été remis intégralement à l'Organisation, tu entends bien? Intégralement !
Je sais que nous avons été décrits comme des bandits, j'ai lu le livre de la Pasionaria, belle histoire en vérité, des mensonges à chaque ligne, car les bandits, n'étaient pas à Puerto de Escandon mais bien plutôt dans les boîtes de nuit et dans les bureaux de Valence où les ministres étaient venus se réfugier parce que les bombes tombaient trop drues sur Madrid et que leur vie était trop précieuse, plus précieuse sans doute que les nôtres. Ils nous ont fait tout ce qu'ils pouvaient nous faire…
…et ils auraient fait plus s'ils l'avaient pu, intervient Manuela, tu sais, j’étais l’une des rares femmes de la Colonne portant un fusil, les autres étaient infirmières, travaillaient dans les bureaux ou au lavage du linge, mais moi j'en avais assez des travaux de femme, et j'ai pris un fusil et je peux dire que nos pires ennemis ont toujours été les communistes. Je vais te raconter ce qu'ils nous ont fait.
L’un de nos miliciens qui était en permission à Valence fut assassiné dans un bar. Nous n'avons jamais su par qui, mais nous avons tout de suite pensé à une provocation, une manière de nous faire réagir pour nous dénoncer ensuite comme fous et incontrôlés. Nous ne sommes pas tombés dans le piège. Nous avons décidé, simplement, de rendre hommage à ce milicien en organisant un grand enterrement qui partirait du monastère des salésiens et traverserait toute la ville jusqu'au cimetière.
Trois centuries accompagnaient le cercueil (sans compter les délégations fournies des deux autres colonnes du secteur "Torres-Benedito" et "C.N.T.13"), celle du mort allait en tête et les deux autres, dont la mienne, derrière. Le défilé devait être parfait, militaire, si tu veux.
Nous marchions lentement, nos armes bien en évidence car nous ne voulions pas seulement montrer notre sérieux, notre sens des responsabilités, mais aussi notre force. C'était impressionnant. Nous sommes parvenus ainsi sur la place Tetouan. Et là, nous avons senti qu'il se passait quelque chose. Le siège du Parti communiste, comme le palais du Gouvernement civil devant lequel nous étions passés un instant auparavant, étaient fortifiés comme pour soutenir un siège. Il y avait des sacs de sable à toutes les ouvertures, des camions et des voitures devant tous les accès.
Nous avons continué à avancer, lentement, sereinement. La foule saluait du poing dressé le cercueil couvert du drapeau rouge et noir de l'Organisation, le silence était pesant, angoissant.
C'est au moment précis où la tête de la première centurie allait quitter la place qu'ils ont commencé à tirer. Nous étions pris sous le feu de leurs mitrailleuses, Dios mio, chacun essayait de fuir ou de s'abriter quelque part. Nous ripostions comme nous le pouvions. J'ai vu Romàn se battre ce jour-là, pour la première fois. Il ne pensait pas un instant à lui. Il allait chercher ceux qui tombaient, morts ou blessés. Il les chargeait sur son dos, courait les mettre à l'abri puis revenait, offert aux balles… Combien sont tombés? Plus encore parmi les spectateurs que parmi les miliciens !
Peu à peu, nous avons repris notre sang froid. Nous nous sommes regroupés et nous avons reformé le cortège. Je suis sûre que personne n'a songé un instant à renoncer. Le défilé a repris dans un silence effrayant. Nous avons cheminé dans cette ville silencieuse tout à coup. On n’entendait que nos pas sur le pavé, nous avancions les yeux aux aguets, les visages étaient d’un pâleur effrayante et nos poings étaient crispés sur les fusils.
La cérémonie terminée les responsables nous regroupèrent, non sans mal. Nombreux étaient ceux qui, déjà, reprenaient le chemin de la plaza Tétouan, tu peux imaginer ! Mais, enfin, nous nous sommes retrouvés dans une sorte d'entrepôt proche du grand marché central, qui est si beau, mon Dieu... Et nous avons tenu là une Assemblée pour décider ce qu'il fallait faire. La plupart d’entre nous étaient d’avis de régler leur compte à nos assaillants, sans tarder ni tergiverser.
Romàn, une fois encore était le plus virulent. Il ne cessait de tempêter contre ces palabres insensées et de presser les miliciens de repartir au combat. Mais les responsables de L'Organisation, arrivèrent, prirent la parole et invoquèrent tous les saints de l'Anarchie pour nous persuader que ce serait une erreur d'entrer en lutte ouverte contre le Parti communiste, que tout le camp républicain en serait affaibli. Garcia Oliver, lui-même, apparut tout à coup et nous tint un discours sur le devoir et la responsabilité de chacun. Je ne sais plus ce qu’ils nous ont dit, ils en ont dit tellement…
Mais alors, nous en sommes presque venus aux mains. Romàn était fou de rage. Il interrompait Oliver, le traitait de parvenu, de traître et de je ne sais quoi encore. Soudain, il a porté la main à son révolver et il a fallu se précipiter pour le maîtriser. Nous avons passé des heures à palabrer. Et puis, déjà tard dans la nuit, Roman a demandé la parole pour la dernière fois et il a prononcé un discours, un vrai discours.
Il expliqua qu’en ne réagissant pas immédiatement, nous avions fait preuve d'une grande irresponsabilité. Il dit, je l'entends encore, que dorénavant, tous les ennemis de la Révolution, témoins de notre faiblesse, n'auraient de cesse de nous détruire. Il dit aussi que ce n'était là que leur première tentative pour en finir avec la Révolution et que nous devions maintenant nous attendre à de nouvelles agressions.
Les événements lui ont donné raison. Depuis ce moment-là, nous étions à la fin du mois d'octobre, jusqu'aux saccages des collectivités d’Aragon en passant par celles du Levant, par la militarisation des milices et les événements de Mai 1937 à Barcelone, le Parti communiste n'a eu de cesse d'en finir avec la Révolution libertaire.
Il ajouta enfin, et il était, je ne sais comment te dire, il était accablé, mais aussi terriblement menaçant, il ajouta que, en réalité, la Révolution était déjà vaincue, non par l'ennemi, mais par notre propre lâcheté. Il conclut, enfin, prédisant que le fascisme allait vaincre sans le moindre doute, et que cette guerre n'était plus celle pour laquelle il avait quitté San Miguel de los Reyes débordant d'enthousiasme.
Il régnait dans ce lieu, quand il se tut, un silence effrayant. Puis, des murmures parcoururent la foule des miliciens dont nombre d'entre eux approuvaient Romàn, mais ce ne furent, cette nuit-là, que des murmures, comme à la messe…
Et lui, tandis que Manuela, se détournant, saisit le coin de son tablier pour le porter promptement à ses yeux, partage intensément le désarroi des miliciens, comme si ce passé qui le portait déjà, dans lequel il était inclus inéluctablement, comme il fut porté quelque peu plus tard dans le ventre de sa mère, comme si ce passé se reconstituait en lui à chaque récit entendu jusqu'à ce qu’il se surprenne à penser, parfois, comme eux, "notre guerre", et plus encore quand il observe leurs mains tourmentées et qu'il songe au fusil qu'elles ont tenu et qu'il peut alors hocher la tête, entérinant ainsi la véracité des faits du haut d'une expérience en quelque sorte vécue.
Mais alors, il vacille et soupçonne qu’une infime braise, sans cesse ravivée à chaque récit, une braise jaillie de ce brasier, s'est posée en lui et ne s'éteint plus. Il en vacille pressentant fugitivement qu'il ne parviendra pas, qu’il ne parviendra plus à éteindre ce rougeoiement et il se surprend alors à réprimer une pointe d'acide répulsion envers ces femmes, ces hommes, leur sempiternelle guerre et leurs rêves grandiloquents, qui l'ont pétri, lui, de leurs mains rugueuses et gourdes, qui ont tissé cette trame qui l'enserre, le contraint et dont il entrevoit fréquemment qu'il devra en trancher chaque fil, en dénouer chaque maille pour s’en s’extirper un jour…
…à partir de ce moment-là, nous avons commencé à perdre la foi, poursuit Geronimo. Bien sûr, nous avons continué à défendre les collectivités, mais ce n'était plus comme avant. Je me souviens qu'après l'enterrement, ce devait être trois ou quatre jours après, j'ai retrouvé, Romàn sur le rocher où nous avions l'habitude de venir fumer une cigarette en regardant la nuit.
Il me dit, et c'était terrible dans sa bouche, que tout était perdu, que si, d’aventure, l'on gagnait la guerre, la Révolution, elle, était vaincue et que bientôt, aussi bien lui, un gibier de potence, que nous, les militants libertaires, serions exterminés par le nouveau pouvoir, et il me rappelait ce qu'il était advenu des anarchistes russes quand les bolcheviks prirent le pouvoir. Il était désespéré…
… mais pas au point d’être indifférent à toutes ces femmes qui montaient au front, comme on va en excursion, l'interrompt Manuela, méprisante soudain, et dont il profitait sans vergogne. Il faut dire les choses comme elles sont, poursuit-elle, véhémente, sur ce plan là c'était un "sinvergüenza", exactement, sans la moindre vergogne, puis, baissant la voix, c'est si loin tout ça, il était tellement libre, tellement… Comme s'il n'en revenait pas d'être encore vivant, comme s'il en voulait aux autres, à nous tous, de ne pas savoir être libres. Elle se tait et ils demeurent là, tous les deux, les yeux baissés, absents, ou plutôt, songe-t-il, enfouis dans un monde dont lui est irrémédiablement exclu.
Puis, elle se ressaisit, s'ébrouant, dirait-on, eh bien, offre-lui donc une liqueur, ce n'est plus un enfant, lance-t-elle, et lui, tel un de ces puissants chevaux de labour qui, quoique réagissant pesamment sous la mèche, le font avec toute la bonne volonté du monde, lui se lève lentement, tandis que sa compagne, après l'avoir accompagné du regard quelques secondes, détourne celui-ci vers le jeune homme qui le reçoit avec un imperceptible recul tant il lui semble, ce regard, chargé d'une supplique que souligne un bref balancement de la tête.
Elle baisse vivement les yeux quand Geronimo pose sur la table une bouteille de verre blanc, haute, aux flancs sculptés d'un quadrillage partiellement recouvert d'une étiquette sur laquelle dominent le rouge et le jaune autour du portait d'un adonis au visage simiesque. Manuela, à son tour, quitte la table pour s'activer à l'évier débordant de vaisselle alors que lui, comme pour dissiper le trouble provoqué par ce regard pathétique, se tourne vers Géronimo...
7
…nous avons essayé de résister à la militarisation comme nous avons pu. Nous refusions de devenir des soldats en uniforme soumis à cette discipline militaire, ses saluts, ses grades, ses pas cadencés, nous prétendions, nous, être des hommes conscients qui n'avaient pas besoin de cette absurde discipline pour se battre, nous l'avions prouvé, nous n'avions pas besoin de toutes ces simagrées parce que nous, nous savions pourquoi nous combattions.
Cependant, en décembre déjà, les plus prestigieux de nos militants étaient ministres du Gouvernement central et répétaient à longueur d'articles et de discours qu'il fallait tout sacrifier à la guerre, jusqu'aux idéaux pour lesquels nous avions toujours combattu, jusqu'à notre dignité de militant.
Ils nous serinaient sans cesse la fameuse parole de Durruti, le grand Durruti, tombé fin novembre à la Cité universitaire de Madrid, le "nous renonçons à tout sauf à la victoire", comme si c'était parole d'évangile.
Mais nous, nous refusions ces abandons, et c’est pourquoi nous n’avons tenu compte ni des consignes ni des comités, et nous avons convoqué une assemblée de délégués de toutes les colonnes libertaires pour le 5 février 1937, à Valence. Je me souviendrai toujours de cette date, car figure-toi que toutes les colonnes envoyèrent des délégués, et ça, c’était déjà était une victoire. Et puis, pendant trois jours et trois nuits, dans le théâtre de la calle Santa Teresa, nous avons tenté de convaincre tous ces miliciens de refuser la militarisation.
Au début, nous avions l'impression que nous allions y parvenir car la plupart des délégués semblaient nous approuver, même ceux qui étaient déjà militarisés.
José Pellicer, l’un des militants les plus influents de la Colonne exposa toutes les raisons qui devaient interdire au Mouvement libertaire de se rallier à la militarisation. Il expliqua que vouloir lutter contre les militaires soulevés avec les mêmes armes qu’eux, c’est-à-dire avec une armée traditionnelle, c’était aller inéluctablement à la défaite car il fallait être aveugle ou lâche pour de pas voir que les démocraties européennes avaient, en signant le Pacte de non-intervention avec Hitler et Mussolini, décidé de nous abandonner à notre sort et que Staline n’avait pas d’autre objectif, en Espagne comme ailleurs, que de mettre la main sur tous les mouvements révolutionnaires et pour cela, s’il le fallait, il était prêt à exterminer tous ceux, qu’ils soient libertaires ou marxistes dissidents, qui refusaient d’obéir.
Puis, ce fut le tour de Roman de monter à la tribune pour y dénoncer avec sa véhémence habituelle la dérive « collaborationniste » de l’Organisation depuis ce jour de Juillet où, dans le bureau de Companys3 à la Généralitat de Barcelone, quelques militants prestigieux avaient pris la responsabilité, non seulement de participer au Pouvoir, mais de le partager avec des organisations plus ou moins bourgeoises, sous prétexte de se refuser à instaurer une «dictature anarchiste» comme disait la Federica Montseny à Garcia Oliver, partisan, lui, de ir a por todo comme il disait, de prendre tout le pouvoir. Remarque ça ne l’empêcha pas d’accepter, un peu plus tard, le portefeuille de ministre de la Justice dans le Gouvernement central…
Est-ce que tu te rends compte de ce que cela signifiait de renoncements en si peu de temps ? Est-ce que tu te rends compte que le plus insoumis des militants, celui qui avait ouvert les prisons de Barcelone, devenait ministre de la Justice, responsable de l’administration de ces mêmes prisons ?
Roman poursuivit sa critique des responsables qui sacrifiaient si facilement nos idéaux sous les éternels prétextes d’efficacité, de réalisme et de « circonstances particulières », comme si, dit-il, je m’en souviens bien, comme si la Révolution pouvait être autre chose qu’une circonstance particulière !
Les applaudissements des délégués nous donnèrent l’espoir, à cet instant, que tout n’était pas perdu, que nous allions parvenir à remettre la révolution sur les rails qui étaient ceux que nous avions posés au congrès de Saragosse, mais, les militants destacados les plus prestigieux étaient arrivés et prirent la parole, se succédant à la tribune, indifférents aux huées et aux sarcasmes qui fusaient par instants.
Je me souviens surtout de Mera, Cipriano Mera qui était à la tête d’une unité déjà militarisée et dont l’intervention fut déterminante. Parce qu’il était, lui, le maçon qui avait appris tout seul ce qu’il savait, un modèle de militant et de honra, de cette moralité qui a toujours été si importante pour nous. Je le revois, court de taille, avec sa casquette à oreillettes relevées et son épaisse veste de cuir sombre qui lui tombait jusqu’aux genoux.
Parvenu à la tribune, il commença par lancer un défi à chacun de ceux qui l’écoutaient : qu’on lui dise s’il avait jamais été autre chose qu’un militant honrado, irréprochable! Le silence se fit impressionnant et je sus, alors, avant même qu’il ne prononce son discours, qu’il emporterait la décision.
Il passa en revue la situation internationale, mit l’accent sur la guerre mondiale qui s’annonçait, montra comment dans ce déferlement de violence et d’intérêts nous n’étions, nous, libertaires espagnols, qu’un tout petit grain de sable et que notre seule chance de salut, notre seule chance de préserver l’Idéal consistait à nous joindre à la lutte des démocraties contre le fascisme qui gagnait l’Europe entière, à intégrer l’armée de la république pour prendre notre part à cette lutte, sans renoncer pour autant, au fond de nous-mêmes, à ce que nous étions et pouvoir, la guerre gagnée, le respect du camp républicain gagné grâce à notre contribution à la victoire, grâce à notre abnégation, pouvoir alors reprendre notre combat pour la Révolution libertaire.
Un silence, non seulement respectueux, mais admiratif et grave, je crois, suivit son discours. Quelques-uns encore, responsables nationaux ou régionaux se succédèrent à la tribune pour y prêcher la responsabilité, la réflexion et le compromis. Enfin, chacun se plia à ces raisons qui parurent, soudain, si raisonnables et qui allaient en finir avec les errements des premiers mois, de tout ce temps, depuis juillet.
Je suis sûr que nombreux furent ceux qui éprouvèrent un véritable soulagement à l’idée de cette incorporation, pour ainsi dire officielle, dans la République. J’en suis sûr parce que j’éprouvais moi aussi ce soulagement, songeant que les choses maintenant seraient plus simples, que nous n’aurions plus désormais qu’à obéir au Gouvernement au sein duquel l’Organisation veillerait sur nous.
Le dimanche 21 mars 1937, je m’en souviens comme si c’était hier, se tint la dernière assemblée générale de la Colonne. La militarisation y fut décidée à l’unanimité, comme c’était alors la coutume et la règle dans L’Organisation. Les dissidents, faisaient ainsi le sacrifice de leurs convictions par esprit, encore, de responsabilité, pour le plus grand bien et la plus grande gloire de la Organizacion. Voilà, nous étions devenus définitivement raisonnables. Nous renoncions à tout, comme disait Durruti. Mais lui ne saurait jamais que nous renoncions aussi à la victoire.
Plutôt que de nous séparer, nous avons accepté de devenir des soldats. La Colonne se mua en Brigade, la 83° Brigade mixte, non, Romàn avait déjà quitté Puerto de Escandon. Dès le lendemain de l’Assemblée des colonnes de l’Organisation il forma un groupe de quelques miliciens aussi désemparés et, sans doute, désespérés que lui et ils prirent le maquis pour ne plus cesser, tout au long de la guerre, de harceler l’ennemi dans son dos. Maintenant, je suis persuadé que c'est ce que nous aurions tous dû faire. Otro gallo cantara ! approuve Manuela depuis sa vaisselle, un torchon à la main, il en serait allé bien autrement...
…j'ai beaucoup réfléchi depuis, poursuit Geronimo, je me suis souvent demandé pourquoi l'Organisation, plutôt que d'accepter la militarisation, n'avait pas organisé cette guerrilla, comme Romàn le fit avec quelques compagnons, car, si nous ne savions, ni ne voulions marcher au pas, cela, la guerre de guerrilla nous savions la faire, elle correspondait parfaitement à notre idéal, à nos traditions de lutte, à notre tempérament.
Il m'a fallu longtemps pour comprendre, pour donner une réponse satisfaisante à cette question, et la réponse s’est imposée, un jour où je regardais cette photo dans le livre de J. Peirats4, tu sais bien, on y voit nos ministres, pendant je ne sais quelle manifestation officielle, en tenue de gala, Garcia Oliver, ministre de la Justice, lui le garçon de café, mais surtout, l'homme d'action qui avant la guerre alimentait les caisses de solidarité de toutes les grandes grèves révolver au poing en compagnie de Durruti et Ascaso, lui, ministre de la Justice, sur cette photo, en complet cravate et elle, la Montseny, ministre de la santé, en robe longue, comme une dame, comme une grande bourgeoise, elle, la révolutionnaire anarchiste !
La réponse, je vais te la donner : ce que nous recherchions, par dessus tout, à cette époque, ce n'était rien autre que la reconnaissance par le camp républicain, par le monde politique, par la bourgeoisie progressiste, de notre compétence et de notre sens des responsabilités, la reconnaissance, en réalité, de notre respectabilité.
D'ailleurs, il me semble bien que c'est Cipriano Mera qui dit un jour, lui, Général et Anarchiste, vainqueur de Guadalajara, que les hommes de la C.N.T., les libertaires, devaient montrer au monde entier qu'ils étaient capables, non pas d'être aussi disciplinés que les autres, mais plus disciplinés que les autres ! Voilà quelle était notre ambition, nous qu'on a accusé des pires forfaits : être des hommes irréprochables, même aux yeux de nos pires ennemis, surtout à leurs yeux. Nous avions soif de respectabilité.
Mais il y avait autre chose encore. Tu sais, la Federica commençait souvent ses discours ou les terminait par ces mots : yo, Anarquist , moi, Anarchiste ! Eh bien j’ai réfléchi à ce que signifiait, pour elle, mais aussi pour nous tous, ce mot : « Anarquista ». Ce n’est pas comme en français, il n’y a pas dans ce mot, en tout cas, il n’y avait pas à l’époque, d’idée de désordre, au contraire, ce mot exprimait la plus haute moralité qu’on puisse imaginer.
Tu sais quel était le livre, non pas le plus lu, car bien des militants, moi le premier, étions incapable de le lire sans aide, mais celui qui était dans toutes les bibliothèques pour pauvre qu’elle fût ? C’étai L’ Ethique de P. Kropotkine ! Le titre nous suffisait, pour ainsi dire, car nous savions que cette éthique, qui devait être la nôtre, était fondée sur l’égalité, la justice et la solidarité.
Les libertaires espagnols avaient l’habitude de dire que pas un homme au monde n’était assez pur pour qu’il puisse se dire Anarquista. Sans doute, on pouvait tendre à cette qualité, à cette honra, mais sans l’atteindre jamais. Je me souviens d’un conférencier qui nous parlait de la vie du vieil anarchiste russe et qui nous disait que je ne sais quels vieux grecs avaient pour philosophie de tendre sans cesse vers la sagesse sachant, pourtant, qu’elle est, cette sagesse, comme un horizon qui fuit sans cesse.
Nous aussi, les libertaires d’Espagne, nous voulions atteindre à une certaine sagesse et pour cela construire une société qui permette à chacun de progresser vers cette perfection. Il nous semblait que cet idéal que nous portions était très respectable et que, puisque nous le portions, nous devenions respectables nous-même. Voilà pourquoi, je crois bien, la Fédérica, sur cette photo était habillée comme une dame et Garcia Oliver comme un ministre bourgeois, voilà pourquoi.
Ils demeurent un instant silencieux, à nouveau, tous les trois, Manuela adossée à l’évier, son torchon à la main, les deux hommes tête basse, le regard perdu dans les volutes florales de la nappe en toile cirée.
Nous ne nous sommes revus qu'en 1945, ici, reprend Geronimo, son nom figurait sur une de ces listes transmises par la S.I.A.5 qui permettaient aux membres d'une même famille, d'un même village, de se retrouver. Lui, n'avait personne.
Jamais, poursuit-il, jamais il ne nous a parlé de Mathausen, pas même à moi au jardin où, pourtant, il me racontait ses faits d’armes. Il me dit seulement qu'il avait été pris à Dunkerque et emmené en enfer. Rien d'autre, l'enfer ! L’enfer opine Manuela d’une voix qui semble venue des profondeurs de sa méditation, mais ce n’était pas une raison pour se conduire comme il l’a fait, ce n’est pas une raison alors que Geronimo balayant d’un geste las les miettes sur la toile cirée, laisse, laisse donc, grommelle-t-il, laisse donc, mais elle, se raidissant soudain, raidissant son regard avant qu’il ne se pose sur lui pour s’y adoucir aussitôt, non poursuit-elle, il faut le dire aussi, ce n’est pas parce qu’il est mort, il faut le dire, il ne se conduisait pas bien à son retour d’Allemagne, la colère qui était en lui pendant notre guerre s’était transformée en une sorte de mépris, il méprisait le monde entier, il nous méprisait nous, nous tous, j’en suis sûre et tu sais pourquoi il nous méprisait ainsi ? Parce que nous nous étions résignés à la défaite, à notre nouvelle vie ici, au travail quotidien, à cette quiétude, à ce petit bonheur. Il nous méprisait parce que lui continuait à refuser la défaite de la Révolution et pour cela il refusait de travailler pour un patron comme tout le monde, il se contentait du jardin parce que l’exploitation on la refuse disait-il, voilà ce qu’il disait parfois et puis il lui arrivait de partir, de s’absenter quelques jours ou plus et nous savions bien qu’il retournait là-bas mais personne ne lui posait de questions, personne ne lui posait de questions sur ses voyages, sauf ton père, bien sûr, parce que c’était lui le responsable de l’organisation ici et dans toute cette région. Manuela demeure silencieuse un bref instant comme reprenant son souffle ou évaluant ce qui lui reste encore à dire, puis elle reprend avec application comme pesant ses mots : je suis sûre aussi que ton père lui a dit qu’il n’approuvait pas son attitude, particulièrement son attitude avec les femmes, je suis sûre qu’il n’approuvait pas les libertés qu’il prenait avec elles, comme il n’approuvait pas ses numéros de danseuse plus ou moins dénudée, je voyais bien comment il s’en détournait pendant les fêtes, je voyais bien la réprobation sur son visage, car, tu sais, ton père était l’homme le plus sérieux que tu puisses imaginer, il ne se permettait jamais le moindre écart, jamais, et moi je me demandais, quand je les voyais parler tous les deux, au jardin ou le jour du bal sur la place, assis à l’écart sur un banc à côté du Puits, je me demandais ce qu’ils pouvaient bien se dire tous les deux alors qu’ils étaient si différents, si totalement à l’opposé l’un de l’autre. Il n’y avait que ta mère pour oser aller troubler leurs conciliabules et elle tirait Romàn par le bras pour qu’il danse avec elle parce que toi, disait-elle à ton père en éclatant de rire, toi tu n’as jamais su danser et lui, il approuvait d’un sourire... Elle s’interrompt à nouveau et, baissant les yeux, elle saisit une pointe de son tablier qu’elle porte à sa bouche pour s’en voiler les lèvres et interrompre le flot d’amertume qui vient. Il demeure lui, ce faisant, suspendu à cette brisure, à ce coin de tablier occultant des lèvres auxquelles il semble imposer le silence…
…mais il a toujours fait ce qu’il devait faire, reprend Geronimo d’une voix qui semble s’être voilée comme se voilent les voix entre les murs épais d’un temple, il n’a jamais reculé, il a toujours aidé les autres sans jamais rien demander en retour, il est toujours resté fidèle aux idées, lui, et personne ne peut dire le contraire. Je vais te raconter ce qu’il a fait après avoir quitté la Colonne : il n’était pas nécessaire d’être très savant, en mars 37, pour deviner ce qui allait se passer. Nous savions tous que l’affrontement avec les communistes était, non seulement inévitable, mais imminent.
L’Union soviétique ne pouvait pas tolérer une révolution libertaire en Espagne, comme elle ne l’avait tolérée ni en Ukraine ni à Kronstadt. Et la Révolution, en Espagne, était tout entière dans les collectivités agricoles du Levant et d’Aragon, mais surtout dans le pouvoir des libertaires en Catalogne, la dictature anarchiste, disaient les communistes.
Ils commencèrent par le Levant. Le Gouvernement décida par décret, de prendre en charge, de « nationaliser », si tu préfères, les exportations d’oranges, mais les membres des collectivités s’y opposèrent car il était évident qu’il s’agissait pour le gouvernement, c’est-à-dire, de fait, les communistes, d’en finir avec les collectivisations libertaires. Bref, des incidents particulièrement graves éclatèrent à Vilanesa. Les affrontements entre gardes d’assaut et paysans prirent de telles proportions que nous décidâmes d’envoyer deux ou trois centuries, je ne me souviens plus exactement, pour protéger les collectivités.
Le comble de l’ironie, ou, plutôt, du tragique, fut atteint quand nous apprîmes que ce fameux décret de « nationalisation » des exportations était signé par Juan Lopez, ministre du commerce mais aussi militant libertaire « destacado » de l’Organisation ! Dans ces conditions il n’était pas difficile de prévoir que la prochaine attaque prendrait la Catalogne pour cible.
Roman avait raison, nous avions reculé une fois, nous ne cesserions plus de reculer car les communistes espagnols obéissaient aveuglément à l’Union soviétique qui n’avait d’autre objectif que de prendre le pouvoir dans le camp républicain, ce qui impliquait l’élimination de tous les opposants, en commençant par les libertaires et les membres du POUM. Roman savait cela mieux que quiconque, comme il savait que les comptes se règleraient en Catalogne, la place forte des libertaires espagnols. Voilà pourquoi, en ce début de printemps, avec sa cinquantaine d’hommes, il se précipita à Barcelone…
8
…dans la ville l’effervescence était à son comble. Le premier Mai, cette année-là, ne fut pas fêté. La police, déjà sous le contrôle des communistes, ne cessait, depuis quelques jours, de désarmer les militants libertaires isolés.
Roman me raconta qu’ils entrèrent dans la ville par groupes de trois ou quatre hommes avec la consigne de se retrouver au siège du syndicat des transports qui se trouvait au bas des Ramblas, non loin du port. La tension était perceptible partout me dit-il, et ce ne fut une surprise pour personne quand le 2 mai, vers trois heures de l’après-midi, des détachements de la Force publique sous le commandement du Commissaire général à l’ordre public, déclenchèrent leur attaque contre le bâtiment de la Telefonica, place de Cataluna, qui depuis le 19 juillet était administré par un comité syndical présidé par un membre de la Generalitat. De fait, comme partout en Catalogne, les libertaires dominaient à la Telefonica.
Ils se précipitèrent, remontant les Ramblas en compagnie d’une foule de militants venus des faubourgs et de la Barceloneta. Des barricades commençaient à s’élever un peu partout de sorte que les assaillants, parvenus au rez-de-chaussée du bâtiment se trouvèrent, à leur tour, pris entre le feu des militants réfugiés dans les étages et celui des compagnons accourus. La situation devint très vite inextricable, des échauffourées meurtrières éclataient dans la vieille ville dont les rues étroites se garnissaient de barricades. Roman évalua vivement la situation et décida qu’il valait mieux sortir de cette confusion et tenter de voir les choses de haut.
Sur les terrasses du château de Montjuich qui domine la ville, avaient été installées des batteries d’armes lourdes servies par un détachement de Gardes d’Assaut que Roman et ses hommes n’eurent aucun mal à convaincre qu’ils se trouvaient désormais sous les ordres du groupe guerrillero « los hijos de la noche », c’est ainsi qu’ils s’étaient baptisés, tu te rends compte, « les enfants de la nuit » !
Les combats se poursuivirent, meurtriers, et le 4 mai commencèrent à être diffusées par toutes les radios des proclamations de dirigeants prestigieux qui étaient accourus. Toutes appelaient pathétiquement au cessez le feu, à la fin de cette lutte fratricide, disaient-il, et à l’union contre le fascisme, des balivernes au point où en étaient les choses.
Garcia Oliver prononça un discours mémorable s’adressant, non pas au companeros comme il était d’usage dans l’Organisation, mais aux camaradas , comme disaient les communistes. Le bruit courut alors qu’il n’était pas libre de ses paroles et que les négociateurs de l’Organisation étaient, en réalité, retenus à la « Generalitat ».
Romàn fit aussitôt pointer ses canons sur le palais avant d’appeler la Présidence, de décrire sa situation stratégique et d’ordonner qu’on lui passât Garcia Oliver qui, au bout du fil, assura qu’il était libre mais n’en demanda pas moins que les canons fussent maintenus en position jusqu’à nouvel ordre. Les négociateurs ne purent parvenir à un accord, les combats reprirent, le Gouvernement de Catalogne démissionna.
C’est alors qu’un événement déclencha la fureur de Roman. Camilo Berneri, l’un des militants les plus respectés du Mouvement libertaire européen, anarchiste toscan, professeur à l’université de Florence, Camilo Berneri dont il avait lu, en prison, toutes les brochures et tous les articles publiés, venait d’être assassiné en compagnie de l’un de ses camarades, nommé Barbiéri, si mes souvenirs sont bons, criblés de balles tous les deux.
Personne ne douta de la responsabilité des communistes dans cet assassinat, comme personne ne douta de leur responsabilité dans la disparition du dirigeant du POUM Andrès Nin.
Alors, il redescendit en ville, escorté de quelques hommes aussi déterminés que lui et se joignit à un autre groupe de réfractaires à la militarisation et à la compromission, los amigos de Durruti qui, en ces jours décisifs pour la Révolution, venaient de se proclamer Junta de defensa. Ensemble, cette nuit-là, ils parcoururent Barcelone. « Que veux-tu que l’on ait fait, cette nuit-là ? » me répondit-il quand je l’interrogeai, nada !, rien !
Puis arriva la Federica dont la voiture officielle, fut, parait-il, criblée de balles à deux reprises. Elle aussi négocia tant et plus alors que des forces importantes, une centaine de camions dit-on, quittaient Valence pour rétablir l’ordre à Barcelone et que dans le port des bateaux de guerre prenaient position.
Voilà, c’est ainsi que de négociation en négociation, de concessions en concessions le calme revint à Barcelone. Les communistes prirent, de fait, tout le pouvoir, et la révolution fut définitivement vaincue, dès le printemps de 1937, moins d’un an après le début du mouvement. En réalité, je te l’ai dit, la Révolution fut vaincue à partir du moment où l’Organisation décida d’être respectable.
Manuela, s’asseyant enfin après avoir couvert la vaisselle d’un torchon immaculé l’enveloppe à nouveau de son regard navré alors que Geronimo verse un peu d’anis encore et poursuit son récit, car il convient de mener à son terme toute tâche entamée ou, peut-être, parce qu’il soupçonne qu’il plonge dans ce passé pour la dernière fois…
…puis vint le tour de l’Aragon ou l’organisation avait tenté de bâtir le fameux communisme libertaire tant de fois proclamé dans les villages de cette région depuis le début du siècle. L’argent y fut aboli du jour au lendemain, non pas pour des raisons économiques ou financières, non pas parce que nous avions découvert un moyen plus efficace pour échanger les produits mais, une fois encore, pour des raisons morales, parce que nous savions que l’argent est corrupteur, que l’argent est le mal, tout simplement.
Nous l’avons remplacé par je ne sais quel système de bons et de tickets que l’on échangeait contre des marchandises dans les magasins collectivisés. Mais encore une fois, tout cela n’avait rien d’improvisé, tout avait été imaginé, étudié et, finalement, mis noir sur blanc lors du congrès de Saragosse, au mois de mai précédant le soulèvement.
Roman, au début de cet été de 1937, arriva donc à Caspe, un gros bourg de la vallée de l’Ebre qui était quelque chose comme le coeur des collectivités d’Aragon et, en outre, le siège de l’Etat Major de la 25° Division que commandait Antonio Ortiz. Tu as dû en entendre parler, c’est lui qui, peu après la fin de la guerre mondiale, faillit parvenir à tuer Franco qui assistait à une corrida à San Sebastian.
Il avait, en compagnie d’un ancien pilote, affrété un petit avion de tourisme depuis lequel il projetait d’arroser de dynamite la tribune officielle. Ils parvinrent à survoler la ville mais une patrouille de l’aviation franquiste les prit en chasse et ils ne durent leur salut qu’à la virtuosité du pilote et la proximité de la frontière.
Je ne sais pas ce qu’il est devenu, Ortiz, j’ai entendu dire qu’il était quelque part en Ariège, un drôle de citoyen, celui-là encore. Il n’est pas étonnant que Roman ait choisît de se mettre à sa disposition. Ils étaient de la même trempe, je crois bien.
Bref, ils firent ensemble le tour des collectivités, de Esplus à Muniesa en passant par Alcoléa de Cinca, Barbastro, Angués, Mas de las Matas, Valderrobres, Montalban…pour que tu voies ce que nous avons à défendre, lui dit Ortiz, et Roman en fut enthousiasmé, comme toujours, comme il s’enthousiasmait pour tout ce qu’il jugeait véritablement révolutionnaire.
Je voyais, ici, mieux que nulle part, réalisée la société pour laquelle nous nous battions, me dit-il, et il était intarissable quand il décrivait l’étendue des champs sans limites depuis que la propriété était abolie, les clôtures abattues, les églises, non pas détruites comme le prétendait la propagande ennemie mais converties en magasin où l’on venait s’approvisionner selon le principe du «à chacun selon ses besoins», les assemblées de village certains soirs au cours desquelles étaient prises toutes les décisions d’importance. A ce propos, à propos du « à chacun selon ses besoins », j’ai lu, je ne sais où, qu’on le trouve aussi chez les premiers chrétiens, ils parait même que c’est dit quelque part dans la Bible6. Je n’en serais pas étonné, nous étions des croyants qui convertissaient les églises en greniers !
Eh bien tout cela, en ce printemps, était menacé. Romàn passa son temps à tenter de convaincre les membres du « Conseil d’Aragon », son président lui-même, Joachin Ascaso, d’organiser la défense de cette obra, de cette œuvre révolutionnaire. En vain. Les Divisions de l’Organisation (La 24°, 25° et 26°, l’ex-colonne Durruti) devaient tenir le front selon les ordres de l’Etat Major central et elles obéissaient aux ordres. Par esprit de responsabilité, comme toujours. En revanche, le Parti communiste auquel avaient adhéré tous les petits bourgeois effrayés par la Révolution et qui, sous la conduite des russes, s’était infiltré dans tous les organismes de l’état et de l’Armée, le parti communiste depuis les événements de Mai en Catalogne, avait le champ libre.
A partir du mois d’Août les événements se précipitèrent. Sous l‘impulsion des communistes, un «Front populaire d’Aragon » fut créé qui condamna la gestion du Conseil d’Aragon, lequel fut dissout par décret à la mi-Août alors qu’un « Gouverneur fédéral » était nommé par le Gouvernement central.
La 11° Division commandée par le Lieutenant-Colonel Lister, membre éminent du Parti communiste, envahit la région, abolit la propriété collective et rétablit la propriété privée ! Oui, les communistes ont rétabli la propriété privée en Aragon ! Les membres du Comité régional de l’Organisation furent détenus et enfermés dans un vieux mas au bord de l’Ebre qui s’appelait, je crois, la « Torre del Bosque » et le Président du Conseil d’Aaragon fut lui-même arrêté, accusé de trafic de bijoux.
Romàn assistait à tout cela, impuissant, d’autant plus qu’une offensive sur Saragosse fut déclenchée, ce mois d’Août (comme pour détourner l’attention de l’attaque des collectivités) qui mobilisa toutes les forces de l’Organisation.
Il tenta d’organiser la défense de Mas de las Matas mais les villageois eux-mêmes étaient las, déjà, de tant d’agitation et de violence. Il ne lui restait plus qu’à faire ce qu’il savait faire. Il reprit le maquis et, avec ses hommes, vécut sur le territoire ennemi, de coup de main en coup de main, jusqu’à la fameuse bataille de Téruel pendant ce terrible hiver de 1937-1938.
Il était déjà dans la ville quand les premières unités des forces républicaines y pénétrèrent et ils furent, lui et ses hommes, parmi les derniers à la quitter sous la pression de la contre-offensive ennemie. Et puis, ce qui devait arriver arriva, à la mi-avril les fascistes réussirent à percer le front et à atteindre la mer à Vinaroz. Le territoire républicain était, désormais, coupé en deux, tranché. Plus rien ne pouvait éviter la défaite.
L’offensive républicaine sur l’Ebre qui débuta fin juillet 1938, ne servit à rien sinon à sacrifier la vie de milliers et de milliers d’hommes. Et ce fut la « retirada », la retraite, la chute de Barcelone le 26 janvier 1939 et la traversée des Pyrénées par des centaines de milliers de d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards, en plein hiver, en février.
La 26, comme on disait affectueusement pour désigner la 26° Division, l’ancienne colonne Durruti, tenta de résister dans la zone de Tremp, en vain, bien sûr, et Romàn se joignit à son avant-garde espérant encore je ne sais quel miracle.
Quand ils parvinrent dans la Sierra del Cadi, par l’étroite gorge du Segre, dans ce somptueux pays qui, par la « collada de Tosas » touche à la frontière, Romàn, songea, et je te jure que c’est exactement ce qu’il me dit, que c’était un bel endroit pour mourir.
Il échafauda immédiatement le projet d’élever là, sur cette montagne immaculée, el ultimo baluarte, le dernier rempart et de combattre là, de mourir là. Mais, me dit-il, ce n’était pas du tout, dans son esprit, un acte suicidaire, absolument pas. Figure-toi qu’il avait appris que circulait de l’autre côté de la frontière, véhiculée par certains journaux, la rumeur qu’une horde d’anarchistes, la Colonne Durruti, c'est-à-dire un ramassis de bandits et de criminels, était sur le point de pénétrer en France pour y commettre les pires horreurs.
Et c’est vrai, c’est vrai que ce bruit couru, je m’en souviens parfaitement, comme je me souviens de tous ces gens qui, le dimanche venaient nous regarder à travers les barbelés des camps, comme pour vérifier que nous avions visage humain. Et l’on entendait dire, « ils n’ont pas l’air si méchant… », oui, je m’en souviens parfaitement.
Eh, bien, l’idée qui germa dans le cerveau de Roman n’était rien d’autre que de montrer au monde entier ce qu’étaient réellement les libertaires espagnols, montrer au monde entier que les anarchistes espagnols n’étaient ni des fanatiques ni des criminels assoiffés de sang mais au contraire qu’ils étaient des hommes droits, honrados. Leur sacrifice sur cette montagne devait montrer, aux yeux de tous, que les libertaires étaient les meilleurs des hommes, qu’ils étaient des saints, pour ainsi dire. Et puis, par leur sacrifice ils préserveraient l’avenir, ils sauveraient en quelque sorte les libertaires du futur, ils sauveraient les hommes qui, alors, feraient enfin la véritable révolution libertaire. Voilà ce qu’il me dit.
Il exposa son projet à ses compagnons qui l’approuvèrent, bien sûr, comment auraient-ils pu faire autrement après tant de combats menés ensemble ? Puis il l’exposa à Ricardo Sanz, qui commandait la 26 depuis la mort de Durruti, et à Gregorio Jover qui passait par là avec ses carabiniers et ses gardes d’assaut !
Je ne sais pas si tu te rends compte : Jover ! Avant la guerre, il était l’un des membres du groupe « los Solidarios » avec Durruti, Ascaso, Garcia Oliver, Sanz et je ne sais plus qui, ce groupe, je t’en ai déjà parlé, qui alimentait les caisses de l’Organisation en attaquant les banques quand il le fallait, eh bien, Jover était devenu le chef de ces unités des forces de l’ordre comme Oliver était devenu ministre de la justice ! Voilà jusqu’où sont allés les meilleurs d’entre nous, par souci de respectabilité, à moins qu’ils n’aient, eux aussi, trouvé quelque goût au pouvoir en l’exerçant pendant des années au sein même de l’Organisation en tant que militants prestigieux, (car c’étaient bien eux qui exerçaient le pouvoir même quand il n’occupaient aucun poste officiel) ce qui expliquerait… peut-être, je ne sais pas, mais s’il en était ainsi, l’histoire de ces hommes serait la meilleure des illustrations de cette éthique libertaire qui nous avertit que le pouvoir corrompt de telle sorte qu’il vaut mieux que personne ne l’exerce trop longtemps !
Quoi qu’il en soit, il m’assura que sa proposition, celle de créer sur cette montagne un îlot de résistance (qu’il avait baptisé la « Republica de Cadi ») remonta jusqu’à ce qui restait du Haut Commandement lequel, tu penses bien, avait d’autres chats à fouetter. Mais, et c’est ce qui l’affligea, elle ne fut pas prise en considération, non plus, par les militants prestigieux de l’Organisation.
Les principaux responsables de la République vaincue passèrent la frontière avec des passeports en bonne et due forme signés par l’ambassadeur de France. Le chef du Gouvernement, le fameux Doctor Negrin qui ne cessait de proclamer la résistance à outrance quitta le pays une nuit du début février sans même prendre le temps d’en avertir son Chef d’Etat-major.
Quand à la Colonne Durruti, elle passa la frontière en un impeccable ordre militaire pour bien montrer aux gendarmes français que les anarchistes espagnols savaient, eux aussi, marcher au pas. Ton père qui était capitaine, me raconta que les gendarmes étaient tellement ébahis qu’ils se mirent au garde-à-vous et saluèrent la Division. Romàn ne passa pas en France. Il ne put s’y résoudre alors que toute la région du centre, de Madrid jusqu’à Valence, résistait encore aux fascistes. Il rebroussa chemin.
Tu sais ce qui se passait dans cette vaste région encore tenue par ce qui restait de l’Armée de la République. Les communistes avaient l’ordre, venu de Moscou, de tenir jusqu’au déclenchement de la guerre mondiale qui, maintenant ne faisait plus de doute, alors que les républicains modérés souhaitaient en finir pour sauver autant de vies que possible. Les libertaires décidèrent de s’allier à ces derniers et de régler leur compte aux communistes, une bonne fois pour toutes.
Et c’est là, à Madrid, que Romàn retrouva Cipriano Mera qui commandait le IV° Corps d’armée, tout auréolé de sa victoire de Guadalajara, la seule véritable victoire de l’armée républicaine, Mera, celui qui avait tant fait pour la militarisation des milices ! Mais Romàn admirait vraiment cet homme, râblé, robuste, aux mains larges et fortes du maçon qu’il n’a jamais cessé d’être, parce qu’il savait que c’était un homme de conviction, de courage et par-dessus tout un homme « honrado ». Il se mit à sa disposition.
A la fin février et au début du mois de mars, l’Angleterre et la France reconnurent officiellement le gouvernement de Franco, officiellement, car, en réalité, comme je te l’ai dit, ces deux pays avaient reconnu les fascistes depuis longtemps, depuis la signature de Pacte de non- intervention.
Que pouvait-on faire dans ces conditions sinon tenter de sauver le plus de vies humaines qu’il serait possible ? Mais les communistes avaient l’ordre de tenir, de tenir encore pour appuyer la diplomatie de Staline qui aboutit, tu le sais, à ce pacte entre la Russie et l’Allemagne, au mois d’août1939, peu après notre défaite.
Un Conseil National de Défense fut créé à l’initiative d’un colonel qui s’appelait Casado et qui fut chargé de prendre contact avec l’ennemi pour tenter d’organiser la fin de la guerre. Les communistes réagirent à ce qu’ils considéraient comme un coup d’Etat en attaquant le Quartier Général de l’Armée du Centre, en plein Madrid. Ils allèrent jusqu’à fusiller plusieurs officiers.
Mais alors, Cipriano Mera fit intervenir des unités de son IV° Corps d’Armée et le Quartier Général fut repris pendant que Romàn exécutait certaines missions dont, là encore, il ne me dit rien sinon que c’était Mera lui-même qui les lui avait confiées.
Vers la mi-mars, les communistes capitulèrent et peu après les fascistes déclenchèrent leur dernière offensive. Bien sûr, ce fut le sauve-qui-peut. Sur le front les vaincus fraternisaient avec les vainqueurs, et à l’arrière tous ceux qui souhaitaient quitter le pays se dirigeaient vers la côte, vers Alicante où, disait-on, des bateaux allaient arriver pour les transporter en lieu sûr.
Mais tu sais bien ce qui se passa. Les bateaux n’arrivèrent pas. Les démocraties européennes, la France et l’Angleterre en particulier, abandonnaient ces milliers d’hommes de femmes, de vieillards et d’enfants sur les quais d’Alicante.
Je l’ai tellement entendu raconter par ceux qui l’ont vécu ! Ils étaient là, tu peux imaginer dans quelles conditions, les yeux tournés vers le large, submergés par l’angoisse, espérant voir apparaître à l’horizon les silhouettes salvatrices. Et elles apparurent mais, bientôt, chacun pu voir que ces navires arboraient, non pas les couleurs des démocraties voisines mais celles, sang et or, oui, sang et or, des fascistes d’Espagne. Alors, ce fut l’horreur, des coups de feu retentirent sur les quais, tiens, attends…
Geronimo se lève pesamment, quitte la pièce ( Manuela le suit du regard secouant la tête imperceptiblement tandis que s’embuent ses yeux) pour revenir s’asseoir aussitôt posant devant lui un épais volume recouvert de fort papier bleu marine et orné d’une étiquette comme en usent les écoliers…Tiens, dit-il, ouvrant le livre à la dernière page, écoute ce que raconte Peirats :
« … Tragédie symbolisée sur le port d’alicante par des milliers d’espoirs brisés ; par le geste numantin d’un Maximo Franco dont les envahisseurs trouvèrent le corps, encore chaud, baignant dans son sang, le visage serein alors que fumait encore entre ses lèvres la dernière cigarette… ». Voilà comment moururent certains sur le port d’Alicante…
Romàn, lui n’avait pas attendu, plutôt que de suivre la foule vers la côte, comme s’il devinait ce qui allait se passer, il partit vers le nord, marchant de nuit, mobilisant toute son expérience de guerrillero pour parvenir enfin aux Pyrénées.
En France, il comprit très vite que la seule manière de ne pas perdre la Guerre était de gagner celle qui venait de commencer, la guerre mondiale, et lui l’antimilitariste fulminant, ne trouva d’autre moyen, sur l’instant, que de s’engager dans l’armée française…
9
Il demeure allongé les yeux offerts à la pénombre qu'une poussière lumineuse dissipe autour de la fenêtre malgré les volets clos et à laquelle, lui semble-t-il, se mêlent par instants des sonorités à peines audibles et cependant foisonnantes.
L'envie lui vient de descendre sur la place sans plus tarder pour que ne fuit point, à son insu, une bribe de ce jour qui va. Non point qu'il éprouve cette angoisse dont meurent les poètes ou dont se repaissent de forts esprits qui découvrirent un jour que leur sort, à nul autre différent, est tranché, depuis toujours et à jamais, et qu'en cela leur singularité ou plutôt leur puérile prétention à la singularité s'affaisse définitivement.
Non, l'angoisse de cette sorte lui est étrangère car il sait de toute sa conscience ce qu'il en est de son insignifiance, il sait que l'authenticité de cette insignifiance, sa réalité absolue, n'est pas seulement dans la certitude que sa disparition n'altérerait, n'altérera, en rien la marche du monde (comme la disparition de Roman ou celle de son père n'altère en rien le va-et-vient sur la place dont la rumeur lui parvient), mais qu’elle est, cette insignifiance essentielle, tout entière dans le fait que sa disparition ne le concerne pas, lui, surtout pas lui, qui ne sera plus. De sorte qu'insignifiant pour soi, chacun n'est signifiant que pour l'autre, l'autre aimé et seulement lui, Malika, et c'est bien la disparition de l'autre aimé qui m'affecte et non point ma propre disparition, ce qui veut dire que l'autre seul, parce que sa disparition m'affecte, n’est pas insignifiant mais, bien à l’inverse, seul signifiant, c'est-à-dire singulier, unique, irremplaçable.
Il n'y a là, songe-t-il encore, comme pour se donner, songeant ainsi, la bonne raison de savourer un instant de plus cet alanguissement offert à chaque réveil, il n’y a donc là, dans cette révélation qu'il eut un jour de son insignifiance, nulle source d'épouvante mais, bien au contraire, celle du désir de vivre, car la singularité, si l'on y tient, si l'on ne peut décidemment se défaire de cette puérilité, se construit dans la liberté octroyée à chacun par la révélation de son insignifiance. Cette prise de conscience, semble-t-il bien en effet, instaure la liberté et justifie qu'on s'en saisisse, mais, en outre, de cette conscience naît l'amour de l'autre, de cet autre-là et l'estime pour tous les autres.
Enfin, de la conscience de sa propre insignifiance naît le sublime, parfois, en un instant privilégié qui bannit le sordide. C'est, sans doute, de cette conscience, songe-t-il encore avant de s'ébrouer, que surgit l'opportunité d'éprouver ici, dans ce poudroiement de lumière rectiligne, un effleurement de joie.
Qui se dissipe aussitôt, pourtant, quand lui revient le regard de Manuela l’enveloppant de toute l’angoisse qu’il portait et qui l’effraye au point de redouter, maintenant, que lui en soit révélée l’origine. Car il pressent que la mort de Romàn le menace comme si cette balle issue de la guerre qui l’avait poursuivi à travers le temps et les frontières pour venir le frapper enfin ce matin là sur son banc face aux peupliers fébriles, comme si cette balle le poursuivait, lui, maintenant, inexorablement. Il en éprouve aussitôt un embarras au creux du ventre, un malaise, comme l’on dit parfois, qui soulève le cœur. Et il repousse, comme pour s’en défaire, draps et couvertures d’une brusque détente de ses jambes car l’urgence vient de le saisir de courir vers Manuela, de répondre à l’appel de son regard éperdu, Ils savent tous songe t-il, s’apprêtant à la hâte, ils savent qui tenait l’arme, ils savent pourquoi le père partit un jour défier la mort laissant là sa compagne et son enfant et ils conspirent à étouffer le secret, ils conspirent à tenter de dévier la balle qui poursuit sa course.
Les vieux sont là, rivés à leur banc, dans la douceur d’un soleil automnal qui les abîme en une somnolence prémonitoire. Il adresse un signe de la main à don Faustino qui lui répond d'un mouvement de tête comme il chasserait une mouche intempestive posée sur la visière de sa casquette. Puis il s'engage dans la rue de Juillet.
Manuela finit d'éplucher les légumes de la soupe quotidienne. Elle tranche longitudinalement (deux coups de couteau vifs et croisés) dans le vert d’un poireau avant de jeter dans une bassine posée sur la table la poignée de fines lamelles (dont les plus graciles se recroquevillent et tirebouchonnent) aux couleurs pâles, dont les dégradés luisent, prenant le temps d’achever sa tâche, comme repoussant l'inéluctable, ou pour n'y pas céder avant d'avoir mis en ordre l'univers. Elle passe soigneusement sous le jet chaque légume avant de le jeter dans un égouttoir de plastique dont le jaune éclatant semble fléchir sous l’amoncellement. Puis, elle s'assoit séchant ses mains à son tablier pour les poser bien à plat sur la table, doigts écartés, les pouces s'effleurant, et les observer un instant avant de lever les yeux.
Ecoute-moi, mon fils, c'est difficile, mais il faut pourtant que je te dise, que je t’explique, je ne sais pas pourquoi, parce que je suis vieille sans doute et que je ne peux pas emmener ça avec moi, c’est trop, trop, et quand tu seras parti il n’y aura plus personne… Tu sais, il a fait beaucoup de bien autour de lui, et beaucoup de mal aussi. Maintenant, il est mort. Comme il devait mourir. Je suis sûre qu'il souriait en regardant le canon du révolver braqué sur lui. On fait toujours du mal à force de vouloir vivre libre. Je suis sûre, aujourd’hui, que cette liberté, celle qu’il convoitait lui, on ne la conquiert, si l’on y parvient, qu’au détriment des autres, de quelques autres. Il ne peut pas y avoir de liberté sans un peu de, comment te dire ? un peu de retenue ou, peut-être, un peu de compassion, sinon cette liberté dont jouissent certains, les plus forts, devient vite oppression pour les autres. Mais je me trompe sans doute, je ne fais, disant cela que tenter de dissimuler la lâcheté de tous ceux qui n’ont pas le courage, la force ou je ne sais quoi, de vivre libres. Peut-être.
Manuela s’interrompt un instant hésitant, lui semble-t-il, comme l’on hésite à franchir d’un pas plus long l’ornière ouverte dans un chemin creux, hésitant à franchir le pas avant d’y consentir enfin pour en finir avec une tergiversation épuisante. Il était très attirant, toutes les femmes l’éprouvaient, toutes… et moi aussi. Moi aussi ! Tu comprends ? Tu comprends ?
Mais lui, comment pourrait-il répondre à cette avidité d’il ne sait quel pardon ou quel châtiment autrement qu’en baissant les yeux et en posant ses mains sur celles de la femme ? Dios mio, mon Dieu ! gémit-elle, et lui, à son tour, Geronimo ? Oh, non ! pas lui, il ne sait rien, il est tellement pur, tellement droit, nous avons été si heureux malgré tout, je ne pouvais pas lui faire ce mal, tout ce mal, oh, non, Geronimo était très malade, c’était en juillet quarante sept, ils travaillaient tous sur le ballast que le maquis avait fait sauter peu avant la libération, par là, du côté de Timbergue. Le soleil les brûlait, il faillit en mourir.
C’était un dimanche, très tôt le matin, il était couché là, poursuit-elle désignant d’un revers de main la porte de la chambre, il somnolait, je suis partie au jardin comme il le faisait, lui, les jours de repos. Romàn était déjà là. Il m’aida à ramasser ce dont j’avais besoin et comme d’habitude il ne cessa de rire et de plaisanter, comme toujours.
Et puis, nous sommes allés nous asseoir sur le banc derrière la cabane, maldito banco ! Maudit soit ce banc ! gronde-t-elle, il ne faisait pas encore chaud mais le soleil montait déjà derrière les coteaux et la brume devenait rose du côté de la Dordogne, nos mains, je ne sais comment, se sont frôlés un court instant, puis nos hanches aussi se sont frôlées avant que je me retrouve dans ses bras, comme enveloppée dans un voile de lumière pâle d’une merveilleuse douceur, d’une irréelle douceur… Mon corps se dissolvait lentement et il montait en moi une chaleur qui se répandait et me soulevait. Nous sommes entrés dans la cabane alors qu’ il ne cessait de murmurer et que je ne comprenais pas ce qu’il disait. Jamais je n’avais été saisie par une telle folie de tous mes sens, Mon Dieu, poursuit-elle, je ne savais pas que cela pouvait exister.
Puis, haussant à nouveau le regard vers lui, en quête, lui semble-t-il, non de pardon ou d’absolution mais sans doute de tendresse, les femmes de mon âge ont rarement éprouvé du plaisir, c’était ainsi, personne ne nous a jamais rien dit, personne n’en parlait jamais sinon par plaisanterie. Les hommes se jetaient sur leur compagne, prenaient leur plaisir, se soulageaient en elles et, à peu de temps de là, il y avait un enfant ou il n’y en avait pas. Il ne serait jamais venu à l’idée d’une femme qu’elle puisse éprouver un plaisir autre que, parfois, le soupçon de quelque chose qui ne se réalisait jamais, et l’on allait jusqu’à se sentir coupable de ce soupçon, on s’efforçait de le chasser comme on chasse une mouche importune, dégoûtante.
Bien sûr, dans l’Organisation il y avait des femmes plus… je ne sais comment te dire, plus évoluées, plus instruites, qui lisaient, qui écrivaient des articles dans les journaux et dans les revues, il y avait le fameux groupe de « Mujeres libres », des intellectuelles dont certaines avaient voyagé à l’étranger, mais nous, toutes les autres, nous vivions comme avaient vécu nos mères et nos grand-mères, toujours de noir vêtues, pour ainsi dire…
Manuela s’interrompt et pose son regard dans celui du jeune homme qui s’en adoucit encore et se charge de tendresse retenue, je ne te dis pas ça pour me disculper, je ne pensais pas le dire un jour à qui que ce soit, et puis, hier soir, tu étais si attentif à ce que nous te racontions, je ne sais pas… Je ne sais pas si ce que je fais est bien mais il m’a semblé que je n’avais pas le droit de te mentir à ce point. Geronimo, lui, ne ment pas, il a toujours été très droit, tu sais, honrado, comme ton père, même s’il était moins instruit que lui.
Les hommes ne voyaient rien poursuit-elle, soudain véhémente, ne voulaient pas voir, avaient peur de voir, les hommes de l'Organisation étaient tellement puritains, tellement naïfs, et lui, tellement arrogant, tellement méprisant parfois ! Il n'a jamais accepté l'échec de la révolution et il en a voulu au monde entier et plus encore à L'Organisation et aux hommes de l'Organisation. Je ne sais comment te le dire, il éprouvait un tel ressentiment…
Puis, après une pause et d’une voix qui s’est assourdie : il séduisait les femmes comme pour faire payer leur lâcheté aux hommes, ce qu’il considérait, lui, comme de la lâcheté, leur accommodement à la défaite et à cette vie, ici. Elle lève vers lui des yeux embués pour les baisser aussitôt et poursuivre, peu nombreuses étaient celles qui lui résistaient, peu nombreuses, avant d’ajouter, très vite, comme l’on passe à autre chose, de temps en temps, il disparaissait, il partait là-bas, je suis sûre que son désir inavoué était de mourir au cours de l’un de ces voyages, mais c’est ton père qui est tombé.
Manuela suspend de nouveau son récit comme l’on suspend une escalade trop raide, pour reprendre haleine, ou pour se demander si l’on ne ferait pas mieux de renoncer. Il a fait beaucoup de bien aussi, reprend-elle, il a secouru tout ceux qui en avaient besoin, il a toujours donné plus qu'il n’avait, il était tellement vivant, tellement lumineux ! Certains jours, pourtant, bredouille-t-elle, il pouvait être blessant, comme s'il te reprochait de ne pas être parfait, de ne pas être aussi intransigeant et désintéressé que lui-même, aussi pur.
Elle demeure silencieuse un instant encore puis lève à nouveau vers lui ses yeux rougis, qu’importe, qu’importe qui tenait le révolver ? Tu as ta vie à vivre…Mais, s’insurge-t-il à son tour, mon père, Manuela, pourquoi est-il parti? Comment peut-on partir quand on a une femme et un enfant, tu peux me le dire? Car tu sais Manuela qui tenait le révolver et tu sais, en vérité, pourquoi mon père est parti, pourquoi, Manuela, pourquoi ?
Elle se lève lentement, douloureusement dirait-on, tant son corps semble alourdi maintenant. Au-dessus de l’évier elle jette sur ses yeux quelques goûtes d’eau puis revient s’asseoir et pose sur lui son regard abasourdi. Elle demeure ainsi occultant ses lèvres sous un coin de tablier qu’elle vient de saisir et qu’elle maintient en un geste retenu. Lui, alors, se lève, pose ses mains sur ses tempes et ses lèvres sur son front, avant de murmurer un merci qu'il voudrait reconnaissant.
Décrochant le combiné, il se surprend à marmonner une incantation comme il le faisait, enfant, afin d'exaucer un inextinguible désir et Malika, en effet, non seulement répond mais semble surgir, ce dont il demeure un instant saisi, le combiné à la main, silencieux pour que ne se dissipe pas la tendresse qui semble s'en exhaler, tendresse, songe-t-il alors qu’elle s’impatiente de ce silence, qui n'est pas moins qu'amour mais bien plutôt, constitutive de celui-ci, qui, sans elle, sans cette complicité de caresses effleurées et de mots ranimés de l'enfance, n'est sans doute rien d'autre que fruste excitation des sens, si ce n'est dérisoire simulation de passions inexistantes.
Il la cueille à la gare pour, se détournant du chemin et du temps que rien ne presse, la mener, non loin, au surplomb de la Dordogne face au château planté sur la falaise puis, alors qu'elle ne dit mot, la conduire à la chapelle romane posée sur le pré où ils se recueillent sans feint détachement tant le silence des pierres ocres dispense du facétieux.
Plus loin, sous le Pas du Raysse ils s'accoudent au muret pour contempler une fois encore la rivière que les nuages bas argentent et que les haies de peupliers honorent d’un infini frémissement. Puis, la route de Sarlat, sous sa voûte de noyers les conduit au bourg où il range la voiture sous le pépiement feuillu du platane que le crépuscule atténue.
L'arbre ! Déclame-t-il, théâtral et gauche, tandis qu'éclate son rire, puis il détache à nouveau un fragment d’écorce qu'il lui tend comme il lui tendrait une rose ou, le printemps venu, une poignée de jonquilles avant de l’entraîner vers la fontaine qui semble les voir venir de ses longs yeux verticaux. Ils se recueillent à nouveau un instant sous ce regard de bronze avant que, solennel, il ne s'avance, actionne le levier et capte quelques gouttes d'eau au creux de ses mains qu'il élève en offrande. Alors, elle, fermant les yeux, y pose les lèvres en une extase qui n'est pas seulement feinte tandis que les vieux, sur leurs bancs les regardent, intrigués, absents ou impassibles, de cette impassibilité même de la pierre sur laquelle ils sont assis et qu’il s’étonne, lui, de ne pas trouver là don Faustino, il est rentré bien tôt ce soir, songe-t-il, alors qu’ils s'en retournent à l'auberge, et que, dit-elle, j'ai l'impression que tu me conduis à ta demeure.
Quelle honte ! sermonne-t-il alors qu’ils prennent place derrière les baies de la salle à manger pseudo rustique au-delà desquelles le platane et le puits semblent se préparer à leur inéluctable tête à tête nocturne, quelle honte dans le regard de Manuela, quel effroi à l’idée du péché, extrapole-t-il, tandis qu’elle se prépare à tout entendre de la complainte qui s’annonce, le regard posé à l'embrasure que viennent frôler les violines du crépuscule, elle sait bien pourtant qui tenait le révolver, elle sait bien, ils savent tous, la raison du départ de mon père, tous, mais ils ont honte, comme si la vérité mise à nu allait souiller d’une tâche indélébile leur vieil idéal et leur propre conscience de sorte que je ne saurai jamais de quelle sorte de père, en vérité, je suis le fils.
Voilà, poursuit-il, plus grandiloquent que jamais, voilà comment ont fait la Révolution les libertaires d'Espagne en ce juillet de 1936, le fusil dans une main, Bakounine dans l'autre et l'Evangile enfouie dans les entrailles ! Comment veux-tu, alors, qu'ils ne se soient pas heurtés et fracassés aux blindages du réalisme efficace ? Comment veux-tu? s’enflamme-t-il, quand l'efficacité seule subjuguait les intellectuels et que tous, ou presque tous, étaient, en ce temps-là, fascinés par la théorie la plus scientifique qui fut, ces Ecritures dont ils poursuivaient inlassablement l'exégèse, s'en délectant, et lançant anathèmes et malédictions à ceux, peu nombreux il est vrai, qui se refusaient à de telles dévotion ?
De L'Espoir qui ne dura pas le temps d'un été jusqu'au Glas dont il était puéril de se demander pour qui il sonnait, les libertaires d'Espagne furent dépeints en touches et en termes outrageants qui autorisaient et justifiaient par avance, scientifiquement, leur élimination. Non que l'on puisse nier, pour autant, la sincérité et la réalité de ces engagements sous la bannière de la nouvelle science, mais tout de même, il demeure, comme une leçon de l'histoire, que l'on peut douter de leur clairvoyance, que l'on doit douter, toujours, de la sagesse du savant quand elle se manifeste avec trop d'assurance si ce n'est de morgue, car c'est ainsi que certains de ceux-là, parmi les plus tranchants des théoriciens, se découvrirent quelque peu libertaires bien des années plus tard, eux qui pourtant n'avaient pas hésité, forts de leur savoir, à cautionner tous les intoxiqués du pouvoir et les malades de l'autorité sévissant sous bien des tropiques quand d'autres prirent prétexte de leur effroi pour regagner au nom de la liberté la nursery dorée de leur enfance. Alors pourquoi?
En effet, pourquoi ? persifle Malika que la diatribe ne distrait pas de l'onctuosité du foie gras sur le pain chaud, parce que, avance-t-il, imperturbable, les savants sont conduits par leur savoir, s'ils n'y prennent garde, à confondre complexité et vérité et à assurer ainsi, précisément, leur statut d'intellectuel, précisément? souffle Malika, sarcastique, avant de porter à ses lèvres le verre de Bergerac moelleux dont elle a examiné l’ambré avec attention, précisément ! insiste-t-il, car si une proposition, ou un énoncé, comme ils aiment à dire, oppose au commun des mortels des difficultés insurmontables, s'ils sont les seuls ou plus encore, si seuls certains d'entre eux disposent des codes d'accès à cet énoncé, si par ailleurs, celui-ci présente une rationalité inaltérable alors, pour peu qu'il soit exposé en un style brillant et qu'il s'applique à réfuter par avance toute objection éventuelle, alors, lui sera décerné le statut de vérité et sera décerné celui d'intellectuel, en conséquence, à ceux qui ont accès à cette vérité.
Ainsi en fut-il de la Théorie la plus scientifique qui puisse s'imaginer, ses cheminements et ses aboutissements ne pouvaient être que justes puisqu'ils étaient complexes, d'une rationalité implacable, exposés, en outre, en une rhétorique non seulement brillante mais particulièrement efficace dans la réfutation de thèses opposées. Et c'est ainsi que, de commentaires en colloques, de séminaires en conclaves, les exégètes sacralisaient le Texte et s'érigeaient en célébrants, dépositaires et gardiens de son orthodoxie. Mais en de telles circonstances, quiconque s'autorisait à contester la Théorie était immédiatement déchu de son humanité, déchéance accompagnée le plus souvent de ricanements condescendants, parfois d'apostrophes haineuses.
Puis, alors que le repas s’achève, douceur de noix et de miel mêlés, il élargit sans coup férir le propos à la misère contemporaine du monde car, dit-il, que la théorie se soit révélée déficiente n’implique nullement que la réalité qui lui donna naissance ne demeure, elle, absolument consistante, les affamés viendront inéluctablement, viennent déjà, jouant et se jouant de leur vie, chercher leur subsistance dans nos réfrigérateurs débordants, mais aussi tous ceux qui crèvent ici, à la périphérie des villes, tous ceux-là, un jour, inéluctablement entreront dans les villes pour se gaver de ces débordements de vitrines clinquantes dont les éclats multicolores les fascinent et les narguent, mais le pire pourrait bien être qu'ils fassent irruption un jour brandissant eux aussi, non pas une Théorie, mais peut-être bien des Ecritures .
Elle le regarde par-dessus la tasse de café qu’elle porte à ses lèvres alors que lui, soudain dégrisé, regarde ce sourire narquois lui dire, et toi, ce soir, tu ne sais même pas ce que tu viens de manger…
10
Le fourgon mortuaire s'est rangé entre la boucherie et la fontaine à l'entrée de la rue du Puits. Alentour, hommes et femmes vêtus de sombre conversent en prenant des mines de circonstance. Ils les observent un instant et se dirigent vers la foule, main dans la main, car ils ne savent cheminer autrement. Ils se fraient un passage entre les groupes bourdonnants et sous les regards inquisiteurs qui suscitent, à leur tour, des bourdonnements redoublés.
Le cercueil est disposé dans la remise, sur deux tréteaux. Un employé en costume sombre qu'assombrit encore le triangle blanc de la chemise barré du trait de sa fine cravate noire, impénétrable, s'active avec retenue autour de la bière.
Les réfugiés sont là, les derniers: Geronimo qui, d'un geste, lui intime de se presser, la Manuela dont le visage s'anime à l’ombre du foulard quand il présente Malika et qu'elle la prend par le bras, comme on dirait sous son aile en une sorte de reconnaissance et d'appropriation simultanées, mais aussi Josefina, "la Fina" et Pedro son mari, Antonia et Manuel, José Maria, Miguela, Luis, Pepita, Miguel, don Faustino et d'autres encore.
Parvenu à la bière, il est à nouveau saisi par la beauté de ce visage, ses pommettes hautes tirant vers elles les paupières abaissées, comme si, songe-t-il encore, la mort avait rappelé des traits ancestraux demeurés jusque là enfouis sous les alluvions déposées au long des siècles, comme si la mort, avait fait affleurer cet orient séculaire, la mort qui ne serait alors rien d'autre que le rappel des prémisses à l'instant même de l'anéantissement, il est subjugué comme la veille, par ces traits effacés et cependant familiers tandis que Malika, à peine a-t-elle posé son regard sur le masque qu’elle s’en détourne vivement comme l'on se détourne, parfois, d’une réalité trop ostensiblement scabreuse.
Lui, cependant, ne parvient pas à se détacher de ce masque sous lequel il lui semble distinguer maintenant, non un reste de vie, mais plutôt le témoignage d'un "ayant été vécu" que son impassibilité ne parvient pas à occulter. Plus encore, il lui semble distinguer, soudain, dans cette impassibilité, une ébauche de sourire figé, quelque chose, en somme, de sardonique.
Le croque-mort, au garde-à-vous, partage son recueillement tandis que les tresses d'ails et les bottes d'oignons, les tomates et les poivrons séchant se rétractent imperceptiblement comme en une muette réprobation, comme soupçonnant le désir qui lui vient de confier à Roman un morceau de ce monde dans l’espoir puéril que la séparation en sera moins définitive. Rien alentour, cependant, ne lui parait digne d’un tel dessein et il renonce déjà quand, fébrile tout à coup sous l’immobilité pressante de l’employé qui le toise, il glisse furtivement entre les doigts croisés du mort le cliché qu’il vient de tirer de sa poche et auquel il jette un dernier regard : sous les craquelures du papier glacé, Roman rit aux éclats à côté d’un petit garçon au cheveux très noirs, dont le front disparaît sous une frange épaisse, assis sur un tabouret devant une table grossière disposée sur le balcon donnant à la Halle.
La Fina, cependant vient poser la main sur son bras comme pour conforter l'enfant qu'il est encore, sans doute, alors que Geronimo déploie la bannière noire et rouge de l’Organisation pour en couvrir le cercueil et que don Faustino effleure des doigts le tissu miroitant en un ultime geste qui semble effacer un pli inexistant.
Six hommes vieux lèvent le cercueil sous le regard inquiet des croque-morts qui aident à le hisser sur les épaules, Pedro, Jesus, Luis, José Maria, Victor, Geronimo, six hommes vieux portant "el companero" au long de la ruelle et au travers de la place pour déposer la bière dans le fourgon sombre que l'on a fait s'éloigner au dernier moment pour que la place, précisément, soit traversée par les couleurs de la "Confédéracion".
Les fleurs s'amoncellent avant que le cortège ne s'ébranle. Malika prend sa main et Manuela son bras alors que les hommes, devant, forment une escorte compacte cheminant d'un pas lourd. Ils vont ainsi au long de la "côte du cimetière" dans le bruissement des chuchotis.
A mi-côte il se dresse un instant sur la pointe des pieds pour observer la foule des femmes et des hommes qui accompagnent ce cortège comme ils le font de bien d'autres, comme si chaque avis de décès diffusé par la voiture sonorisée qui a remplacé le roulement de tambour du garde-champêtre, suscitait en eux l'irrépressible besoin de se pencher au bord de l'abîme pour en éprouver on ne sait quel secret vertige. Il ne peut alors réprimer un sourire à l'idée que cette sage foule défile ingénument sous la bannière noire et rouge de l'Anarchisme ibérique. Puis, le récit de Manuela lui revient en mémoire, Roman zigzagant sous les balles au coeur du traquenard, Romàn hurlant dans la nuit, exhortant ses compagnons, empoignant son révolver, mais il ne parvient pas, curieusement, à retrouver dans cette invocation les traits vivants de son visage comme si leur effacement ne laissait subsister dans sa mémoire que le reflet d'un sourire, non plus sardonique, mais compatissant.
Les six hommes chargent à nouveau la bière sur leurs épaules et ainsi, à dos de compagnon, Romàn fait son entrée sur le coteau ensoleillé depuis lequel les cyprès, dressés sur les morts, défient ou veillent, on ne sait, le bourg pelotonné autour du beffroi et des trois coupoles de l'abbatiale, avec, au loin, pour qui observe attentivement, le miroitement de la Dordogne comme un clignement de vie sous les arches du pont de pierre.
Il se laisse un instant aller à la quiétude de ce lieu d'ensevelissement où chacun peut mesurer, dans le silence qui semble monter de la vallée, la respiration des morts qui sourd de la terre face à l'immutabilité de la pierre et de l'eau, où chacun peut mesurer sa propre fugacité mais aussi son enivrante présence, et, quand Malika adoucit encore la chaude pression de sa main, il sait qu'elle partage son émoi.
Il se dégage alors des deux femmes, s’escamote entre tombes et caveaux pour parvenir au bord de la fosse qui, gueule béante, semble attendre sa proie tandis que le fossoyeur, indifférent, y disparaît soudain puis en surgit et s'en extrait d'un coup de reins tandis que les derniers arrivés se pressent.
Puis, s'insinuant et s'excusant il parvient enfin à se poster face aux "proches", comme l'on dit en de telles circonstances de même que l'on dit des circonstances qu'elles sont, en de pareils moments, bien tristes, ou même tragiques, les moments eux-mêmes ne pouvant être que pénibles, tout cela, se laisse-t-il aller à songer, tout cela en une codification de la bienséance qui n'a sans doute d'autre raison que de tenir la mort à distance au moment où elle se manifeste implacablement.
Les compagnons qui ont ployé sous le cercueil sont là, et tous les autres, accourus de Toulouse et de Bordeaux, de Perpignan et de villages reculés d'où ils ne sortent plus que pour de telles circonstances. Le cercueil est posé sur les tréteaux au bord même de la fosse, la surplombant en une sobre représentation de l'inéluctable.
Son regard demeure fixé sur l'espace restreint mais infini, qui sépare le cercueil de la terre béante alors qu'il éprouve une fois encore cette impression de déjà vécu, ce retour d'un passé qui n'est pas le sien, qui ne le peut raisonnablement, et qui n'est autre, alors, que celui du père vacillant entre les plis tombants du drapeau de l'impossible révolution, et une fois de plus il est abasourdi par l'évidence de cet instant que le père vécut lui aussi, accompagnant sous ce même soleil un camarade honoré de cette même bannière pour le déposer sur le coteau qui porte ainsi l'empreinte de ses pas dans lesquels il pose ses propres pas.
Mais lui, le père, n'a pas reçu un tel hommage, il repose dans une fosse indigne d'où nul, pas même lui, le fils, ne pourra l'extraire un jour pour le déposer là, sur le coteau, face au beffroi vers lequel il lève les yeux et, ce faisant, leurs regard se saisissent et se fondent excluant le monde ou plutôt le réduisant à leurs regards mêlés et les mots de Malika, une fois prononcés, lui reviennent à l'esprit, ces mots qui ne sont désormais jamais loin dans sa mémoire et émergent parfois comme des branches entraînées entre deux eaux et qui soudain émergent, en effet, et révèlent les turbulences occultées par l'écoulement lisse du flot : tu regrettes tellement de ne pas l'avoir vécue, cette guerre, lui dit-elle un jour, et il en était demeuré interdit, cette guerre dont les récits innombrables avaient bercé son enfance comme d'autres sont bercés par le Chat Botté, et dont les héros, Buenaventura Durruti, Francisco Ascaso, Fédérica Montseny, Cipriano Mera et jusqu'à El Campesino étaient aussi extraordinaires que Buck John ou Opalon Cassidy, cette guerre l'avait englouti, lui, comme si la mort de son père, abolissant le merveilleux, le hissait brutalement à l'état d'adulte et le plongeait du même coup dans la dernière de ces ridules concentriques dont l'origine, si lointaine maintenant, n'était autre que cette déferlante lyrique du 20 juillet 1936 sur les Ramblas de Barcelone. Tu regrettes tellement, avait-elle poursuivi, tu racontes cette guerre avec tant de nostalgie et tant d'amertume, comme si tu en voulais au monde entier, à Dieu lui-même, de ne pas être né à temps, tu la racontes comme si tu l'avais vécue, comme si tu étais ton père.
Malika lui fa it face, tenue de main ferme par Manuela d'un côté et la Fina de l'autre, confisquée, lui vient-il à l'esprit, comme elles ont confisqué le secret, comme si elle aussi partageait maintenant le secret alors qu’en lui monte une bouffée d’angoisse et qu’il a peur, soudain, peur au point d'éprouver brièvement mais intensément un réel vacillement de son corps à l'instant où en un clignement de paupières l'air frémit à ses yeux.
Il s'ébroue tandis qu'un vieil homme au vaste crâne chauve, au dos extrêmement voûté, vêtu d'une trop longue et ample veste grise ouverte sur une chemise blanche boutonnée jusqu'au cou quoique dépourvue de cravate, les pointes du col dressées, et d'un pantalon, trop vaste lui aussi, que l'on devine tenu par des bretelles, se hisse, flageolant, au flanc du monceau de terre qui en frémit et laisse échapper quelques mottes qui roulent au trou.
Lui aussi alors, comme cette terre, frémit à nouveau songeant aux confidences de Manuela, songeant qu'il ne peut savoir ce qui viendra s’il persiste à dissoudre, (comme le ferait un restaurateur de chef d'oeuvre en un lent mais inexorable effleurement) les sédiments déposés par le temps sur la vie de ces hommes et de ces femmes dont il n'avait jamais soupçonné qu'ils puissent être autre que vertueux, absolument vertueux. La tentation le saisit alors de sauver son enfance, de ne pas en altérer l’éclat avant de prendre conscience qu'il est sans doute, pour cela, déjà trop tard.
Le vieil homme, cependant, approximativement calé sur le monticule, extrait de sa poche une liasse de feuillets cornés qu'il déplie lentement, les doigts tremblants, puis, sa voix étonnamment grave s'élève (uno mas ! Uno màs envuelto en tierras extranas ! Un de plus, enseveli en terre étrangère) incongrue avant de se placer et de s'assurer pour dire le destin de Roman alors que ses mains tremblent de plus belle à l’évocation de la guerre, de Mauthausen et de l'exil.
Il observe les compagnons, ceux qui baissent la tête, ceux qui, tournés vers l'orateur retiennent leurs larmes et Geronimo dont les yeux pâles fixent la bannière de la Révolution qui couvrant encore le cercueil ondoie au moindre souffle.
Il le sait, derrière chacun de ces fronts se pressent des souvenirs, se dressent des pensées qui aussitôt se dissipent, des joies remémorées et des visages flous qui brusquement se défont, des chagrins longtemps oubliés et des secrets de l'âme, irrecevables, qui pourtant affluent soudain et oppressent. Et il sait, maintenant, il vient, lui semble-t-il d'en avoir la révélation, qu'il n'a aucun droit à fouger ces âmes. De quel droit? La pensée, ce qui revient à dire l'âme, n'est-elle pas inviolable et par cela, parce qu'impénétrable, n’est-elle pas la part de divin à chacun octroyée? De quel droit ? songe-t-il encore, alors que Manuela, le dévisage hochant imperceptiblement la tête et que la péroraison s'épuise en un ineffable viva la FAI !7
11
Assis à la terrasse du "Quercy", il regarde, sans les voir, berlines et camions défiler. Il a quitté le cimetière, saisi par l'urgence de se soustraire à ce qui lui est apparu, soudain, comme une gesticulation grotesque. Il se rencogne et se pelotonne dans le vacarme de la Route qui se peuple aussitôt d'une sarabande d'images desquelles surgissent pour se mêler et s'annihiler confusément les plaintes et les invocations de la mère, Malika, soucieuse, lui a-t-il semblé, et qu’il se reproche aussitôt d’avoir abandonnée à la garde de ces deux femmes, l'impassible sourire du père alors qu'il pose la main sur sa nuque et que se profile sa silhouette sur le pont de pierre, il s' accoude au parapet après avoir aperçu les tricornes de la Garde civile au bout du pont, une branche morte passe, malmenée par le flot boueux de l'Ebre, qu'il suit des yeux jusqu'à son engloutissement, les tricornes se rapprochent, il ne cherche pas à fuir, d'autres tricornes, à l'entrée opposée, le lui interdisent, il s'accoude à nouveau au parapet, pose sa main sur la crosse du révolver enfoui à la ceinture, porte à nouveau son regard au courant imperturbable sur lequel ondoient brièvement des visages, puis, les coups de feu claquent alors que Romàn bondit de rocher en rocher, une lourde frange de cheveux noirs occultant son front, et que, sous le regard stupéfait de Malika, il s’extirpe brusquement de son assoupissement comme en un coup de rein. Il n’a été que blessé, songe-t-il encore, avant de traverser la Route en direction du Puits, seulement blessé, de sorte qu’il a pu ne pas parler, ne pas trahir l’Organisation, comme il convient à un authentique militant « destacado » qui sacrifie tout aux Idées, « las Ideas ».
Attablée entre Manuela et Geronimo devant une assiette de biscuits secs et une tasse de café, elle tourne vers lui son sourire. Pedro et la Fina sont là, lui le béret du dimanche légèrement incliné sur l'oreille, elle se tamponnant le nez entre deux soupirs, les yeux encore rougis des pleurs qui n'ont cessé que par intermittence depuis la première de toutes les morts qui ont scandé sa vie, et lui, glisse sa main sous les cheveux qui le fascinent comme au premier jour pour la poser sur le velouté de la nuque dont la douceur délie ses doigts, comme ils sont beaux, s'extasie la Manuela, puis, comme pour elle-même, égrenant la litanie des malheurs, des peines, des sacrifices, du travail et de la lutte, du temps qui va tellement qu'on n'a pas le temps, oh si, renifle la Fina alors que son impatience se teinte d'irritation et que ses doigts imperceptiblement éprouvent la suavité de sa peau dont le frémissement, cependant, l'invite à la patience. Il y avait beaucoup de monde, intervient Géronimo, lassé lui aussi, sans doute, de réminiscences, beaucoup de monde, la moitié de la ville, confirme Pedro, pauvre Roman, sanglote la Fina, et ta mère? Tant mieux, tant mieux, la pauvre elle aussi, et chacun compatit avec des hochements de fidèles en dévotion.
Puis, dans la rue, enfin, Malika enlace sa taille, c'était comme chez moi, confit-elle, même la pleureuse était là, et, alors qu'ils parviennent sur la place, elle le dévisage comme scrutant un trait jusque là inaperçu cependant que lui, à proximité des vieux qui depuis leurs bancs les regardent intrigués, absents ou impassibles s'étonne à nouveau de l'absence de don Faustino.
Il l'entraîne dans la montée de l'avenue Gambetta jusque sur la Route qu'ils traversent d'un bond entre deux mastodontes se croisant et ils marquent le pas dans la côte de l'Arbre Rond qu'ils gravissent jusqu'à la première boucle dessinée à flanc de coteau. Assis sur le talus, les pieds au fossé, ils contemplent le bourg baigné d'une lumière pâle qui rougit à l'horizon et s'effiloche en striures rosissant au-dessus des toits agglutinés autour du beffroi efflanqué qui défie de sa hauteur l'embonpoint des trois coupoles byzantines de l'abbatiale. Au-delà, les rangs de peupliers luisent en leurs interstices du miroitement de la rivière.
Malika se pelotonne sous son bras pour mieux se fondre, en une seule émotion et lui l’enlace mieux encore alors que sa voix assourdie va se voilant à mesure que s'estompent les couleurs et s'obscurcit le ciel : je ne sais plus, je viens d'apprendre qu'ils étaient moins purs qu'ils le prétendaient, que je suis né de leurs dissimulations et de leurs mensonges réitérés, ces mensonges dont, peut-être, les plus purs d'entre eux sont morts. Je ne sais plus...
Et moi je sais, souffle-t-elle, alors que la nuit se pose sur le bourg restituant au ciel l'ultime lueur du jour, je sais, parce que tu me l'as dit tant de fois, qu'il n'est d'autre vérité que cet effort constant pour conquérir la capacité de goûter la saveur particulière de cet instant dont le perpétuel effacement n'est rien d'autre que l’éternité, et je sais aussi, je te l'ai dit tant de fois, qu'en cet instant s'épanouit et s'épuise tout le sens de chaque existence, mais alors, reprend-il à son tour, je me demande maintenant si l'on peut vivre cela, cette extraordinaire conscience d'être, autrement qu'en une quiétude de l’âme qui ne souffre la moindre flétrissure, je me demande, qu'est-il allé faire là-bas? Pourquoi nous a-t-il laissés, en vérité ? J'ai appris en deux jours qu'ils étaient faillibles et que leurs désirs inavoués pouvaient vaincre leur austérité tellement ostentée, qu'ils n'étaient pas, quoi qu'il m'en coûte, des saints. J’ai vieilli, en deux jours, sous le regard éperdu de Manuela, j’ai grandi, mais à quel prix, je n'en sais rien encore, je sais seulement qu'ils ont tous leur secret, que tu as toi aussi ton secret, sans doute…
…il est donc parti en mission pour l'Organisation car plus que d'autres il disposait des capacités nécessaires pour la mener à bien, plus que d'autres il disposait de ces convictions à toute épreuve que le temps n'entame pas et pour cela il avait été jugé capable par l'Organisation de brandir le poing, à nouveau, vingt ans après, et sa mort survenue dans les dédales de la tanière n'en avait été que plus héroïque, et, par dessus tout, il avait satisfait à l'exigence de cohérence dictée par ses convictions, il avait tout sacrifié à cette exigence, car c'est cela la "honra", la droiture, tout simplement. Le monde allait tellement bien ainsi, il fait nuit maintenant, Malika, allons. L'enveloppe qui les attend à l’Auberge est cachetée, la feuille de papier finement rayée de bleu porte quelques mots soigneusement calligraphiés qui, à peine entrevus, l'étreignent.
Les nuits, déjà, sont froides, hivernales, songe-t-il, accompagnant la portière de la main pour en retenir le claquement. La gare, à cinq heures du matin, est déserte. Pourtant, quand ils pénètrent dans la salle d'attente sur la gauche de laquelle béent deux guichets, ils y surprennent les résidus tièdes de sommeils antérieurs stagnant dans l'épaisseur d'effluves encore âcres de tabacs refroidis. Personne ne se tasse, rompu, dans l'un de ces fauteuils trop hauts sur pieds, trop durs et trop droits, imaginés, sans doute, pour une brève attente mais non une nuit entière, comme il advient parfois, et l'on se demande alors ce qu'est, ce que fait, ce que vit celui-là pour demeurer ainsi, toute une nuit sur ce siège raide dans la salle d'attente d'une gare minuscule. Personne ne sommeille là mais ils décèlent, pourtant, quand ils y pénètrent, cet impalpable engourdissement, ondulant autour des sièges, qui vient les flairer avant qu'ils ne s'en libèrent en poussant une porte, lourde à l'usage, pour se couler dans la fraîcheur de la nuit.
Le train en provenance de Toulouse est annoncé par une voix dont l'insolite ne vient pas tant de la distorsion microphonique qu'elle subit mais de cela qu'elle est privée de destinataire, ce qu'ils ne sauraient être, eux, puisque la voix, en leur absence, songe-t-il, grommellerait, comme pour s'en défaire, les mêmes mots rauques et désabusés. Un téléphone fait trembloter le silence entre quai sombre et marquise modern style alors que les réverbères commencent à pâlir. La colline qui fait face, tranchée comme une miche sous le couteau s'est, de cette sorte, muée en une falaise couronnée de chênes verts clairsemés dont les frondaison s’inclinent au-dessus des voies.
Malika, frissonnant, se blottit contre son compagnon qui l'enserre et la serre alors qu'un grondement encore étouffé leur parvient et qu'ils distinguent au-delà de la courbure des rails le clignotement du convoi sous le Pas du Raysse. Le train surgit enfin et fracasse le métal à leurs pieds. Il suit des yeux une roue qui, bloquée, patine sur le rail en crachant des étincelles, puis le silence s'arrondit du ronronnement de la motrice et n'est plus troublé que par le claquement d'une portière.
Au loin, un contrôleur en casquette saute sur le quai, un employé surgi d'on ne sait où, trotte, traînant un chariot à larges roues caoutchoutées et s'arrête devant une porte qui coulisse aussitôt. Des fagots de journaux liés de ficelle blanche, des sacs de toile brune, des colis de fort papier sont expulsés d'une main, d'une pince dirait-on, à l'extrémité d'un bras gainé de noir, et tombent sur la plateforme.
Le contrôleur remonte le long des wagons à grandes enjambées qui ne le privent cependant pas de quelques mots échangés avec le chef de gare balançant sa lanterne. Brusquement, il suspend sa course comme prenant conscience inopinément d'une anomalie que sa hâte escamotait, revient sur ses pas et tend la main au vieillard qui, penché sur la plus haute marche hésite à s'engager dans la raideur du marchepied.
Don Faustino s'écarte du Wagon à pas précautionneux avant de s'immobiliser. Il cueille à deux doigts plongés dans la pochette de sa veste noire, sans doute celle du dimanche, un mégot de taille encore convenable qu'il glisse entre ses lèvres puis il exhibe son briquet dont il retire le capuchon pour, du pouce, en actionner la molette. Il tire une ample bouffée et, le dos voûté, la main tenant la cigarette posée au creux des reins comme ces adolescents fautifs qui tentent de dissimuler quelque menu larcin et ne parviennent ainsi qu'à les mettre en évidence.
Don Faustino, murmure-t-il, quand le vieil homme parvient à leur hauteur et avant même qu’il ait pris conscience de leur présence, don Faustino, répète-t-il, sur le ton de la constatation navrée, si hijo, si, vamos, vamos à casa , allons à la maison, il faut, tu comprends, que je me prépare, et que je te raconte, mais ce sera long, tu sais, très long, j'ai beaucoup de choses à te dire, c'est long une vie, tu sais, quand il faut la revivre ! Don Faustino, reprend le jeune homme, voici ma compagne, mucho gusto , enchanté, vamos, vamos…
… tiens, à peine don Faustino s'est-il assis aux côtés du jeune homme qu'il a plongé sa main dans la poche intérieure de sa veste et lui a tendu l'arme, tiens, fais attention, il reste des balles. Malika a posé sa main sur l'épaule de don Faustino tandis qu’il s'applique, lui, à une conduite d'une prudence exagérée, inutile, si ce n'est pour repousser le moment où il redoutera chaque parole à venir comme le funambule redoute le pas à accomplir dont il ne sait jamais s'il ne le précipitera pas dans le vide.
On accède à la plupart des bâtisses lépreuses qui bordent la place Roucou par un court escalier de pierre plaqué à la façade, de sorte que le gravissant on longe celle-ci pour déboucher sur un perron à la quercynoise couvert d'un prolongement de toiture.
La pièce dans laquelle ils pénètrent est vaste, à peine rectangulaire. Au centre, une table ronde (dont la jointure qui la partage indique qu'on peut y insérer des rallonges) autour de laquelle sont disposées quatre chaises à siège de paille tressée. Un rideau de toile vert pâle est tiré devant ce que l'on devine être une alcôve à la gauche de laquelle une porte est demeurée entrouverte, là, précise don Faustino, c'est la chambre de ma fille, vous pouvez entrer, rien n'a été touché depuis son départ, mais eux déclinent l’invitation feignant de trouver quelque intérêt à l’examen de la cuisinière à charbon, haute sur pieds, vers laquelle ils se tournent et qui occupe partiellement le cantou à côté d'un vague guéridon constitué de planches de bois brut couvertes en partie de linoléum sur les motifs évanouis duquel repose un réchaud à gaz pourvu de deux feux dissemblables.
Don Faustino s'affaire, avec précautions, à l'évier de pierre placé sous l'unique fenêtre qui ouvre sur la placette. Contre le mur, face à la cheminée, un buffet côtoie une armoire et une table de toilette dont la surface, une plaque de marbre blanc veiné de gris, porte une cuvette émaillée, comme le broc qu'elle contient, de motifs roses et bleus. Quelques chaises dépareillées sont rangées contre les murs, comblant les vides. Et rien d'autre.
De sorte qu'assis à la table, venga, venga ! , asseyez-vous, ils se sentent tous deux cernés d'objets qui en dépit, ou peut-être du fait, de leur banalité semblent palpiter dans la pénombre, d'autant plus, songe-t-il, posant sa main sur celle de Malika, et levant les yeux vers l'ampoule poussiéreuse qui pend au bout d'un fil aux torsades effilochées tel un oeil glauque répandant une lueur jaunâtre, d'autant plus que la pénombre et le silence bruissent par instants des craquements étouffés de l’antique charpente.
Don Faustino pose, à droite, sur le réchaud qu'il vient d'allumer, une casserole d'eau au cul noirci par l'usage puis, à gauche, une haute cafetière dont la conicité est interrompue par un couvercle qui, pour l'instant, est demeuré relevé. Il prend sur le manteau de la cheminée le moulin à manivelle qu'il vient poser sur la table pour en garnir le réservoir alors qu’il se précipite, lui, je vais le faire ! et, saisissant le moulin, il le cale entre ses cuisses comme il l'a vu faire tant de fois par sa mère, et tourne lentement la manivelle ne parvenant pas, cependant, à éviter de faibles trébuchements provoqués par le broiement des grains.
Le grincement de la manivelle et le parfum qui s'en exhale le ramènent au même grincement et au même parfum qui, enfant, le libéraient du sommeil pour, mêlés à la rumeur de la rue, le disposer à une nouvelle journée d'insouciance.
Dans le minuscule tiroir, tiré après un dernier tour de manivelle à vide, la poudre grossière forme un tas brun, conique et effilé qu'il aplanit d'une brève secousse du poignet avant de le tendre vers Malika qui le hume les yeux clos. Puis il se lève pour verser le café dans le filtre de tissus en forme de socquette et, don Faustino, après avoir méticuleusement rangé ses ustensiles commence à passer l'eau.
Entre deux versements, il dispose sur la table des verres courts et bombés dans lesquels pointe une cuillère à café comme sollicitant ou anticipant l'usage qui en sera fait, comme dictant l'inéluctable. Il dispose encore au centre de la table un verre identique aux trois autres mais empli, celui-ci, du sucre en poudre dans lequel une nouvelle cuillère, fichée celle-ci, semble dominer les trois autres de toute sa verticalité en une impassible attente semblable à celle du chef qui, baguette en main, cambré, se statufie un instant avant de lancer, d'un geste, l'ébranlement des musiciens. Enfin, il emplit les verres avant de s'asseoir, allez, moi, je le prends sans sucre, précise-t-il alors qu'il tire de la poche gauche de sa veste une boîte métallique, rectangulaire et plate qu'il pose devant lui après en avoir relevé le couvercle pour y saisir un carnet de feuilles à cigarettes sur le rabat cartonné duquel se détachent trois lettres capitales d'un marron épais, J.O.B. Il y prélève une feuille qu'il porte à sa bouche et colle par un coin à sa lèvre inférieure. Il pioche dans la boite une pincée de tabac qu'il pose au creux de sa main gauche et qu'il triture un instant entre le pouce et l'index avant de saisir la feuille pour y déposer les brins qu'il répartit au long de la pliure. Enfin, la cigarette roulée, l'étroite bande gommée humectée et lissée, une extrémité tirebouchonnée, il la porte à sa bouche et l'enflamme au briquet surgi dans sa main droite. Il tire sa première bouffée. Je vais te dire, écoute :
12
Cuando era joven, quand j'étais jeune, je voulais être torero. J'ai toujours voulu être torero. Torero o nada !, torero ou rien ! Comme tous les gamins pauvres d'Andalousie. On devenait torero ou bandolero, tu sais, bandit de grand chemin et de sombres ruelles, ou alors on se résignait à vivre misérablement.
J'ai appris. J'ai eu la chance, enfant, de travailler aux abattoirs. Une chance, oui, pour les morts de faim, parce qu'on trouvait toujours là quelque chose à manger mais surtout parce qu'on nous laissait faire quelques passes, dans la cour centrale, avec les vaches dont les « ganaderos » se débarrassaient après les avoir « tentées » et décidé que leur « casta » était insuffisante pour donner la vie à des taureaux « bravos ».
Et puis, avec d'autres gamins, j'allais voir les taureaux, la nuit. Nous marchions des kilomètres jusqu'au troupeau et là, en plein champ, nous en écartions un, si nous le pouvions, sinon, nous restions allongés, à les observer, à les étudier car, ce que les gens ne savent pas, souvent, c'est que la première qualité d'un torero c’est la « vista », le coup d'oeil qui te permet de juger la bête que tu vas affronter.
J'ai appris. Ce n'était pas facile. Tu as dû entendre, ou lire, ces histoires de « maletillas », de gamins, qui parcouraient le pays de, fête en fête, leur petite valise à la main, ils sautaient dans l'arène et faisaient quelques passes pour attirer l’attention, pour montrer leur art, quoi… Je l'ai fait, de village en village, jusqu'à ce que don Justo, un vieux torero de seconde zone, accepte de me prendre dans sa « cuadrilla ».
Lui m'a beaucoup appris. Il connaissait bien les bêtes. Mais il manquait de Arte, d'élégance, de duende, comment te dire? cette sorte de génie, je ne sais pas si tu comprends, mais c’est bien ça, il lui manquait le duende pour être un grand.
Nous parcourions l'Andalousie. Je prenais de l'assurance et gagnais un peu d'argent. Quand je pouvais, j'allais voir une grande corrida à Séville ou à Ronda, pour apprendre encore. J'ai vu Belmonte ! Tu entends ? Belmonte !
Enfin, je suis devenu novillero . J'étais sur la bonne voie, mais j’étais déjà un peu trop vieux. J'ai toujours été un peu trop vieux. Dans ce métier on commence jeune. Joselito "el gallo", par exemple, le plus grand de la famille de "los gallos", a pris l'alternative à dix sept ans. Mais ce n'est pas pour ça qu'il était exceptionnel. D'autres ont commencé aussi jeunes ou même plus jeunes, mais lui, il connaissait parfaitement les taureaux. Il vivait avec eux depuis toujours, et lui, il avait, el duende ! On ne sait comment il vient, c'est ainsi, certains l’ont, d'autres non.
Moi, j'étais novillero à l'âge où les plus grands ont presque terminé leur carrière. Mais j'étais heureux tout de même, très heureux, parce que moi, en plus, j'avais Sofia. Mais je crois bien que je n’étais pas conscient de mon bonheur, quand on est jeune, on ne se rend pas compte, on ne se regarde pas vivre, pourtant, quand elle venait me voir toréer, quand je la voyais dans les gradins, comment te dire? je devenais plus léger…
Oui, nous nous connaissions depuis toujours. Je peux presque dire que je l'ai vue naître. On habitait le même quartier de Malaga, celui du port. Nos maisons se touchaient, elles étaient identiques, aveuglantes de blancheur à l'extérieur, sombres et fraîches passé le rideau de jute devant la porte qu’on ne fermait jamais.
Je l'ai portée dans mes bras quand elle n'était encore qu'un bébé et nous avons grandi ensemble. On passait d'une maison à l'autre sans même nous en rendre compte. Plus tard, quand je revenais, entre deux corridas, elle ne me quittait pas un instant, elle me posait mille questions et elle éclatait de rire, elle riait sans cesse, tu étais petit toi, tu ne te souviens pas de son rire, elle était comme ces oiseaux au premier rayon de soleil, qui chantent, qui ne vivent que pour chanter, qui ne sont rien d’autre que leur chant.
J'essayais, quand elle était là, de toréer véritablement, sans ces simagrées qui sont destinées à épater un public qui ne sait rien de el Arte, qui sont une offense à l'Art. Moi, j'aimais le toreo classique, sobre, celui qui enroule le taureau autour de la taille par une belle véronique du capote, ou qui le caresse avec une passe haute de la muleta et qui donne l'estocade au bon moment…
Le vieil homme, comme embarrassé, soudain, de sa cigarette, se lève avec réticence, peine jusqu'à l'évier avant de s'asseoir à nouveau et de poser sur la table un minuscule cendrier d'aluminium pourvu de quatre encoches rondes, laqué d'un bleu luminescent terni par endroits de résidus cendreux. Il y secoue puis y pose son mégot pour, finalement, croiser ses mains sur la table.
La cogida, l'accident, s'est produit trop tôt, beaucoup trop tôt, avant l'alternative. J'avais pourtant déjà tué bien des taureaux, mais ces choses là viennent toujours au mauvais moment. Il devait être écrit quelque part que je ne serais jamais matador de toros, je me demande si tout est écrit, je me le suis toujours demandé, nous en parlions parfois avec Romàn. Lui n'avait que le mot liberté à la bouche. Et moi, je lui demandais: quelle liberté? On ne choisit rien, on ne décide rien, on ne choisit pas de naître ici plutôt qu’ailleurs, d’être beau ou laid, grand ou petit, bête ou intelligent ! Et lui, il s’emportait, tu sais ce qu’il disait ? Il disait, nous sommes libres parce que nous pouvons choisir entre la lâcheté et le courage !
Mais il ne parvenait pas à me convaincre parce que moi, justement, depuis l’accident, j’avais l’impression d’être prisonnier et, alors, je lui demandais : dis-moi comment le lâche pourrait ne pas être lâche, puisqu'il est lâche? Je ne te dis même pas ce qu’il répondait…
Je ne sais pas ce qui s'est passé. Je me souviens d'avoir croisé comme on le fait toujours au moment de recevoir le taureau sur l'épée, et d'avoir été projeté en l'air, et, plus rien. Je venais de perdre un oeil. J'étais borgne.
Sofia était là, assise au pied de mon lit, et moi, j'étais borgne. Elle venait tous les jours à l'hôpital et elle parlait, parlait, sans la moindre tristesse dans la voix. Moi, je n'ai jamais beaucoup parlé…
Elle m'a obligé, je te le jure, obligé à reprendre la muleta, avec ses éclats de rire, elle voulait me faire oublier que j'étais devenu un tuerto, un borgne. Et c’est bien vrai, je me suis habitué, je me suis habitué à être el Tuerto, le Borgne, qu'on venait voir par curiosité, ou par compassion, mais aussi parce qu'il y a quelque chose qui fait peur dans cet oeil qui est resté vivant, et d’autant plus vivant que l’autre, à côté est mort…Tu comprends ? Et moi il fallait que je fasse oublier le sobriquet ! Il fallait que mon art efface ma difformité.
Un après-midi, après une bonne faena et une estocade bien sentie, j'ai commencé à croire que je ne tarderais plus à prendre l'alternative, pour être enfin Matador de toros. Je l'ai dit à Sofia, le soir même. Et alors, tu sais ce qu’elle m’a répondu ? Elle m’a dit : et moi, quand m'épouses-tu?
Voilà comment elle était, vive, jeune, tellement plus jeune que moi ! Je crois que je n'avais même jamais songé à l'épouser. Je ne me posais pas la question. Elle était là, comme toujours et elle était toujours cette petite fille, mais… Je ne sais pas, j’étais comme un idiot, je la regardais et elle, elle a éclaté de rire, à nouveau, et nous nous sommes mariés. Elle préparait tout, organisait tout, décidait de tout, et moi, je la regardais.
C’est peu de temps après que la peur est apparue. La peur, fils, la peur du taureau ! Une peur que je ne parvenais plus à dominer. Car le taureau n'était plus le même. Ce n'était plus celui que je regardais avec affection, comme on regarde un enfant, en se demandant quel homme il sera. Je ne le regardais plus comme les toreros le font, depuis la barrera, quand ils ont l'esprit en paix : on a les yeux fixés sur la porte du toril et, quand on le voit surgir, on éprouve un curieux sentiment, de l'admiration et de l'angoisse, non, pas la peur, mais l'angoisse. On se demande comment il va vivre, ce taureau, et on observe attentivement la moindre de ses attitudes. On raconte beaucoup d'histoires, du reste, sur ce regard du matador, en réalité, c’est un regard de maquignon que l’on porte sur le taureau.
On regarde s’il pose sa querencia , son point d'appui, près ou loin de la barrera et comment il choisit son territoire, comment il se rue, ou non, pour encorner le bois des « burladeros » et l'on observe, surtout, ses cornes, leur courbure, leur écartement, et le port de tête, la rectitude de la course, tout cela le torero l'observe depuis la barrera et il se demande si ce taureau ne sera pas le dernier…
Et tu sais pourquoi le toreo est un art ? Je vais te le dire, c’est la première chose que don Justo m’a apprise quand je n’étais encore qu’un gamin qu’il venait d’accueillir dans sa « cuadrilla ». Il me raconta cette histoire alors que nous attendions, derrière les planches, la sortie du novillo. Il la tenait lui-même d'un vieux torero qui la tenait de Dieu sait qui !
Regarde, me dit-il : quand le taureau débouche du toril, il est comme un enfant turbulent, il court en tous sens, il découvre la lumière et il veut tout, tout de suite. Alors il charge sur le moindre envol de cape et éprouve ses cornes contre la dureté des planches comme l'enfant saisit tout ce qu'il voit et s'y brûle les doigts.
Ensuite, il choisit sa place dans le monde, dans l’arène quoi, sa querencia si tu veux, et il la défend, mais jusque là il n’a fait que jouer, comme l'enfant qui ne sait ni ne peut rien faire d'autre.
Et puis arrive le temps de la maturité, le temps où tu dois affronter la vie et la vie te châtie et dans ce combat où tu supportes tant de piques, tu abandonnes tes forces et ton insouciance.
Mais si le courage ne te manque pas, comme il ne manque pas au taureau bravo, tu acquiers, malgré les blessures, un peu de sérénité. Tu te replies dans ta querencia et de là tu observes le monde. Et tu vis, encore.
C'est alors le temps de la faena car il ne s'agit pas d'abandonner la lutte mais de mieux la mener, grâce à l'expérience acquise, con temple, avec mesure, car le leurre n’est plus le même, le leurre à changé de nature, il est, maintenant, un artefact, la muleta, qui masque la lame.
Enfin, quand le moment est venu, quand la vie s'est chargée de te "cadrer", et que tu demeures là, tête basse, le garrot offert, il ne te reste plus, en un dernier sursaut, qu'à te jeter sur le fer ou à l'attendre comme un impavide bovin, car il arrive parfois que tu puisses choisir, si tu as ménagé quelques forces pour la dernière embestida, le dernier assaut. Voilà ce qu’il me raconta don Justo…
Le vieil homme s'interrompt pour rallumer le mégot jauni qui reposait sur le cendrier bleu, puis il en contemple le bref rougeoiement, mais tout cela est un spectacle, reprend-il d'une voix qui semble maintenant se lover sur elle-même, un spectacle…
Je n'aime pas la foule! Qu'elle vocifère ou qu'elle communie, je ne l’aime pas, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce, depuis le sable on a l’impression que tous les visages sont identiques, non, je ne l’aime pas, ce ne sont plus des êtres humains qui la composent et quand on dit que la foule communie moi je crois que les êtres particuliers disparaissent. Communier, c'est ça, se fondre, disparaître...
Mais ce qui est plus inacceptable que tout, ce n’est pas la mort du taureau, ni cette communion, l’inacceptable c’est le spectacle, et le gloussement du spectateur rigolard. En vérité, je crois que je n’ai jamais aimé le spectacle, celui-là ou un autre, parce que dans tous les spectacles il y a ceux qui vivent, qui sont sur la scène, ou dans l’arène, et ceux qui regardent les autres vivre…
Don Faustino, tire une dernière fois sur son mégot avant de le triturer dans le cendrier, regarde autour de lui, émergeant, dirait-on, d'un songe inextinguible puis, hochant la tête, comme navré de son propos, il confesse : qué miedo hijo! Quelle peur, mon fils !
C'était à Ubeda au moment de porter l'estocade. L'épée brandie, je fixais intensément la cruz, la croix, le point précis, derrière le garrot où, si le coup est bien porté, le fer s'enfouit. Le taureau a levé la tête, oh, à peine, et il a posé les yeux sur moi, des yeux lourds, et son regard était étrange, je ne sais pas comment te dire, étrange, oui, comme si cette bête avait pitié de moi ! Tu te rends compte ? Ce taureau avait pitié de moi ! Et moi, je voyais de la souffrance dans ses yeux…
Alors, j'ai baissé ma lame, lentement, j'ai replié la muleta et j’ai tendu la main vers son front où mes doigts ont caressé la touffe rousse qui l'ornait. Puis, je me suis retourné, non pas crânement comme le dicte la liturgie, non pas en un desplante de jeune coq, mais au contraire, tête baissée, honteusement, et j'ai regagné la barrière.
Dans le silence qui montait de la plaza on n'entendait plus que mes pas sur le sable. Parvenu aux planches, je me suis retourné et j'ai regardé une dernière fois le taureau. Il n'avait pas bougé, comme s’il m’avait suivi du regard, et il demeurait là, avec ses banderilles qui pendaient, grotesque.
Je me suis souvent demandé pourquoi j'avais agi de cette manière, je ne sais toujours pas, je me souviens seulement que l'image de Sofia s'est glissée à plusieurs reprises entre la pointe de l'épée et les cornes du taureau… Qui sait pourquoi l'on fait ces choses-là, qui sait? Je ne suis plus descendu dans l'arène. Je n'ai plus jamais vu un taureau de ma vie.
Ce que nous avons fait ? Nous nous sommes mis à vivre ! Comprends-moi bien, à vivre véritablement, sans plus d’ambition que de s'éveiller le matin ensemble et de s'endormir le soir ensemble, chaque jour, et je ne me suis jamais lassé d'entendre le rire de Sofia.
Nous vivions de peu, elle cousait des vêtements pour des voisins aussi pauvres que nous, qui la payaient quand ils pouvaient, parfois de quelques légumes ou d'un massepain cuit au four public. Moi, j'allais pêcher dans une barcasse à la sortie du port. Je vendais ce que je pouvais à même le quai et ce que je ne vendais pas je le donnais aux gamins ou aux vieux qui rodaient.
Nous vivions une pauvreté heureuse dans une époque agitée, une époque où la misère allumait des brasiers dans toute l'Andalousie, où les journaliers, les paysans sans terre, venaient se vendre tous les matins aux régisseurs, qui désignaient du doigt les chanceux qui auraient du travail pour la journée. Jusqu'à la guerre, pendant toutes ces années, les révoltes n'ont pas cessé.
Quand ils n'en pouvaient plus, ces hommes, d'avoir faim et de supporter les vexations quotidiennes, il suffisait d'une impulsion donnée par le plus pauvre d'entre eux, ou le plus décidé, pour que le cuartel de la Garde civile soit pris d'assaut, la mairie occupée et l'église brûlée, oui, l’église, parce que pour ces hommes, elle était… elle était le mal, tu comprends ?
Parfois, le communisme libertaire était proclamé et le drapeau de l’Organisation était accroché au balcon de la mairie. Ils faisaient la Révolution comme s'ils étaient seuls au monde dans leur petit village. Tu as bien dû lire, non, l'histoire de Seisdedos, brûlé vif dans sa maison, avec toute sa famille alors qu'il résistait aux Garde d'Assaut ? Il y en a eu des drames comme celui-là, il en a eu tellement…
Mais nous, dans ce monde de violence, nous étions comme la rosa y el clavel, comme la rose et l'oeillet, parfumés de bonheur, et Marina est née au début de l'année trente six. Nous avons eu encore six mois de cette vie qui me semble aujourd'hui tellement lointaine, d'un autre monde, six mois sans qu'un seul jour, quand je partais avant l'aube retrouver ma barque, je ne me sois penché sur le front de mon épouse, pas un jour où je ne me sois penché sur le berceau de ma fille pour effleurer ses lèvres de mes doigts. Et, dans les ruelles blanches qui menaient à la mer, où la poussière même semblait apaisée par la fraîcheur de la nuit, je respirais le jasmin des patios, et puis, j'attendais, assis dans la barque, les filets mouillés, que le soleil pointe au bout du ciel et de la mer.
Finalement, la guerre est venue, Malaga n'a pas tenu longtemps. Moi, je ne l'ai pas faite cette guerre, ni aucune autre. Je n'en ai pas honte. Je n'en ai jamais eu honte, car personne, tu entends ? personne ne m'aurait fait abandonner Sofia et Marina, personne ! De quel droit?
Il a pourtant fallu prendre la route avant que la ville ne tombe, au début du mois de février. J'ai bien amarré la barque, Sofia a rangé la maison comme si nous allions y revenir le soir même et nous sommes partis, moi un sac sur le dos, une valise à la main et Sofia portant Marina dans ses bras.
Nous avons marché pendant deux ans. Nous avons marché sans cesser de longer la mer, d'abord vers l'Est puis vers le Nord, poussés par toutes ces batailles perdues. Notre vie de réfugiés venait de commencer…
Mais il faut que je te dise ce qui s’est passé sur cette route, entre Malaga et Almeria. Ecoute, heureusement, l’Organisation nous avait dit de partir plusieurs jours avant que les troupes italiennes ne lancent leur offensive et heureusement que nous l’avons fait, car ils ont été sans pitié pour ceux qui sont restés, mais sans pitié également pour tous ceux qui, comme nous, se précipitèrent sur la route. Nous avons été mitraillés par les avions et bombardés par les navires qui croisaient au large, obligés de nous jeter à terre, sans cesse, sur les talus et dans les fossés et, quand nous nous relevions, nous reprenions notre course sans avoir le temps de jeter un regard à ceux qui ne se relevaient pas. Nous avons couru, ainsi, aussi vite que nous le pouvions, accompagnés des cris d’enfants perdus et des vociférations de mères qui brandissaient les petits corps sans vie de leur enfant.
Peu à peu, la mitraille est tombées moins drue puis a cessé. On aurait dit une pluie d’orage qui cesse comme elle à commencé, d’un coup. Et nous avons poursuivi notre route sans nous retourner, sans même une pensée pour ce que nous laissions. Nous ne pensions qu’à fuir, à nous éloigner aussi vite que possible de ce que nous venions de voir, de tous ces morts sur cette route interminable entre le bleu de la mer, à notre droite, et les montagnes pelées qui ont la couleur de la poussière, à notre gauche, de tous ces morts…
Nous arrivions dans des villages en pleine révolution où les terres venaient d'être collectivisées et où une nouvelle vie s’organisait, bon, quand je dis que je n'ai pas fait cette guerre, je veux dire que je ne suis jamais allé au front, que je n'ai jamais porté une arme, mais, oui, j'ai participé à la Révolution, j'ai travaillé pour la Révolution partout où nous nous sommes arrêtés, pour quelques jours ou pour quelques mois, jusqu'à ce que la canonnade nous oblige à reprendre la route, toujours plus au Nord.
J'ai beaucoup travaillé avec tous ces gens qui voulaient changer le monde, mais je n'ai jamais cru que la Révolution triompherait, jamais! J'écoutais les discours, je lisais la presse, je lisais tout ce que je trouvais, comme toujours. C'est don Justo qui m'a donné le goût de la lecture. Il lisait tous les journaux qu'il trouvait mais aussi des livres. Un jour, il m'en a offert un, c'était Las Novelas ejemplares. Je voyais bien que le monde entier était contre nous, et je voyais bien, surtout, que les plus enthousiastes, les plus convaincus des révolutionnaires, doutaient eux aussi.
Je ne l’ai jamais dit à personne, même pas à Sofia, mais, aujourd’hui, je peux bien le dire, j’ai rêvé, souvent, en m’éveillant dans des lieux inconnus, à mes petits matins de Malaga, au soleil qui continuait de se lever sur la mer alors que je n’étais pas dans ma barque… Toute cette agitation, toute cette folie me semblaient tellement dérisoires que l'envie me venait de réveiller Sofia, de prendre Marina dans mes bras et de rentrer chez nous. Mais je ne l'ai pas fait. Je ne l'ai pas fait par lâcheté, sans doute, mais aussi, peut-être, parce que nous étions avec nos semblables, dans notre camp, et que je ne pouvais pas imaginer être dans l'autre.
Voilà comment étaient les choses, nous ne savions pas pourquoi nous faisions ce que nous faisions, nous avions l’impression d’être poussés, toujours plus nombreux, comme par une main gigantesque, vers le nord, toujours plus au nord.
Enfin, nous sommes arrivés ici. Je n'étais plus très jeune, et j’ai fait tout ce que j’ai pu pour paraître encore plus vieux et rester avec les femmes, les enfants et les vieillards ! Voilà comment j’ai évité les camps ! Et je n’ai pas quitté un seul instant celles que j’aimais plus que tout…
13
Tu te souviens, toi, de notre vie ici ? Tu n’étais qu’un enfant… Nous avons vite compris, au lendemain de la guerre mondiale, que nous ne retournerions jamais là-bas. Nous nous sommes établis et, tout compte fait, nous avons bien vécu, malgré le travail, très dur, sur les chantiers, et ce pays que nous ne comprenions pas toujours.
C’est alors qu’un feu s’est mis à me dévorer les entrailles. Je ne mangeais plus, je me gavais de ce bicarbonate qui apaisait la brûlure un instant. Je n'étais plus bon à rien. Il m'a bien fallu cesser de travailler. Sofia, elle, pendant ce temps faisait autant d’heures de ménage qu’elle pouvait.
Je ne sortais plus guère. Ma femme prenait soin de moi comme d'un autre enfant, toujours aussi gaie. Et les jours passaient. Sofia travaillait plus que son compte, Marina grandissait et moi je ne faisais rien, plus rien. Les choses auraient pu continuer de cette façon mais il faut croire que non, qu’autre chose était écrit…
Don Faustino s'interrompt une fois encore, le temps de rouler une nouvelle cigarette selon ce rite dont on voit bien qu'il n'est pas seulement un geste nécessaire mais plutôt une sorte de célébration en même temps que de ponctuation du temps, qu'il détermine, ce geste (celui de confectionner la cigarette, mobilisant à cela toute la méticulosité nécessaire puis, l’allumant, de s’emplir le corps, de se griser voluptueusement du souffle chaud qui n’est sans doute rien d’autre qu’une infime participation à la respiration de l’univers à l’unisson duquel, alors, on halète) qu’il détermine donc, ce geste, une manière d’être, pour le moins, sinon un mode de vie, et, peut-être, un mode d'appréhension du monde.
Elle rentra, ce soir-là, plus tard que de coutume. Elle s'assit là sur cette chaise et, le visage enfoui dans ses mains, elle éclata en un long sanglot et, soudain, elle se mit à parler, comme si elle disait une sorte de prière, ou, plutôt une malédiction que je ne comprenais pas: matame, Dios mio, matame ! Tue-moi, mon Dieu, tue-moi !... Et moi, j’étais là, je ne comprenais pas, je la regardais et je ne comprenais pas.
Alors, elle s’est arrêtée de pleurer, d’un seul coup, et s’est mise à parler, très vite, et je ne comprenais toujours pas ce qu’elle disait. Elle m’a agrippé aux épaules et à voix basse, cette fois, elle m’a dit: moi aussi ! Tu ne comprends pas ? Moi aussi ! Et puis elle s’est mise à hurler de nouveau jusqu’à ce que je comprenne, enfin. Et nous sommes restés là, longtemps, l’un en face de l’autre, silencieux.
Marina, grande déjà, une femme elle aussi, n'était plus avec nous, elle était partie travailler et vivre à Cahors, mais c'est à elle que je pensais. Depuis quelques années déjà, elle s'était détachée de nous, je ne sais pas pourquoi, Sofia elle-même ne parvenait plus à la dérider, comme autrefois, quand elles éclataient de rire toutes les deux. J’avais l’impression qu’elle s’était enfermée dans un monde qui n’était pas le nôtre…C'est de son âge, disait Sofia, mais moi je voyais bien, quand elle levait les yeux que je lui répugnais, que lui répugnait ce vieillard repoussant que j'étais devenu.
J'ai d'abord pensé à elle, et puis j'ai regardé mon épouse, un long moment, son beau visage, ses yeux, et elle, elle disait : oui ! Je regardais sa bouche, oui, la naissance de son cou, oui, oui, sans cesse, oui ! Jusqu'à ce que je fuie, pour ne plus entendre ce oui.
Il était attablé devant une assiette garnie de tomates en quartiers et de quelques oignons frais, sur le point de porter un verre de vin à ses lèvres. Il s’est arrêté pour me regarder et puis il l'a vidé, lentement, jusqu'à la dernière goutte, sans me quitter du regard. Alors, je le lui ai dit : He venido à matarte, je suis venu te tuer !
Je ne reconnaissais pas ma voix mais, tout à coup, après avoir dit cela, je me suis senti mieux, je me suis senti différent, ce n’est pas facile à dire, mais, je ne sais pas, tout à coup, j’ai eu l’impression d’avoir quelque chose à faire, quelque chose d’important, tu parles, je n'avais pas même un canif dans ma poche.
Lui, sans un mot, s'est levé, et m'a tourné le dos pour entrer dans la chambre. Il en est ressorti aussitôt, un révolver à la main, celui-ci, précise don Faustino, désignant avec désinvolture la poche dans laquelle est enfouie l’arme. Il me l'a tendu: tiens ! Et moi je regardais cette crosse, puis je le regardais et, pour la première fois, j’ai été frappé par la beauté de ce visage, peut-être parce qu'à ce moment-là il était sérieux comme je ne l’avais jamais vu. Sur son front, je m’en souviens, retombait une courte mèche de cheveux encore très noirs et sa bouche ressemblait à celle d’une femme, mais je n’ai pas osé le regarder aux yeux et j’ai baissé les miens sur l’arme qu'il me tendait. Quand je l’ai saisie, sa main est retombée, lentement, il a repris sa place à table et saisi, dans son assiette, un oignon dont il n’a fait qu'une bouchée.
J’étais fatigué, j’ai posé le révolver sur la table et me suis assis en face de lui. Il a fini son repas et s’est servi une nouvelle gorgée de vin avant de lever les yeux vers moi. Puis, il s’est mit à parler.
Il parla longtemps, de la liberté bien sûr, et de tout le reste, de l'amour et de l'hypocrisie du mariage, il me raconta comment il avait tué le cacique de son village et comment depuis sa rencontre, en prison, avec les militants libertaires, il n'avait jamais cessé de se battre pour cette liberté que tous avaient tant à la bouche.
Mais, me dit-il, la liberté, pour la plupart de ces militants, n'était qu'un mot, un mot pour lequel ils étaient disposés à donner leur vie, c’est vrai, mais cette liberté, cet idéal, ils le chassaient de leur propre vie! J’avais l’impression qu’il faisait une conférence, et il continuait : ils se battaient pour l'émancipation de l'humanité mais ils refusaient celle de leur propre compagne, de leur fille et de leur mère qu'ils maintenaient, sans même y penser, dans l'esclavage familial. Ils disaient ma compagne pour ne pas dire femme ou épouse, comme disent les bourgeois, mais ils la considéraient comme leur propriété. Ils n'avaient pas compris que les bourgeois rabâchaient une morale derrière laquelle la plupart d'entre eux menaient une vie plus libre que ces militants n'étaient même capables de l'imaginer. Car ces hommes refusaient leur propre liberté parce qu’ils étaient esclaves, oui, je me souviens qu’il a dit cela, esclaves d’une morale qu'ils croyaient combattre alors qu’ils se sentaient déjà coupables s’il leur arrivait de poser les yeux sur un genou féminin.
Et il continuait: ce n'est pas de cette façon que je comprenais la liberté ! Comment pouvait-on prétendre bâtir une société de liberté avec des hommes esclaves de tant de préjugés? Comment? Moi, à ma sortie de prison, j'ai vraiment été un homme libre, et tu sais pourquoi ? me demandait-il, et moi, que veux-tu que je réponde? J’avais l'impression de n’entendre que le grondement de sa voix, et pourtant, je me souviens de tout ce qu'il me dit ce soir-là…Tu sais pourquoi? Parce que je reconnaissais à chacun la même liberté que celle à laquelle j'aspirais, à chacun, qu'il soit homme ou femme alors que la plupart des militants ne toléraient même pas qu'un autre homme porte un regard sur leur compagne. Et les femmes acceptaient leur sort comme une fatalité. Voilà comment ils étaient ces militants !
J’avais l'impression qu'il ne cesserait jamais de parler, j’en étais horrifié, jamais je n'avais entendu des choses pareilles, même pendant la Révolution, et il continuait, toujours plus enflammé: j'ai tenu bien des femmes dans mes bras mais je ne les ai jamais méprisées, au contraire, elle se conduisaient enfin de manière humaine, comme des êtres qui ne fuient pas, qui n'ont pas honte de leur désir, de la nudité de leur corps, et elles découvraient, souvent, que le plaisir existe et que fuir ce plaisir, cette jouissance pour laquelle nos corps sont faits, était, non seulement la dernière des lâchetés, mais une offense à la vie ! Tu te rends compte ? Jamais je n’avais entendu ça !
Et il dit encore ceci, que je ne pouvais pas entendre : Sofia est encore jeune et son amour pour toi n’est pas moins grand, mais elle a le droit, elle aussi de satisfaire un désir aussi naturel que celui-là, c’est ça qui est humain ! Tiens, tiens ! dit-il enfin, en désignant le révolver qui était sur la table, c'est un révolver de l'Organisation, fais justice si tu juges que c’est ça la justice, venga, hazlo de una vez, décide toi enfin, fais-le !
Mais alors, tu sais ce qui s’est passé ? Sur cette crosse quadrillée j’ai vu les visages de Sofia et de Marina, et puis le mufle du taureau, et ses yeux, les yeux du taureau qui étaient tellement tristes…Quand j’ai levé la tête, Roman regardait dans le vide, ou plutôt son regard semblait vide comme celui d’un fou. Je me suis levé, j’ai pris l'arme et je l’ai glissée dans la poche de ma veste. Avant de sortir, je lui ai dit : un dia te mataré, un jour je te tuerai.
Sofia n'avait pas bougé, elle était toujours assise là, le visage sec, terriblement amaigri et ridé tout à coup. Elle m’a regardé et moi je lui ai dit : Rien, allons dormir…
Son rire n’a plus jamais retenti dans la maison. Après quelques jours de silence elle se jeta dans le travail, et moi, je pris l'habitude d'aller m’asseoir sur ce banc, à côté du Puits. Nous ne parlions plus.
Quand elle venait, Marina nous observait et ne disait rien non plus. Ses visites s'espacèrent puis cessèrent. Je compris que Sofia s’était confessée. Si tu les avais vues toutes les deux, avant, si belles, si joyeuses ! Avec moi, Marina a toujours eu une attitude réservée. Je le comprenais et je l'acceptais, j'étais déjà un vieillard, malade et sans doute rebutant. Je n'en souffrais pas. Il me suffisait de les regarder et de les entendre, toutes les deux, pour être heureux, passablement heureux.
C’est alors que se produisit la seconde catastrophe. Marina arriva un soir, nous ne l’avions pas vue depuis longtemps, accompagnée d'un homme élégant, imposant, pour lequel je ressentis immédiatement une grande aversion. C’était son patron. Il avait vingt cinq ans de plus que ma fille. Elle avait besoin de notre autorisation pour l’épouser.
Que pouvions-nous dire? J’ai pensé que nous n'aurions pas dû la laisser partir si jeune, et qu'elle ne faisait ça que pour fuir, pour nous fuir, pour me fuir, pour en finir avec le monde sordide que je devais représenter, moi, un vieux borgne qui n'avait même pas été capable de rendre sa mère heureuse !
Et moi, j'ai refusé. Immédiatement. Je ne pouvais pas penser que mon enfant soit aux mains d'un homme qui non seulement avait l'âge d'être son père mais qui représentait tout ce que je haïssais depuis toujours, la prétention, tu sais, la certitude qu’ont certains d’être plus que les autres.
Soudain, Sofia s'est jetée dans les bras de sa fille et l'a entraînée dans sa chambre. Nous, nous sommes restés là, debout, face à face. Il me dominait de sa haute taille, de son élégance et de toute sa richesse.
Brusquement, il s’est mis à parler, à me parler sur le ton que prennent certains pour s'adresser à un enfant, avec, en plus, cette espèce de douceur, un peu comme parlait le curé de mon quartier, et il dit tout ce que je ne pouvais pas admettre et, en même temps que j’entendais les pleurs de mes deux seuls amours, les yeux de cet homme parcouraient la pièce et revenaient se poser sur moi…
Comment te dire ce que j'ai éprouvé à cet instant? Cette impression de n'être, moi aussi, que l'une de ces choses que son regard venait de parcourir, et puis, immédiatement, j’ai ressenti de la haine. Une haine comme je n'en avais jamais éprouvée! J'ai dit: si tu prends ma fille, je te tuerai. Ils sont partis. Marina ne m'a pas embrassé. Elle ne m'a plus jamais embrassé.
Don Faustino s’est tu. Ils ne parviennent pas, eux, à échanger un regard, comme ils ne parviennent plus, depuis un instant déjà, à porter leurs yeux sur le vieillard. Ils demeurent silencieux et clos alors que les premières clartés du jour qui s'insinuent à travers l'opacité poussiéreuse des vitres blêmissent leur visage, mais lui, chassant la lassitude d'une main vacillante passée sur le front, poursuit.
Mais alors, il s’est passé quelque chose d’incroyable. J’ai eu une curieuse impression, j’ai découvert, lentement, progressivement, comme se lève le soleil, que tout était devenu très simple. Sofia, je le voyais bien, avait décidé de ne plus vivre, elle se recroquevillait, se ridait, et puis, un jour, elle s’est couchée dans le lit de sa fille.
Je lui portais un peu d'eau citronnée dans laquelle elle trempait parfois ses lèvres mais que le plus souvent elle refusait. Je m'asseyais à côté d'elle et nous restions là, silencieux. Elle allait mourir. Les deux êtres qui étaient toute ma vie me quittaient, mais moi, voilà que je voulais vivre !
Un jour, ou peut-être une nuit, quand tout se confondait, quand nous restions là assis l’un à côté de l’autre, un jour, j’ai revu les yeux du taureau et j’ai compris pourquoi je ne l’avais pas tué. J’ai compris que dans ce regard il y avait notre étonnement commun face au mystère de ce monde.
Mais moi, maintenant, je savais. Je savais pourquoi je devais tuer. Un révolver m’avait été donné pour cela et c’est cela, cette certitude qui illuminait ma nouvelle vie. Voilà, tout à coup, j’ai eu l’impression d’être ce que je n’avais jamais été, d’être libre, tu comprends ? libre parce que j’avais un acte à accomplir, tu te rends compte ?
Nous avons reçu une carte qui annonçait le mariage de Marina et ma haine a grandi encore. Sofia, elle, pâlissait chaque heure un peu plus, j’observais ce visage que je ne reconnaissais plus, enfoui dans un nid de cheveux gris et, je n’ai pas honte de le dire, j’ai souhaité, tout à coup, qu’elle s’éteigne.
Mais ce n’est pas sa mort que je désirais. Je rêvais, tout ces jours, assis près d'elle, lui tenant la main, que l'Acte accompli, je la retrouverais, je ne sais où, je serrais sa main et elle me répondait avec ses dernières forces. Elle est morte peu de temps après le mariage de notre fille.
Maintenant, dix ans ont passé. Mais tout ce temps n’a fait que rapprocher le moment où je vais aller m’asseoir à côté d’elle, et reprendre sa main. Tu comprends pourquoi je souhaitais qu’elle s’éteigne ? En vérité, pourquoi nous le souhaitions tous les deux ? Parce que je devais tuer deux hommes avant de pouvoir reprendre sa main.
Tu imagines bien qu’à ce moment-là je ne savais pas que j’allais traîner encore pendant dix ans, mais ce n’est pas du temps passé en vain, non, que veux-tu ? C’est ma vie, la dernière partie de ma vie. C’est ainsi que les choses devaient être, comme elles sont et pas autrement !
Avant, il ne me venait pas à l’idée de me demander si la vie avait un sens ou si elle n’en avait pas, la question ne se posait pas puisque Sofia était là, mais pendant ces dix ans j’y pensais, parfois, et la réponse me venait immédiatement, je savais pourquoi je vivais encore. Je sentais Sofia à mes côtés. Parfois, je m'adressais à elle, à haute voix, et les gens qui passaient près de mon banc en souriaient. Il m’est même arrivé d’être heureux. Assis sur mon banc près de la fontaine, je retrouvais un peu de ce que j’éprouvais dans ma barque aux petits matins de Malaga.
Alors que don Faustino s'applique à la confection d'une nouvelle cigarette, il songe, lui, à l'affabilité du vieil homme assis sur son banc, jambes croisées, casquette légèrement penchée sur l’oreille, examinant avec attention son mégot jaunissant entre ses doigt maigres, aux flambées du désir de Manuela astiquant les chromes de sa cuisine, aux mots de Romàn pour dire ce qu’il en est de la liberté de chacun et à ce père qui décida un jour de partir. Mais alors, songe-t-il, si l'impérieux devoir du militant irréprochable était moins héroïque qu'il n'y paraît? S’il n'était d'autre héroïsme que de se trouver chaque matin au seuil d'une journée lisse, prévisible au point qu'elle pourrait ne pas être vécue, et de se dresser, cependant, parce qu'il le faut bien, ou qui sait pourquoi ? S’il n’était d’autre héroïsme que celui-là, Malika?
Il se heurte à ses yeux qui maintenant le scrutent, ce dont il s'irrite comme si elle s'autorisait à suivre, à son insu, le cheminement de sa pensée et qu'elle en attendait, anxieuse, l'accomplissement, et, alors que don Faustino reprend son récit, il lui apparaît, subrepticement, qu'il en est fini des certitudes et qu'il va devoir se suspendre au doute pour faire face à la redoutable liberté que la lucidité concède.
Je suis allé chez lui tous les jours, tous les jours pendant dix ans, le révolver dans la poche, au début. Il savait, bien sûr, que je l'avais là, à portée de main, comme il savait, bien sûr, pourquoi je venais. Moi, je le regardais.
Je passais le reste de mon temps assis sur cette chaise dans la pénombre des jours d'hiver, ou sur le banc de pierre aux beaux jours, suivant des yeux les tourbillons des guêpes autour de la fontaine, je pensais à ces deux hommes que je devais tuer et j’échafaudais des plans afin que la mort de l'un ne me prive pas de la mort de l'autre.
Et puis, de temps en temps, je prenais le train de Cahors, très tôt le matin ou tard le soir. Je me dissimulais du mieux que je pouvais près de la maison et je les apercevais. Il m'arrivait même de les suivre quand ils n’allaient pas en voiture.
Marina devenait chaque jour plus femme, plus Sofia. Mais elle ne riait pas. J'en avais le coeur serré mais, comme je savais, maintenant, ne plus me mentir, j’en ressentais une sorte de satisfaction honteuse. Je rentrais par le dernier train ou le premier de la journée, et au midi suivant je retournais chez lui. Notre vie, peu à peu, s'organisa ainsi. Je faisais ma visite quotidienne et les jours passaient, mais j’avais l’impression, parfois, que cette routine me faisait oublier ma mission. Lui non plus, d’ailleurs, ne semblait pas y penser, il m'aidait à résoudre les problèmes matériels, ces fastidieuses démarches pour avoir je ne sais quelle pension ou l'aide aux vieux accordée par la municipalité.
Nous buvions le café ensemble et, quand il se disposait à la sieste quotidienne, il me congédiait, comme l'on congédie un enfant, affectueusement, en me recommandant de prendre dans la remise la salade et les pommes de terre de mon dîner.
Les jours passaient, et les mois et bientôt les années. Je n'emportais plus le révolver et je voyais bien que le temps qui passait amenuisait, non pas ma détermination, mais ma capacité à faire ce que j’avais à faire.
Parfois, assis en face de lui, j'imaginais l'acte, je nous rêvais, moi, levant lentement mon arme alors que lui levait les yeux vers moi, sans le moindre cillement, sans le moindre étonnement mais avec, lui aussi, une douloureuse compassion dans le regard, je pressais la détente et il continuait à me regarder et je savais qu'il ne me haïssait pas.
14
…la vie s'était faite d'elle même. Je prenais le train, contemplais ma fille, et Sofia à travers elle. Je lisais les journaux de l'Organisation que Romàn continuait de recevoir et qu'il me donnait sans même en avoir rompu la bande et, sur le banc de pierre, je laissais aller mes pensées.
Nous vieillissions ensemble, nous parlions peu, du temps, de la maladie des uns, de la mort des autres et nous nous retrouvions parfois chez Manuela et Geronimo qui nous invitaient à déjeuner le dimanche. Ces jours-là, il se forçait à un peu d’entrain. Nous faisions tous semblant. Je ne sais pas s’il lui arrivait d'oublier, au fil des ans. Moi, non, pas un instant, pas un instant !
Quand je rentrais et que tout ceci (don Faustino eut un large geste de la main dans lequel il y avait encore une pointe de l'élégance du matador prenant le public à témoin de son art) me sautait au visage, je me désespérais et je désespérais d'avoir un jour la force de presser la détente.
Il m'est arrivé, parfois, de me réveiller en pleine nuit, de me lever et de descendre jusqu'à sa porte, d'attendre dans la ruelle silencieuse, la main sur la crosse, rêvant qu'il allait sortir et que je n'aurais alors qu'à tirer sur une ombre, que je ne verrais ni son visage ni ses mains et qu'il m'en coûterait moins. Puis, aux premières lueurs, je revenais ici, plus désespéré que jamais.
Je ne sais pas si j'aurais eu cette force sans la scène à laquelle j'assistai l'autre jour, lors de mon dernier voyage à Cahors. Il était déjà tard dans la soirée, la voiture s'est arrêtée devant la maison. Il en est descendu aussitôt, a claqué la portière avec violence et s'est dirigé précipitamment vers la grille. C'est alors que l'autre portière s'est ouverte et que Marina est descendue à son tour et s'est mise à courir dans la rue déserte. Il s'est lancé à sa poursuite, l'a rattrapée en quelques enjambées, lui a saisi le bras et l’a giflée avec une violence…
Je ne parvenais pas à penser que c'était bien ma fille que l'on frappait ainsi, celle que Sofia avait porté et dont je caressais les lèvres le matin avant de regagner ma barque, celle qui ne lâchait jamais ma main tant que durait l'histoire que je lui racontais le soir assis sur le bord de son lit.
Quand je commençais à reprendre mes esprits, il l'avait déjà poussée dans la voiture et franchi la grille qu'il refermait avec fracas. Je restais là quelques instants, les yeux fixés sur cette grille qui s'était refermée sur le malheur de ma fille.
Curieusement, il me venait, alors que je regagnais la gare, et plus encore assis dans le train, il me venait une sorte de paix intérieure, quelque chose comme une grande sérénité. Cette nuit-là, je dormis paisiblement, longtemps, et quand je m'éveillai, la scène de la nuit me revint immédiatement : je revoyais les traits de ma fille déformés par la peur et la douleur.
Pendant que je descendais lentement vers la place, le visage ravagé de Sofia se levait vers moi comme aux derniers jours de son agonie. Je m'accommodai sur mon banc et me mis à réfléchir à ce que j’allais faire, parce que, maintenant, je savais que j’allais le faire. Les choses s'ordonnaient d'elles même : j'attendrais Romàn au jardin où il arrivait toujours à la même heure, été comme hiver, très tôt, avant même que le jour ne se lève, puis, j'attendrais l'enterrement, afin que les choses soient en ordre. Et je prendrais le train pour la dernière fois.
Fue una noche extrana, ce fut une nuit étrange. Des images se formaient lentement, je ne sais où, derrière mon front, se précisaient et disparaissaient aussitôt pour laisser place à d'autres images. Un poisson rose et ventru tombait dans la barque et disparaissait aussitôt, Sofia marchait devant moi portant Marina dans ses bras et j'étais fasciné par le mouvement de ses jambes, par le balancement de sa robe à ses hanches alors qu'elle se retournait et éclatait d'un rire qui me faisait peur, mais elle, elle poursuivait sa marche, allongeant le pas, exagérant le balancement de son corps, s'éloignant alors que moi je n’en pouvais plus, que je renonçais à la suivre et qu’elle disparaissait dans la poussière du chemin. Et le taureau qui grimaçait, et Roman qui lissait ses cheveux noirs et éclatait d’un rire silencieux. Et je revoyais la barque à nouveau, mais elle s'engloutissait. Par moments, je sursautais et je me retrouvais sur cette chaise, puis, je m'engourdissais de nouveau et de nouveau les mêmes images se formaient, interminablement.
L'heure de descendre au jardin arriva enfin. J'attendis dans l’obscurité et le silence. On n’entendait que les feuilles des peupliers, mais, tout à coup, le portail racla le sol. Un instant après, je devinai qu’il poussait la porte de la cabane, déposait des cageots, déplaçait des outils, puis s'asseyait sur le banc pour allumer la première cigarette.
Je m'avançai vers lui, le révolver pointé. Je lui dis : He venido à matarte, je suis venu te tuer. Il n’a pas eu le temps de lever les yeux. J’ai pressé la détente aussitôt, comme je l'avais imaginé, pour qu'il ne puisse pas prononcer une parole, pour nous épargner cette souffrance. J'ai regardé son corps basculer et toucher terre au pied du banc. Je suis resté longtemps assis sur cette chaise l'esprit vide et le corps engourdi. Puis, je suis descendu sur la place.
La nouvelle bondissait déjà par le chemin, tu sais bien comment sont les gens ici, "alors mon pauvre, que lui est-il arrivé à votre ami, quel malheur tout de même..." je hochais la tête et poursuivais mon chemin entre les murmures apitoyés et les commentaires étouffés.
Je me suis assis sur mon banc un instant, puis je suis allé chez les uns et les autres comme on fait le tour de la famille. Les commentaires étaient rares et les hochements de tête nombreux. Les gendarmes allaient et venaient et, déjà, l'on s'activait à la préparation des funérailles. La journée est passée sans que je m’en aperçoive et, à nouveau, cette nuit-là j'ai dormi paisiblement.
Le lendemain, tu es arrivé. Je ne sais pas comment te dire ce que j’ai à te dire. En te voyant j’ai pensé que tu étais comme un enlacement entre le passé, notre passé et le futur qui sera le tien, mais un peu aussi le nôtre, non ? Alors tu comprends, ce passé, il faudra t’en défaire, te défaire le plus que tu pourras, de ce que nous t'avons donné sans savoir ce que nous faisions, pour que tu puisses vivre sans être encombré par ce que nous avons été. Mais tu le sais bien, tu ne pourras te libérer de nous que lentement, à mesure que les années passeront, et pourtant il faut le faire, parce qu’il s’agit de ta vie, tu comprends ? J'aurais voulu le dire à Marina, mais je n'en aurai pas l'occasion, tu le lui diras toi, tu lui diras…
Ce soir-là, je me suis senti étrangement bien, très serein. J'ai mangé comme je ne l'avais pas fait depuis longtemps. Je sentais en moi un grand calme et une grande lucidité. Je savais ce que j'avais à faire et je savais comment j'allais le faire. Je me suis couché l'esprit en paix.
Le lendemain, je suis allé voir Romàn exposé dans son cercueil. Il était beau. C’est tout ce que je me suis dit, mais, brusquement j'ai haï l'autre, et je me suis senti plein de force.
A la fin de l'enterrement, j’ai profité de ce moment où les gens se saluent et se déplacent en tout sens, pour m'en aller. Je suis passé à l'Auberge, j’ai laissé ma lettre et j'ai marché jusqu'à la gare. Je me suis assis au bout du quai, comme je l'avais fait tant de fois, pour attendre le train de Cahors. Un peu plus tard, j’étais posté devant leur grande maison, comme tant de fois aussi.
J'espérais qu'ils rentreraient séparément comme ils le faisaient souvent, ils ne dînaient même plus ensemble… Comment aurait-elle pu être heureuse? Tu lui diras tout ce que je te dis. Dis-lui tout, tout ce que je viens de dire. Elle est encore si jeune. Elle peut vivre encore. Dis-lui, surtout, qu'elle est l'enfant d'un amour..., d'un amour, simplement, dis-lui toi, insiste don Faustino se tournant vers Malika, tu es une femme, dis-lui !
Je n'ai pas vu ma fille, lui est rentré tard, comme je l'avais espéré, il est descendu de voiture devant le portail de fer noir, il a repoussé les deux battants pendant que je m'approchais. Le moteur continuait de tourner, l a lumière des phares éclairait son dos. Je me suis approché de quelques pas encore avant qu'il ne se retourne.
Il ne m'a pas vu tout de suite, il était ébloui. Moi, je tenais le révolver à bout de bras et, soudain, saisissant la situation, il a lui aussi tendu son bras droit, la main grand ouverte comme pour repousser la balle qui allait le frapper. Et mon doigt a pressé la détente tout seul, c’était comme si tout se passait sans moi, sans ma volonté, comme si tout était prévu d’avance. Je ne sais pas si tu peux comprendre, moi, je n’étais rien, je ne faisais rien. Pourtant, Il a ployé les genoux.
Don Faustino se tait, baisse les yeux vers son mégot comme pour en constater, navré, le jaunissement froid, puis, il se redresse. Asi fueron las cosas, hijo, voilà ce qui s'est passé, fils.
Le silence s'est épaissi, dense lui semble-t-il maintenant, de la question qui n'a pas quitté son esprit depuis qu'il s'est assis sur cette chaise, depuis qu’il a écouté les vérités de Géronimo puis la confession de Manuela et il murmure, honteux de mêler ainsi sa quête aux certitudes auxquelles le vieil homme vient d'atteindre, honteux de profaner la paix à laquelle, il le sent bien, don Faustino s’est hissé, il murmure pourtant, dites-moi, don Faustino, dites-moi pourquoi mon père est parti, dites-moi enfin qui était véritablement mon père !
Le vieil homme lève son regard amputé qui semble se troubler brièvement, s'effacer le temps bref nécessaire pour abandonner le monde qui jusque là le tendait, et prendre appui, vif de nouveau, ailleurs, comme le fait le lecteur qui revient au passage oublié pour reprendre sa lecture avec une pertinence assurée, ton père, dit-il était l'homme le plus instruit de nous tous, le plus sérieux, le plus engagé, et le plus honrado.
Pendant des années, il s’est chargé, avec Romàn, d'écrire les lettres, de "faire les papiers" comme on disait, les fameux « papiers », pour que nous puissions enfin vivre ici en paix, définitivement. Il le faisait pour tous ceux qui étaient incapables de le faire, mais, contrairement à Romàn, lui ne se permettait jamais la moindre plaisanterie. Son calme, son sérieux nous impressionnaient.
Il était, pour nous, comme un exemple de ce que nous aurions voulu être. Je crois qu’il n’a jamais accepté l’échec de la révolution lui non plus, il ne pouvait pas s’y résigner, c’est pour ça qu’il était si sérieux, il refusait cet échec !
Pendant les réunions qui se déroulaient chez vous, il parlait souvent des erreurs commises par l'Organisation, par les républicains en général, mais aussi de ses propres erreurs, comme s'il se considérait, lui, parce qu’il était un "militante destacado", comme s’il se considérait responsable, personnellement responsable, de la défaite.
Je suis sûr qu'il se sentait coupable de cette défaite, coupable comme devaient se sentir bien des militants prestigieux, coupables de nous avoir conduits, d'avoir conduit tout un peuple à cet affrontement, il y a eu tant de morts… Mais tu comprends, lui, il vivait, entre sa compagne et son fils, et les autres étaient morts ! Et il entendait peut-être la plainte de ceux qui avaient crû aux proclamations des "militantes destacados" et le gémissement de ceux qu'on avait obligés à se battre. Parce que tu sais, tous n’étaient pas volontaires dans cette bataille, nombreux sont ceux, dans notre camp aussi, qui ont combattu sous la menace, simplement parce que leur village était tombé aux mains des uns ou des autres et quand ils étaient mobilisés, il ne leur restait plus qu'à obéir et à monter au front avec, parfois, s'il le fallait, un révolver dans les reins.
Mais lui, alors que don Faustino semble reprendre haleine, est visité par de fugaces visions qui se succèdent et se pressent, dans lesquelles il ne perçoit de son père qu'une brume d'impassibilité soucieuse et un regard se voilant aussitôt qu'il croit le saisir, puis il éprouve, frémissant tout à coup, la chaleur caressante de la main se posée sur sa nuque, s'y attardant un instant avant de s'en détacher à regret…
...croyez-vous, don Faustino, croyez-vous que l'on parte mourir pour des idées quand on vit avec une femme que l'on aime et un fils que l'on a fait? Ne m’avez-vous pas dit que vous n’avez jamais laissé les vôtres ?
Hay, hijo! Ne me demande pas l’impossible ! Tu ne peux pas imaginer ce qu'étaient "las Ideas" pour des hommes comme ton père! Cette nuit, en ce moment même, bien des choses me reviennent à l'esprit que je comprends mieux que jamais. Je crois bien que je comprends mieux que jamais ce que nous étions, chacun de nous, en vérité, et je suis sûr, aussi, de bien te comprendre toi. Ecoute, une fois pour toutes ! ton père est parti parce que l’Organisation l'a appelé et, je te le dis une fois encore, tu ne peux pas savoir ce que représentait l'Organisation pour ces hommes. On disait d'eux, parfois, la han mamado, elle les a nourris de son lait, et pour cela, quand elle les appelait ils s'élançaient. Ton père est parti, comme tant d'autres, parce qu'il n'aurait pu vivre sans répondre à cet appel, celui de l’Organisation ! Trop de ses camarades, "los companeros", tu entends? "los companeros" prestigieux ou anonymes, étaient tombés. Comment aurait-il pu vivre? Je ne sais pas s'il croyait lui, comme tant d'autres dans ces années-là, que ce que n'avait pas obtenu le combat sur les champs de bataille, l'action clandestine de quelques-uns, des meilleurs d'entre tous ceux qui restaient, de ceux qui ne pouvaient renoncer car renoncer serait reconnaître l’inutilité de leur engagement passé, et l'absurdité de leur propre vie, je ne sais pas s'il croyait, lui, que l'action clandestine l'obtiendrait. Je ne sais pas, car il m'a semblé parfois, à les entendre, ces hommes, que ce dernier geste était le seul qui puisse les sauver, leur donner enfin, au dernier moment, un peu de sérénité. Ces hommes qui sont repartis là-bas, nombreux et de toutes les organisations, ne pouvaient pas vivre avec le sentiment de s'être trompés à ce point, d'avoir égaré leur vie sans même y prendre garde, sans y penser, comme l'on boit un verre d'eau.
Ils n’avaient pas peur de mourir, au contraire, peut-être. Cette mort, l'arme à la main, je crois qu’elle leur rendait la vie, tu comprends ? Peut-être, je ne sais pas, le curé, dans notre quartier de Malaga, disait que c'est un péché de vouloir changer le monde…
...don Faustino, tout de même, abandonner les êtres que l'on aime ! Tu ne peux pas savoir, s'insurge le vieillard avec une véhémence lassée, tu ne peux pas savoir ce qu'étaient "las ideas" pour ces hommes ! Tu ne peux pas imaginer ce qu'était, surtout, "la Organizacion" ! Je te l'ai dit: "la han mamado", ils se sont nourris à son sein!
"La Organizacion", murmure-t-il…
Si hijo, si, "la Organizacion" !
Les dernières ombres se sont dissipées au-delà des vitres opaques de poussière et leurs résidus semblent s'être réfugiés dans l'espace rétréci de la pièce pour se mêler au silence dans lequel tous trois se blottissent un instant encore.
Don Faustino… s'efforce-t-il d'articuler alors que s'étouffe sa voix quand il pose sur la table, comme subrepticement, le révolver qui, pourtant, semble en surgir, soudain, puis s'y enfouir pour reprendre forme aussitôt et s'imposer de toute sa menaçante réalité, don Faustino...
Non! tranche le vieil homme avec une autorité dans le ton et une détermination dans le geste de la main repoussant l'arme qui ne souffrent ni équivoque ni réplique. Non! martèle-t-il, quittant sa chaise avec une légèreté incongrue, non! Je veux que l'on sache combien je suis fier, orgulloso, si, orgulloso, d'avoir accompli ce que je devais accomplir. Peu m'importe la justice, peu m'importe que l'on juge mon acte juste ou injuste ! Qui pourrait se sentir autorisé à juger? Peu m'importe ! Ce que j'ai fait, je devais le faire ! Je ne sais pas pourquoi j'en suis aussi convaincu, mais c'est ainsi, je devais le faire et je l'ai fait. Je veux vivre, maintenant, pour soutenir les regards et, pour la première fois depuis tant d'année, je veux goûter à la paix, cette paix qui est déjà la mienne en ce moment. Cette paix je ne veux pas y renoncer !
La prison sera le lieu idéal pour apprécier chaque seconde de cette paix. Je serai bien, seul dans ma cellule, avec mes souvenirs et tout mon amour. Vous, prenez soin de Marina. Dites-lui tout, comme je vous l'ai dit, elle est très jeune encore. Et toi, prends ta compagne par la main et vivez !
Il se détourne, comme déplorant tout à coup d'en avoir trop dit ou, peut-être, réalisant la vanité de ses dernières injonctions, ouvre les portes de l'armoire d'un geste étonnement vif, en extrait, la brandissant, une mallette dont l'épais carton verni d'un rouge orangé n'apparaît qu'aux échancrures de la housse beige qui la revêt, tendue et maintenue à chaque coin par des boutons à pression dont la tête arrondie luit de multiples effacements.
Je suis sorti de Malaga avec elle, commente-t-il en la posant sur la table, elle est solide. Il y dispose quelques vêtements sans la moindre hésitation, comme si chacun de ses gestes avait été minutieusement prémédité, puis, rabattant le couvercle et claquant les serrures, vamos, lance-t-il, allons!
Quelques pas les mènent au centre de la placette Roucou où le vieil homme s'immobilise. Comme lui, ils contemplent un instant la façade grise de la maison dont ils viennent de sortir, le crépis écaillé autour des fenêtres dont les volets n'ont pas été clos. La ruine mitoyenne dont la toiture s'est effondrée semble s'épuiser à pousser vers le ciel, par ses ouvertures béantes, un gémissement de désolation.
Derrières les vitres des maisons voisines des rideaux bonne femme s'écartent subrepticement, une porte va jusqu'à s'entrebâiller en miaulant alors que don Faustino pivote lentement sur lui-même tête dressée et qu’il ne peut, lui, retenir un silencieux : "Torero!", comme le jettent les aficionados au matador triomphant qui, les avant-bras dressés à hauteur du visage, les paumes en regard, bat imperceptiblement le rythme des ovations.
Puis, ils gravissent lentement la venelle Roucou jusqu'à la rue de la Halle, par ici, décide don Faustino, prenant à droite vers l'avenue Gambetta. Il chemine, lui, portant la mallette, aux côtés de Malika, en retrait, sans même y avoir pensé, comme reconnaissant ainsi au vieil homme le rang qui lui revient.
Entre l'épicerie et la boulangerie qui se font face au débouché de la ruelle du Puits, ils tranchent, dans leur avance, des regards qui se croisent, indécis ou sans vergogne, comme l'on tranche, l'été, les fils d'Ariane scintillant entre les ronciers du chemin. Puis, dans leur dos, s'entrouvrent les murmures.
La ruelle dans laquelle ils s'engagent maintenant rétrécit encore sous le ciel bas de sorte que la noirceur du sol bitumé semble monter à l'assaut des façades, elles-mêmes bien sombres. Don Faustino fait halte devant la porte de la remise quotidiennement franchie pendant une décennie de visites à Romàn. Du briquet qui semble se couler entre ses doigts comme d'initiative propre il rallume son mégot et lève la tête vers la fenêtre qu'il observe longuement avant de se détourner et de reprendre sa marche.
Parvenu au Puits, il se recueille un instant près de son banc. Il commence à faire froid, constate-t-il, ils viendront vers onze heures, s'il ne pleut pas.
Dans la montée de l'avenue Gambetta il délaisse les trottoirs étroits pour emprunter le milieu de la chaussée, excluant l'éventualité même d'un véhicule intempestif. Regarde, signale-t-il soudain, la main tendue vers un immeuble de trois étages brefs, la fenêtre de votre cuisine, elle restait souvent la dernière éclairée le samedi soir, nous étions tous assis autour de la table, nous buvions le café en écoutant les programmes de Radio Andorra, nous guettions les nouvelles de là-bas et les chansons d'avant la guerre, ta mère les reprenait parfois, elle chantait bien, nous étions au chaud…
La pente se raidit à l'approche du croisement avec la rue de la Halle qu’ils retrouvent et dans laquelle ils s'engagent pour déboucher sur la place, à quelques pas. Romàn a habité là précise don Faustino désignant de la main le balcon de la vaste demeure, à son arrivée ici, en rentrant d'Allemagne, oh, peu de temps !
Sous la halle, il lève la tête vers les poutres comme pour y examiner l'abondance des toiles d'araignées s'affaissant sous le poids de poussières grasses. J'aimais bien venir au marché, le vendredi matin, même si je n'y achetais rien, Romàn me donnait tout, lui aussi, d'ailleurs, aimait bien venir ici, pas pour vendre, il le faisait directement à des marchands qui venaient au jardin. Au contraire, il lui arrivait parfois d'acheter quelques légumes, dont il n'avait que faire, à l'un de ces vieux qui viennent là avec quatre carottes et trois pommes de terre, comme ça, pour leur donner quelques sous sans avoir l'air de faire l'aumône.
Devant la pharmacie dont la devanture de bois sculpté offre au regard une collection de cornues antiques, il se tourne à nouveau vers lui, ce pharmacien, il est mort maintenant, on l'appelait Franco, entre nous, parce qu’il était chauve, comme l’autre.
Dans la ruelle qui monte vers le Beffroi, le vieillard, après quelques pas, s’immobilise, suspendu à son souffle court. Mais déjà, sous le regard inquiet des jeunes gens, il reprend sa marche, quoique d'un pas moins assuré, las monjas, les religieuses, remarque-t-il devant une porte étroite et cependant massive dont le bois épais est travaillé en rosaces et en losanges réguliers, elle faisaient les piqûres, elles ont piqué les fesses de tous les réfugiés et certains juraient par Dieu, le Christ et le Lait de la Vierge, elles souriaient et disaient: allons, allons..., elles étaient bonnes elles aussi…
La toiture à quatre pans d'ardoise au-dessus de l’oeil cyclopéen de l'horloge semble une tête monstrueuse mais amène dressée sur le corps décharné du beffroi vers lequel ils lèvent les yeux. Quelques pas encore et don Faustino signale l'auberge blottie à l'ombre redoublée de la tour et de la tonnelle de glycines, Sofia a beaucoup travaillé ici, elle faisait les chambres, le ménage et même la cuisine quand il le fallait…
Ils montent encore, vers la Route maintenant, longeant le flanc du Grand Hôtel sur lequel s'ouvre la porte des cuisines et il fait là une nouvelle halte sous le regard étonné, puis gêné, de jeunes gens en pantalons à fin quadrillage bleuté, veste blanche boutonnée jusqu'au cou et serrée à la ceinture par un tablier sombre dont un pan est relevé et maintenu à la taille par la pointe passée sous le cordon noué sur le ventre, elle a travaillé ici aussi, dit-il pour lui-même cette fois, ployant les épaules comme sous l'effet d'une brusque lassitude, puis, les mains croisées dans le dos, courbé vers l'asphalte qui se raidit encore à l'approche de la Nationale, il progresse lentement, moins attentif, dirait-on.
Parvenu à la terrasse de l'hôtel, déjà dressée sous les platanes, il désigne, d'un mouvement bref du menton, le muret de pierres qui la cerne, el banco de la paciencia, le banc de la patience, explique-t-il, nous venions nous asseoir là, au bord de cette route qui mène là-bas, puis il tourne le dos à la place et se dirige vers le Port, d'un pas plus vif.
Il pénètre le premier dans la gendarmerie alors que Malika glisse sa main sous le bras du vieil homme au moment d'en franchir le seuil. Le brigadier maintient sa panse sur ses cuisses assis derrière un bureau sur lequel le jeune homme glisse, plutôt qu'il ne pose, le révolver de l’Organisation.
Mille Dieux ! profère le gendarme, alors que don Faustino s'asseyant sur la chaise réservée au public lève les yeux vers Malika demeurée debout à ses côtés. Qué raro, murmure-t-il, no estoy cansado, c'est curieux, je ne suis pas fatigué.
15
Elle ne s’est sans doute pas levée aujourd’hui. Elle est là, allongée dans son lit, les mains posées, reposant sur la couverture, de part et d’autre de son corps, le visage tourné vers la fenêtre derrière laquelle les grands marronniers du Bois commencent à se dissoudre dans la brume sombre de cette fin d’après-midi. Elle ne l’entend pas. Il la contemple un instant.
Ses mains se sont affinées depuis qu’elles n’ont plus à manier manches et brosses ni à tremper dans des eaux grasses et détergentes. Elles ont gagné en élégance, n’étaient les ongles, trop longs, que les soignantes négligent malgré ses protestations répétées. Son visage aussi s’est, non pas affiné, mais lustré, peut-être même, et paradoxalement, hâlé depuis qu’elle ne quitte pas la chambre. Sa chevelure, très noire autrefois, abondante et ondulée n’est plus que blancheur absolue, d’un autre monde déjà.
Il avance d’un pas encore. Ses yeux ne regardent pas la fenêtre, ne sont fixés nulle part. Il contourne le lit. Elle tarde à prendre conscience de sa présence comme si le voyage était long depuis la contrée où elle s’était enfouie.
Aqui estàs hijo mio ? Te voici mon fils ? Je ne sais plus à quoi je pensais, je ne t’ai pas entendu, et ces fleurs ? ces roses, qu’elles sont belles ! Mais pourquoi? Navidad ? Noël ? Je ne le savais pas, moi…
…je suis là, tu vois, pourtant, je n’ai jamais aimé le lit, ton père, bien au contraire, le monde pouvait s’écrouler, il mettait la tête sous la couverture, mais moi, non, je n’ai jamais aimé, tu le sais bien, toujours la dernière couchée, usant mes yeux aux raccommodages et à toutes les coutures, car je faisais tout, chemises et pantalons ou n’importe quoi d’autre, et à cinq heures j’étais à nouveau dans la cuisine, à la lessive, veillant à ne pas faire de bruit, à cause des enfants, oh, moi, le lit, je n’ai jamais aimé, depuis toujours, mais maintenant la tête me tourne, d’ailleurs le médecin m’avait bien prévenue…
… alors me voilà. Que ferais-je debout ? Avec le froid qu’il fait, je suis gelée, et cette tête, mon Dieu ! Je ne me souviens plus de rien, je ne sais même pas quel jour nous sommes, ce n’est pas que la mémoire me fasse défaut, non, je me souviens de tout : quand j’étais petite, au village, il n’y en avait pas deux comme moi pour ce qui est de la mémoire, je savais par cœur toute l’Histoire sainte, sur le bout du doigt, d’ailleurs la maîtresse, dona Estefania, le disait souvent à ma mère, cette petite, avec une telle mémoire pourrait bien parvenir à être institutrice, si elle ne se gâte pas, mais, penses-tu, mon père… ! Il ne pouvait même pas envisager de m’envoyer à Saragosse, inutile même d’en parler, mon frère, en revanche, qui était intelligent, figure-toi s’il était intelligent qu’à l’âge de douze ans, l’instituteur dit à mon père qu’il ne pouvait plus rien lui apprendre ! Alors lui, comme c’était un garçon, fut envoyé à Saragosse, mais une fille, penses-tu, il ne fallait même pas y songer !
Non, pour ce qui est de la mémoire, je n’ai jamais eu à me plaindre, seulement depuis cette fichue opération, eh bien voilà, c’est ainsi… Dire que j’étais un paquet de nerfs, que je n’arrêtais pas de toute la sainte journée, et maintenant, je n’ai même plus envie de bouger le petit doigt, cette opération a été une catastrophe pour moi, j’ai la tête… !
Mais pour le reste, pour ce qui est de ma vie, je me souviens de tout dans les moindres détails, et même du temps où j’étais haute comme ça…
Combien de fois l’ai-je raconté ? Je me demande si ma sœur s’en souvient encore, c’était bien avant la mort de ma mère, oh, oui, bien sûr, je devais avoir sept ou huit ans, la maîtresse nous demandait d’aider les plus petits, ceux qui ne connaissaient pas encore leur alphabet, et moi j’étais toujours la première, toujours disposée. Pourtant, tu devais aussi savoir ta leçon sinon, avec une baguette de jonc…, voyons les mains, disait-elle, et elle tapait de toutes ses forces sur les paumes et sinon sur les jambes, on avait l’impression d’être mordue !
En ce temps–là les choses allaient ainsi, et les parents disaient que ce n’était sans doute pas sans raison ! Et ils t’en flanquaient une autre, par dessus le marché, quoique mon père n’était pas comme ça, il ne fallait surtout pas toucher à ses filles, ça c’est vrai, les filles pour lui, étaient au-dessus de tout et, comme il était premier adjoint au maire, les gens le respectaient.
Alors, le jour où je suis arrivée avec la joue enflée, il est sorti de la taverne, parce que, au rez-de-chaussée de notre maison, mes parents tenaient une taverne où se réunissaient tous les hommes du village, eh, bien il est sorti en pestant, et je ne sais pas ce qu’il à bien pu lui dire mais le fait est qu’elle ne nous a plus jamais touchées ni moi ni ma sœur, je me demande si elle s’en souvient elle…
Les choses, alors étaient très différentes, et dire que maintenant je ne sais même plus quel jour nous sommes, je ne pensais même pas à Noël, je ne me rends pas compte, comment veux-tu que je sache, moi, si c’est Noël ou le Nouvel An ou je ne sais quoi ? Comment veux-tu ?
Ah, Noël ! Noël quand j’étais enfant ! A cette époque, c’était quelque chose que tu ne peux pas imaginer, tout le village était en effervescence, les femmes les premières. Depuis que le cochon avait été tué elles ne cessaient les préparatifs, tu te rends compte ? Dans une maison comme la nôtre, on prenait dans l’armoire un grand linge blanc, parce que même s’il n’y avait pas ces poudres comme aujourd’hui, avec du savon, dans l’eau de l’Ebre, le linge resplendissait que c’en était un plaisir…
…bon, eh bien on étendait cette nappe sur la table, une de ces grandes tables d’alors, et elles se mettaient toutes autour, les manches retroussées, le visage cramoisi sous l’effet du feu qui brûlait dans la cheminée, une grande cheminée comme tu ne peux pas imaginer, dans laquelle les chaudrons étaient pleins d’eau bouillante, et elles étaient toutes là, un jour chez l’une, un jour chez l’autre, accommodant la tripaille.
Quel travail! Tu ne peux pas savoir, découper l’animal, c’est don Fermin « le Tueur » qui s’en chargeait, préparer les jambons, faire les chorizos, les boudins, il y en avait de différentes sortes, à la cannelle, au piment, et puis donner à manger à tout le monde parce que les hommes arrivaient, chacun avec son morceau de viande que l’on grillait sur la braise et qu’ils mangeaient sur un morceau de pain.
C’était quelque chose…Et puis venait la nuit de Noël, personne ne dormait, même pas nous, les enfants, nous courrions dans tout le village de maison en maison, attrapant ce que l’on voulait bien nous donner, ici une galette, là quelques réaux ou autre chose. Puis, venait Santa Agueda, la fête du village et là c’était vraiment quelque chose, je me demande si c’est toujours ainsi…
…les garçons parcouraient les rues et quand ils passaient devant la maison d’une fille à marier, la « rondalla » jouait une jota et chacun chantait ce qui lui passait par la tête, improvisait des compliments ou des anathèmes aux parents et, crois-moi, parfois les choses se gâtaient entre un père et un prétendant, ou avec les frères, et il arrivait que les couteaux voient le jour, tu sais, à cette époque les gens étaient très rustres.
Il est vrai, et tout le monde le sait, que les aragonais sont bons comme le pain, mais pour ce qui est de l’entêtement, ils ne craignent personne, c’était ainsi, je ne sais pas maintenant…
…figure-toi jusqu’à quel point ces gens étaient rustres : pour Santa Agueda ils sortaient tous dans la rue avec les tromblons et les escopettes et alors c’était une sarabande, un bruit, des déflagrations… ! A Calanda ce sont les tambours qui s’en donnent à cœur joie, à Escatron aussi, parfois, résonnaient des tambours, mais la tradition du village c’était les tromblons et tous les ans il ne manquait pas d’y avoir quelques blessés, parfois même des morts parce que ces engins étaient si vieux et tellement bourrés de poudre qu’ils leur explosaient dans les mains. Certains en demeuraient estropiés pour la vie et d’autres étaient tués, ainsi, pour avoir voulu montrer qu’ils étaient plus brutes que les autres, je ne sais pas comment on pouvaient vivre ainsi, non, la vie n’était pas comme aujourd’hui.
Bien sûr, les gens mouraient plus qu’aujourd’hui, il n’y avait pas tous ces remèdes, quand c’était ton heure, il n’y avait rien à faire, et les enfants aussi mouraient, certains à la naissance, je ne sais pas, les gens se résignaient…C’est donc Noël ? Il est mort ? Quand cela ? Tu me l’avais dit ? Quel malheur, j’oublie tout, le pauvre, on l’a tué, rends-toi compte, que de morts, et ton père depuis si longtemps déjà, alors que, lui, réprime le geste de prendre son visage à deux mains et de lui imposer son regard, de lui imposer sa question : qui, enfin ? Mais elle : Manuela ? Comment va-t-elle ? Moi, si ce n’était cette mémoire, c’est curieux tout de même, de tout cela je n’oublie rien, elle était dans la même colonne que Geronimo et Romàn, elle en parlait souvent…Oh, elle n’était pas la seule, je me souviens de l’enterrement, à Barcelone, l’enterrement de Durruti, bien sûr. Là aussi il y avait des femmes habillées en milicien, escortant le cercueil, moi je n’ai jamais voulu me déguiser ainsi, l’homme doit rester homme et la femme, femme ! A quoi jouaient-elles celles-là, si élégantes et bien coiffées avec le « mono » bien repassé et le calot incliné sur le front ? Je ne sais pas si c’était ça la liberté, je dirais plutôt du libertinage moi, enfin, les choses étaient ainsi, il est mort lui aussi, madre mia, que de morts …
Elle a de nouveau tourné son visage vers la croisée, opaque maintenant, d’un brouillard épais qui ondoie. Quand il s’est penché, elle ne l’a qu’à peine effleuré d’un regard dont il ne saura jamais où il venait de se poser. Il sait, en revanche, qu’il devra vivre, désormais, avec cette ignorance, mais alors, à l’instant même, il ne s’en désole ni ne s’en attriste, éprouve plutôt, en une ébauche de ravissement émerveillé, une sorte de plénitude quand l’effleure le pressentiment que l’ignorance est, sans doute, le premier attribut de l’insignifiance, cette insignifiance qui octroie la liberté dont il sent les enivrantes effluves dilater sa poitrine et embuer ses yeux alors qu’il pose ses mains sur les tempes de sa mère et ses lèvres sur son front.
Epilogue
Don Faustino occupa quelques semaines une cellule au Fort du Hâ de Bordeaux, le temps sans doute de s'accommoder dans la paix d'une sérénité conquise. Puis, il s'éteignit.
Géronimo couvrit le cercueil du drapeau de l’Organisation avant qu'il ne franchisse la porte du cimetière aux mains des croque-morts. Il prononça lui-même quelques mots sur le bord de la fosse, que les rares personnes présentes n'entendirent pas. La Fina, néanmoins, versa ses larmes et modula des plaintes atténuées.
Le petit groupe des derniers réfugiés redescendit lentement vers la place du Puits, comme à regret, comme l'on se dit: à quoi bon? Puis, la mère, à son tour s’éteignit, le regard tourné vers la croisée derrière laquelle les grands marronniers du Bois veillaient.
Quelques mois plus tard alors que l'Alhambra se cuivrait au soleil couchant, sur la colline de l'Albaicin qui lui fait face, assis sur le muret bordant le parvis de San Nicolas, ils contemplent le palais des Nasrides.
Près d’eux, la vieille gitane au visage lourd a étalé ses castagnettes décorées de danseuses auxquelles les rares touristes de ce début de printemps n'accordent qu'un regard distrait.
Il a conté, lui, les souffrances de Morayma que l'on sépara, dit-on, brutalement de Boabdil, son époux et dernier roi de Grenade. Elle a écouté les yeux posés sur ce "carmen" dont les tuiles rondes de la tour d'angle trouent l'entrelacs de palmes, de branches d'oliviers, de pins parasols et d'eucalyptus, cette demeure où l’on enferma l’infortunée et où elle vécut soupirant à chaque regard posé sur les murailles du palais. Puis, ils se sont tus.
Les tours de l'Alcazar et celles de l'Alcazaba s'incrustent avec circonspection dans la blancheur mauve de la Sierra Nevada jusqu'à s'y fondre quand s'anéantit la dernière lueur du jour. La gitane étouffe les coques au creux de ses paumes et fredonne por bulerias alors que les ombres montent par les ruelles maures.
***
Notes:
1 Prestigieux militant de la CNT (à l’égal de Buenaventura Durruti) qui prit dés le vingt juillet une position très radicale mais n’en devint pas moins ministre de la justice du gouvernement Largo Caballero en novembre 1936.
2 - De trois jeunes mauresques je me suis épris à Jaen : Axa et Fatima et Marien. ( F.G. Lorca)
3 - Président de la « generalitat », le Gouvernement autonome de Catalogne.
4 -« La CNT en la Revolucion espanola » Ed. Ruedo ibérico.
5 Solidarité internationale antifasciste.
6 -Actes 2. 44.
7- Fédération anarchiste ibérique.
De sorte qu'il me semble bien que je vais, ici, étendre, comme l'on étend au soleil et au vent, sur un chaume sans limites, les histoire qui viennent, parfois, qui sont venues, déjà, et qui viendront, sans doute.
Et que chacun prenne là ce qu'il lui plaira de prendre pour en faire ce que bon lui semblera de faire, et laisse, si bon lui semble, la trace de son passage.
"Romàn", donc, avec un accent sur le a (il devrait être aigu, je sais, mais comment fait-on? Que la technique m'ennuie...!), est un prénom en castillan, et, ici, le titre d'un petit roman (sans accent donc), d'une histoire dont les gens de Souillac reconnaîtront le décor.
Un texte qui n'est sans doute pas définitivement établi mais que cette technolog
ie, qui m'irrite souvent, permet pourtant de mettre au soleil pour que, peut-être, il s'en ravive. N.
1
L'arme est ancienne, affirme le brigadier, alors qu’il scrute, lui, l’étendue des jardins entre la Dordogne et l'étroite vicinale qui, fuyant la route de Sarlat, se faufile parmi potagers et champs de noyers avant d'enjamber la rivière sur le nouveau pont pour basculer aussitôt dans la descente qu'il dévalait, naguère, sur un vélo lourd, grinçant, «à toute blinde», jusqu'au raidillon que l'élan pris ne suffisait pas à avaler.
Au-delà, le bitume s'étire entre maïs et tabac, se borde à nouveau de noyers avant de traverser le village du Roc, au pied de la falaise, pour s'engouffrer sous un tunnel de verdure bordant la rivière jusqu'à Saint-Julien. Ici, reprend le gendarme, désignant d'un index mou la terre tassée au pied du banc, une traverse de ballast posée sur deux parpaings, qu’il effleure des yeux avant de porter son regard à la « Plaine ».
Tout est là: chaque parcelle portant sa cabane de bois couverte de tôle ondulée que la rouille brunit, le bidon cylindrique badigeonné de bleu, la gueule ouverte au ciel, les tuteurs entassés faits de branches tourmentées, le père courbé sur le carré de fèves dans la "terre" voisine, la mère posant à l'ombre du cerisier le panier de victuailles qu’on irait dévorer, le soleil enfoui dans les coteaux, au bord même de la rivière, et les senteurs de la Dordogne, enfin, peuplier humide, sable chaud, terre grasse, brou de noix.
Là, près du banc, répète le gendarme dont la bedaine et la trogne sous le képi dénoncent les faiblesses, ici, insiste-t-il, alors qu'il tend une photographie dont l’agrandissement a pâli les grisés: Romàn.
Recroquevillé sur sa terre, au pied de ce banc sur lequel il accoutumait à prendre un instant de repos, jambes croisées, fumant. Quelques mégots, du reste, sont perceptibles autour du béret qui, dans la chute, semble s'être posé là pour accueillir cette tête aux cheveux encore drus mais uniformément blancs.
La chemise à carreaux s'est échappée du pantalon de toile bleue. Les chevilles, découvertes, sont maigres, les espadrilles informes et terreuses. Le rapport de gendarmerie notera sans doute que le corps se trouvait dans une approximative position fœtale : Romàn.
Il se détourne pour s'absorber à nouveau dans la contemplation des planches de laitues, des quelques pieds de vigne à deux pas, des fleurs, éparses ou en bouquets, comme nées de graines dispersées au hasard des bourrasques. Il respire cette profusion de fraîcheur préservée par le feuillage imbriqué d'un noyer, d'un cerisier et d'un pommier tamisant le soleil pour en faire un poudroiement.
Une balle en plein coeur, tirée à bout portant, reprend le gendarme cependant qu’il se tourne, lui, vers la porte de la cabane dans l’entrebâillement de laquelle il se penche pour en humer la pénombre parfumée des exhalaisons de pommes de terre entassées, de tresses d'ail suspendues, de chapelets de poivrons et de tomates séchant, senteurs d’Espagne portées en cette terre sableuse par les réfugiés de la guerre perdue...
…les femmes arrivèrent d'abord encombrées d'enfants et de vieillards. Elles avaient marché depuis la Catalogne, pour le moins, alors que derrière elles cédaient les lignes et s’effondrait, par pans entiers, l’armée de la République qui, un instant, fit illusion sur l’Ebre.
Elles pataugèrent dans la neige de février à travers les Pyrénées, des enfants morveux accrochés à leurs jupes et poussant les vieillards qui pestaient, la canne brandie. Elles passèrent les nuits dans des cabanes glacées et furent jetées dans des trains dont elles redoutaient, malgré les assurances de gendarmes excédés, qu’ils ne les livrent au vainqueur avide de vengeance.
Un homme portant béret et moustache fournie les attendait dans une gare, conta, longtemps après, la mère. Parlant un patois que, miraculeusement, elle comprenait il les mena, dans sa carriole, jusqu’à La Cave (qu’ils prononcèrent toute leur vie « La Caba »), le village dont il était le Maire républicain et socialiste : quelques maisons autour d’un clocher entre l’Ouysse coulant au pied de Belcastel et la falaise dans laquelle s’ouvre la gueule des grottes qui faisaient déjà la renommée du hameau et la fortune de «l’hôtel des Grottes» où elle fut aussitôt engagée pour y accomplir les tâches éprouvantes.
Puis on leur attribua une vieille et vaste maison à trois kilomètres de là, en bordure du hameau de Meyraguet et de la « route de Rocamadour », non loin de la ferme de la Plantade et du château de la Treyne qui ne cesse de se rengorger sur son rocher, au creux des chênes verts, dominant le miroitement de la Dordogne qui, elle, creuse, inlassablement, la falaise à son pied.
Ils vécurent là, la mère, la sœur et ses deux enfants en compagnie du vieillard, alors que les deux hommes évadés des camps et des compagnies de travail faisaient de furtives apparitions, le temps de cette guerre qui prolongeait leur guerre mais qui leur semblait moins menaçante, pour ainsi dire plus humaine car s’affrontait en elle l’élite du monde civilisé et non plus une poignée de rustres sur leur terre pelée.
Cependant, les combattants humiliés sur les plages du Roussillon s’étaient égayés au hasard des rencontres, des regroupements ordonnés par les organisations, des opportunités d’évasion ou de l’état de leur esprit. Ainsi se trouva-t-il des anarchistes pour s’enrôler dans la Légion étrangère et d’autres pour rejoindre cette armée à la tête de laquelle ils pénètreraient dans Paris sur des véhicules blindés portant inscrit sur leurs flancs les noms des grandes batailles de « leur » guerre, Teruel, Guadalajara, Brunete, Madrid. D’autres encore s’enfoncèrent dans les « maquis » et d’autres enfin, las de tant de turbulences veillèrent à se garder et à garder les leurs jusqu’au terme de cette extravagance.
Les deux hommes, après des tribulations dont il ne sait rien, sinon (par les bribes de conversations saisies autour de tables dominicales), qu’elles les conduisirent au quatre coins du pays avant qu’ils ne se retrouvent, avec bien d’autres, dans ce gros bourg (à quelques kilomètres de La Cave) qui les accueillit, sommes toutes, dignement, et dont ils firent leur second pueblo .
Romàn fut de ceux qui résistèrent jusqu'au printemps de 1939, entre Castille et Levant. Il quitta miraculeusement Madrid pour se retrouver à Dunkerque, comme emporté par cette vague qui, formée trois ans plus tôt dans le détroit de Gibraltar le jetait maintenant sur les plages de la Mer du Nord. Il y fut capturé, transporté et, au bout du voyage, enfermé dans Mathausen, quatre ans durant.
Je voudrais le voir, murmure-t-il.
La mort, au-delà des paupières tombées, donnait à son visage l'impassible beauté des femmes orientales d'un souffle dévoilées, et d'autres encore, d'autres mots l’assaillent venus il ne sait d’où, s'entrechoquant alors que le masque de Romàn l’a stupéfié à ce point, au point de faire surgir en lui ces mots incongrus quand sa beauté lui est apparue, rayonnant sur ce visage mat, sous une gerbe de cheveux d'une blancheur, non pas seulement neigeuse, mais animée de scintillements, sur ce masque qui lui à suggéré l'Orient comme si l'Orient enfoui et dévoilé par la mort avait effacé sur ce visage, en ce dévoilement, les scories de tumultes dérisoires pour le rendre à l'immuable.
Les sourcils épais sont plus blancs encore que la chevelure, le nez est extrêmement fin et les lèvres aussi aux commissures desquelles perle une goutte de mousse rosée comme ponctuant, à son intention, la finesse des traits.
On dirait qu'il a rajeuni, se hasarde le brigadier, tandis que l’enfant, dont les cheveux très noirs retombent sur le front en une lourde frange, vient, comme tous les jours, faire ses devoirs dans la grande chambre cédée par ses parents au retour d’Allemagne, se recroquevillant, eux, dans le reste du logement au premier étage de la maison épaisse au coin de la Halle.
Romàn avait fabriqué une table, de quelques planches grossièrement assemblées, qu’il pouvait installer, aux beaux jours, sur le large balcon donnant sur la place de sorte qu’il ne perdait pas de vue les parties de « boules » qui se déroulaient contre les piliers antiques et qu’il se hâtait de bâcler ses exercices (quitte à devoir les recommencer le soir venu sous l’œil sévère du père) pour « descendre dans la rue », cette sacrée rue !, s’exaspérait la mère, sacrée rue!, tandis qu’éclatait le rire de Romàn saluant ses poches pleines à craquer d’agates et de billes pour s’interrompre brusquement quand le père, sans un mot, déchirait la page gribouillée, alors que le brigadier rabat le suaire et pose une main légère sur son bras comme pour l’inciter à quitter ce lieu qui, au moment où il se retourne une dernière fois, lui semble saturé d’un vide épais.
La gendarmerie est au Port. La Route, ici, prend des allures d'avenue avec ses villas, moins cossues qu'y prétendant, et ses larges trottoirs sous les marronniers qui la guident jusqu'au pont de Lanzac dont les arches trapues déchirent le courant pour porter la route vers le causse, Cahors, Toulouse, L'Espagne...
Le masque l’accompagne, ce fard que la mort impose, lissant et blêmissant chaque visage éteint, cette translucidité mate que l’on dirait habitée, cette inconsistance, observable pourtant, qui brouille puis anéantit le rire de Romàn éclatant quand montaient les lamentations de la mère ou quand lui, l’enfant, passant par les jardins, saisissait la poignée de cerises rafraîchies à l'eau du bidon avant de déguerpir vers la Dordogne dont la rive bruissait de batailles titanesques, ce masque dont le silence seul rend compte et qui pourtant conserve il ne sait quoi, si ce n’est, peut-être, comme un clignement de malice à son intention.
Le large trottoir saupoudré de fin gravier blanc le conduit jusqu'au portail de l'école (l'instituteur avait expliqué que venait s'amarrer en contrebas, jusqu’à la construction du pont, le bac qui passait chars et piétons sur l’autre rive), puis, tournant le dos au sud, il revient lentement sur ses pas.
La terrasse du Grand Hôtel est encore dressée sous les platanes jaunissants. Quelques touristes consultent la carte en buvant des verres de bière ou de vin de noix. Il leur tourne le dos, traverse la Route et s'assoit au Quercy, le café où de jeunes hommes viennent exhiber leur impertinence musclée.
En face, debout sur le muret bordant l'allée de platanes, un gamin aux cheveux très noirs l'observe jusqu’à ce qu’il le chasse d'un battement de cils avant de se lover dans une torpeur que ne parvient pas à troubler le vacarme nauséabond de semi-remorques vrombissant, à trois pas, sur l'asphalte mou.
Quelques heures plus tôt, il avait rangé sa voiture au pied du platane trapu dont les racines soulèvent, par endroits, le bitume de la place du Puits et dont le tronc torse brandit un monde feuillu agité du pépiement et du volettement bref d'une multitude invisible, il en avait caressé le tronc et retrouvé le geste enfantin qui, décollant une croûte, la brise entre les doigts pour en éprouver on ne sait quelle étrange et infime jouissance.
Puis il avait traversé la placette vers la fontaine, un mausolée cubique où viennent encore se pourvoir en eau les voisins, midi et soir, la cruche à la main: deux becs dissemblables, l'un droit de fonte brune, l'autre courbé de cuivre rouge surgissent de la façade de pierres taillées entre les deux bras qui pendent sur toute la hauteur du monument pour se terminer en une boucle close formant poignée à la hauteur des versoirs et donnant au monument quelque chose de vaguement humain, une expression figée semblable à celle de ces austères moais parsemant l'Ile de Pâques. Enfin, trois barres de fer plat destinées à recevoir les récipients sous chacun des becs, maintiennent grande ouverte la gueule du bassin, lui-même cubique, dont les parois intérieures luisent d'une pellicule de mousse verdâtre, visqueuse. Il avait actionné la poignée, et accueilli quelques éclaboussures autour de sa bouche grande ouverte sous le jet.
Quatre bancs sont disposés autour du Puits, pétrifiant, dirait-on, les points cardinaux, chacun à l'ombre d'un arbre frêle mais touffu dont il sait qu'il s'orne au printemps de larges fleurs d'un rose fluorescent.
Les vieux étaient là, se réchauffant au soleil, absents. Il s'était émerveillé d'en reconnaître certains: Pintos, qui n'a jamais été que vieux, teint olivâtre et lèvres boudeuses, don Faustino, le plus âgé sans doute de tous les réfugiés, recroquevillé sur la maigreur de ses jambes croisées, la tête couverte de la casquette plate dont la couleur fut toujours incertaine, et le père Veignet dont le ventre dévore la poitrine, le vieux Poulit enfin que les boursouflures et la peau de cendres accusent d'un alcoolisme depuis longtemps avéré, d'autres aussi qu'il ne connaît pas, de jeunes vieux qui commencent seulement à épuiser leur reste de vie sur quelques centimètres de pierre usée. Il les avait observés un instant puis, leur tournant le dos, avait gagné l'auberge.
La fenêtre s'ouvrit sur le feuillage automnal du platane. Levant les yeux, il pouvait suivre le haut de l'étroite avenue Gambetta qui, prenant à la fontaine grimpe jusqu'à la Route, comme on dit ici de la Nationale et, au-delà de celle-ci et des robustes maisons encore corréziennes qui la bordent, découvrir le coteau de l'Arbre-Rond qui, couvert de chênes verts roussissant lui avait paru étrangement proche, comme si le monde de son enfance s'était rétrécit à la proportion du temps écoulé.
Le gamin aux cheveux très noirs, sa cruche à la main, retour de la fontaine, suspendit sa course devant les larges baies de l'auberge et dévisagea sans vergogne les messieurs graves qui portaient à leurs lèvres de vastes serviettes d'une blancheur éblouissante. Enfin, accompagné du brigadier, il était descendu aux jardins.
Sur la Route la circulation faiblit. Romàn est mort la veille. Geronimo, aussitôt, l'avait appelé. Geronimo... Ce fut en ces années où, à peine adolescent, il découvrait, lui, sur les rives de la Dordogne, l'émouvante, douce et tiède rondeur d'un sein juvénile de sorte que le drame en avait perdu en tragédie, ce fut en ces années que Géronimo apparut un jour alors qu'ils se disposaient au déjeuner et entraîna la mère dans la pièce contiguë. Des gémissements aussitôt s'élevèrent que la porte fermée ne pouvait contenir puis s'assourdirent au temps que s'y mêlaient des sanglots, pour s'élever à nouveau, plus modulés, mieux vocalisés, plus finement travaillés dans les aigus et les vibratos. Il la regarda quand s'ouvrit à nouveau la porte, l'observa, plutôt, tant elle lui parut, soudain, lointaine, s'asseyant les coudes plantés sur la table, la tête entre les mains dont les doigts raidis pressaient les tempes, puis, les mains, s'élevant alors que les yeux se révulsaient et que son visage basculait s'offrant au ciel qui lui renvoyait à lui, l'enfant, ses imprécations.
Géronimo avait posé sa main sur l'épaule de la mère et grommelé d'inaudibles apaisements, puis, il l'avait conduite à l'unique fauteuil dans lequel elle s'était recroquevillée, minuscule comme jamais. Ses gémissements se mouillèrent de larmes appropriées et de paroles trop nasalisées, comme mouillées elles aussi, incompréhensibles.
L'homme, alors, prit une chaise et se tournant vers lui, ton père, deux mots aussitôt balayés par une plainte dont l'attaque suraiguë le pétrifia. Elle s'élança, mains tendues à nouveau, comme soulevée par son imploration puis s'affaissa alors qu'il se précipitait pour l'enlacer. Ses larmes coulèrent sur des cheveux très noirs, très lisses, lustrés.
Romàn, Géronimo et Manuela veillèrent à tout, à la mère qui, après des jours et des nuits de gémissements, s'abattit en une prostration dont elle mit des semaines, ou des mois, il ne sait, à sortir avant de reprendre ses ménages chez les notables du bourg. Et ils veillèrent à lui, l'enfant, à ce qu'il ne manquât de rien, qu'il ne manquât point, surtout, l'école que les réfugiés d'Espagne vénéraient.
Ils ne dirent mot de son père, si ce n’est qu'il succomba sous la torture dans l'un des cachots, sans doute, de la Puerta del Sol, au terme de sa mission "à l'intérieur" pour l’Organisation. De sorte qu’il ne sait rien de ce père sinon ces sensations que la mémoire conserve, cette rectitude dans le maintien et ce regard s’adoucissant soudain quand la main se posait et pesait sur sa nuque.
Il étudia, aiguillonné dans ses tête-à-tête avec l'aridité du Droit qu'il ingurgitait par la douceur impassible de ce regard qui ne se posait plus mais, au contraire, se levait vers lui, comme l'implorant, pour ainsi dire miséricordieux, et, quand aux jours de lassitude ces évocations étaient vaines, il allait s'abreuver auprès de la mère qui lui contait sans se lasser la grandeur d'âme de son compagnon, l'histoire d'un amour exclusif, ardent, inextinguible et le chant au mort se concluait inexorablement par l'exhortation au travail, à l'effort, au sacrifice, en hommage au disparu.
Romàn, à son tour, vient de tomber, comme ils disaient, et lui ne sait rien de ces hommes, de ces femmes, qui l’ont fait pourtant, rien de son père, mais plus encore, l’évidence vient de l’en saisir, il ne sait rien des raisons pour lesquelles il décida de partir en mission « à l’intérieur », laissant là sa compagne et son enfant. Non seulement il ne sait rien de cela mais il s’effraye de la question qui le heurte soudain : pourquoi est-il parti ? Quelle force suffisamment impérative le contraignit à cet héroïsme ou, il en frémit, à…cette fuite ?
Il ne sait rien, sinon qu'ils combattirent ensemble, ces hommes et ces femmes, dans les rangs de l’Organisation et se retrouvèrent, après la défaite, dans ce gros bourg, pour tenter de vivre, enfin, poursuivant un semblant de lutte quelque temps encore, ponctuels aux réunions et aux cotisations, puis, ils louèrent une terre dans la Plaine, au bord de la Dordogne et apprirent à aimer le rugby, le foie gras et la mique.
2
Il s'extirpe paresseusement de cette chaise où ses évocations l’ont assoupi puis franchit la Route, entre deux vrombissements pour s'engager dans l'avenue Gambetta qui descend vers le Puits. A mi-pente il prend à gauche pour déboucher, non loin, sur la place de la Halle.
Les volets sont clos de la fenêtre à laquelle se penchait sa mère pour l'appeler au repas comme le muezzin convoque à la prière, traînant et vibrant les finales. Le bourg retentissait alors de sonorités pour ainsi dire flamencas.
La halle sous laquelle il s'arrête un instant, a été restaurée, les piliers de pierre blanchis et décorés de corbeilles de géraniums retombants, les poutres imbriquées ont été lustrées mais les antiques mesures à grain de cuivre rouge verdissant dans la plus grande desquelles il se blottissait aux soirées d'été pour écouter les murmures des voisins descendus avec leur chaise prendre le frais d'après dîner, ont disparu.
Il s'engage dans la rue de l'église dont il dépasse l'entrée étroite, ouverte sur la haute façade grise de l'abbatiale, avant de longer la Borrèze, le vif ruisseau qui descend se jeter dans la Dordogne, bien après le stade, aux Cuisines, (parce que là, avait encore raconté l'instituteur, se trouvaient les auberges auxquelles venaient se restaurer les gabariers). Il parvient, enfin, dépassant la route de Sarlat, en lisière des jardins qu'il scrute un instant avant d'y déceler, au loin, la silhouette courbée sur un carré jaunissant.
Géronimo se dresse lentement au raclement sur le sol des planches assemblées en forme de portail, jette au visiteur encore lointain un regard que l'on dirait désabusé s'il n'était accompagné d'un signe timidement ébauché de la main puis se penche à nouveau sur la terre, lassé, dirait-on, de tant de cérémonial, de sorte qu'il peut, lui, parvenu à ses côtés observer un instant ses mains épaisses écartant les mottes et saisissant les tubercules pour les jeter dans le seau de plastique terreux posé à proximité, avant de se redresser, jambes écartées au-dessus du sillon, la bêche à la main. Son torse est d'une largeur impressionnante.
Ils se sont assis derrière la remise sur le banc fait de la même traverse et des mêmes parpaings, demeurent un instant silencieux, adossés à la cabane, face aux peupliers et aux falaises blanches qui ne semblent se dresser que pour s'offrir à la caresse rude de la Dordogne puis, alors que fonce le demi-jour et s'assourdissent les mots, si ton père pouvait te voir, nous sommes vieux maintenant, et lui, en un murmure, tu le connaissais…
…depuis toujours, depuis le début de notre guerre, il venait de Murcia, d'un village misérable, recuit par le soleil. Quand le Mouvement a commencé, en Juillet 36, il était enfermé au pénitencier de Valence, San Miguel de los Reyes, tandis qu’il frissonne, lui, imperceptiblement, à la fraîcheur maraudeuse de cette fin d'après-midi foisonnante de quiétude et que la voix semble s'assourdir encore à cette paix, à la respiration de cette terre vers laquelle ils ont, tous deux baissé les yeux.
…les militaires s'étaient enfermés dans les casernes dès le dix-sept juillet, la situation demeura indécise une quinzaine de jours puis les casernes tombèrent, prises d'assaut par la foule qui les cernait nuit et jour.
Nous avions investi un couvent désaffecté de Salésiens dans la périphérie de Valence, tout près de San Miguel de los Reyes et rédigé une proclamation annonçant la formation d'une colonne de miliciens qui partirait vers Teruel à la rencontre des fascistes comme Durruti était parti de Barcelone pour affronter les insurgés à Saragosse.
Les jeunes commencèrent à affluer et l'agitation à croître. Le monastère résonnait de rires et de jurons, d'une allégresse qui nous submergea, qui submergea jusqu'aux militants graves et aguerris par des années de lutte depuis le début du siècle.
C'est alors que nous décidâmes de libérer les prisonniers de San Miguel, tous les prisonniers, comprends-moi bien, tous, politiques et droits communs, car tous, nous le pensions, étaient, et ces derniers plus que les autres, les victimes d’une société de malheur que nous allions abattre sans plus tarder. C'est ainsi que se constitua, selon les règles de l’Organisation, un groupe d'une vingtaine de militants armés de pétoires dont heureusement nous n'eûmes pas à faire usage.
Le Directeur de la prison vint nous accueillir en personne. Il ne dirigeait plus rien, en réalité. Depuis le début du Mouvement les militants emprisonnés avaient pris les choses en main: une liste des détenus de droit commun avait été dressée sur laquelle certains noms étaient soulignés, ceux des hommes dont les militants estimaient qu'ils n'étaient pas dignes de confiance.
C'est dire que nous faisions les choses sérieusement ! Pourtant, quelques semaines plus tard on nous traiterait d'incontrôlés, de fous et de bandits, non de Dieu ! profère-t-il, alors que ses poings serrés s'abattent sur les genoux tandis qu'il lève, lui, son regard vers ce visage large, étrangement plat dont le nez n'est qu'à peine protubérance, ce visage lunaire que la couronne de courts cheveux blancs arrondit encore et ces yeux qui ne semblent jamais ciller, embués d'une vapeur laiteuse.
Puis, baissant encore la voix jusqu'en un murmure grave, je l'ai vu là, pour la première fois, seul droit commun membre du Comité, droit commun, oui, droit commun ! Et c'est lui, pourtant, qui s'adressa à tous les prisonniers au nom de l'Organisation. La plupart d’entre eux nous suivirent au couvent des Salésiens dans lequel régnait une liesse indescriptible. Je ne crois pas qu'il soit donné à quiconque, désormais, de vivre de tels moments. Nous nous élançâmes vers Teruel entassés dans des voitures, des camions et un minuscule train que le Syndicat nous avait attribué.
A l'orée de l'histoire qui vient et dont lui revient le souvenir de quelques bribes saisies naguère en ces fins sucrées de repas interminables, il se repaît de cette sérénité portée par la nuit tombant mais qui advient aussi, parfois, quand un reflet fugace au revers d'une feuille jaunie souligne la perfection de cette fugacité…
…nous livrâmes notre première bataille sur le Maestrazgo, le plateau aride, désolé, à l'est de Teruel où, dit-on, les mouches elles-mêmes se gardent de la chaleur. Les fascistes avaient pris position près du cimetière de Sarrion, un hameau de cubes blancs affaissés sur la caillasse brûlante. Romàn bondissait de rocher en rocher, à découvert, torse nu, son pantalon de toile bleue serré à la ceinture par un cordon noir et rouge, un fusil à la main, une cartouchière en travers de la poitrine, ses cheveux très noirs couvrant son front. Il hurlait des insultes inouïes.
Il aurait dû, ce jour-là, se faire tuer cent fois, il lui en resta, je ne sais pourquoi, un surnom, el Gitano, le gitan, et il devint un symbole dans notre Colonne, celui de la témérité et du courage mais aussi, très vite, celui de la pureté et de l'intransigeance, tu sais bien, ce que nous appelions « la honra ». A certains, il faisait peur.
Les fascistes prirent la fuite impunément. Nous manquions de tout, de carburant, de munitions, de tout ! Qui peut imaginer notre état d'esprit en ces premiers jours de lutte sur ce plateau dont la pierre semble blanchir, certains midis, sous un soleil blanc ? Nous étions sûrs, tu entends, absolument convaincus que nous allions créer un monde nouveau, bannir à jamais l'exploitation de la surface de cette terre. Nous étions des idéalistes convaincus.
La pénombre gagne encore alors que les premières étoiles hésitent, rentrons, s’interrompt brusquement Geronimo, Manuela va s'inquiéter, puis, comme pour lui-même, elle va être heureuse et lui aide à charger les pommes de terre, les tomates tardives, les laitues sur la curieuse remorque à roues de bicyclette dans laquelle, tout petit, on parvenait à lui ménager une place parmi les senteurs de terre humide cependant que le vieil homme, maintenant, coupe de-ci, de-là, des fleurs que le crépuscule bleuit et qu'il assemble en une brassée aussitôt jetée sur les lambeaux d'un sac de jute dont il a couvert le chargement. Enfin, saisissant le brancard recourbé en une arabesque grossièrement interrompue par une garde formant croix à la poignée, il s'engage dans l'allée.
Il prend le temps de dénouer ses longs cheveux très noirs en un geste dont l'aisance dénote l'habitude, de les rassembler à deux mains pour mieux les tendre, de les lier à nouveau comme se jouant du catogan dont il raffermit la tension entre ses doigts vifs, avant d’allonger le pas pour parvenir aux côtés de Geronimo. Ils cheminent ainsi, au long de la Borrèze…
…la Colonne de fer, souffle-t-il, oui, la Columna de Hierro, la plus mal famée de toutes les unités du camp républicain. D’autres que nous, pourtant, ouvrirent les prisons ! Garcia Oliver1 n’a-t-il pas dit, lui-même, alors qu’il était ministre de la justice, que dans toute l’Espagne antifasciste les prisonniers de droit commun avaient été libérés par l’action spontanée du peuple ?
Mais peut-être nous en sommes-nous targués avec trop de morgue, peut-être étions-nous les plus naïfs, peut-être avons-nous cru trop longtemps à cette Révolution pour laquelle nous avions lutté depuis des années et pour laquelle certains avaient connu les bagnes les plus épouvantables.
A moins que nous n'ayons été trop clairvoyants ? Nous n'avons jamais accepté, alors que tant d'autres s'y résignaient, de séparer la guerre de la Révolution. Nous savions fort bien que renoncer à la Révolution sous prétexte de gagner la guerre conduisait inéluctablement à sacrifier la Révolution et à perdre la guerre.
Tous le savaient, et les militants les plus prestigieux qui proclamaient le contraire, qui disaient "d'abord la guerre, ensuite la Révolution", le savaient mieux que quiconque, et nous avons fait la Révolution comme nous avions toujours dit que nous la ferions, comme tous les Plénums et tous les Congrès de la Organizacion avaient prévu de la faire, comme le dernier congrès, celui de Saragosse, avait préconisé de la faire, deux mois à peine avant le "Mouvement".
Nous avons proclamé le Communisme libertaire dans tous les villages que nous avons traversés, nous avons collectivisé les terres et nous avons aboli la propriété privée, nous avons brûlé sur la "Plaza Mayor" tous les registres de propriété et toutes les fiches de police que nous avons trouvés, nous avons fait ce que nous avions dit que nous ferions, ce qu'il était indispensable de faire, et plus encore, nous avons fait plus !, gronde le vieil homme alors qu'ils parviennent à la Minoterie sous laquelle, contraint, le flot rugit.
Ils prennent à gauche après le pont, comme ils l'ont toujours fait, comme ils prendraient un passage dérobé évitant ainsi l'auberge et les regards condescendants ou amusés de dîneurs attablés. Puis ils pénètrent dans la rue de Juillet dont il ne sait quel est ce juillet ainsi commémoré mais dont il soupçonne qu’il fut aussi un juillet de révolutions, une ruelle dans laquelle le soleil ne s'aventure qu'à l'instant bref de son apogée, et ils s'immobilisent, enfin, devant la maison dont la façade est crépie d'un gris sombre que l'humidité dissout par plaques et sous lequel pointe la pierre cernée de torchis ocre.
3
Le cantou, a été sacrifié à l'installation, sous son manteau, d'une massive cuisinière à charbon dont la façade émaillée d'un bleu archaïque semble pâtir de la blancheur éclatante de la gazinière qui la jouxte.
Il dépose les fleurs sur la table rectangulaire qui occupe le centre de la pièce tandis que Manuela, abandonnant son fourneau, se précipite, bras tendus, saisit son visage à deux mains grandes ouvertes et y dépose de cannibalesques baisers.
Et ta mère ? La pauvre, les années ont passé, Mon Dieu, comme ils s'aimaient ! Alors que lui, non, il n'a jamais pu le concevoir, il n’a jamais pu concevoir qu'ils fussent amants tant leur union se réalisait quotidiennement en une sorte de pudique retenue, la mère lui réservant à lui, le fils, tous ses élans, toutes ses bouffées de tendresse alors que le père ne s'autorisait, parfois, que cette main ferme, chaleureuse, posée brièvement sur la nuque, je te fais une omelette, la pauvre, toute seule dans cet hôpital, il vaut mieux qu'elle ne se rende pas compte, elle est bien soignée au moins ? Il vaut mieux qu'elle ne se rende pas compte, nous, le soir, nous mangeons à peine, la soupe, une tomate, un peu de fromage et c'est tout, mon Dieu, comme le temps passe…
… assieds-toi, lui intime Géronimo désignant l'une de ces chaises à dossier haut qui semblent monter la garde autour de la table et qui, avec le buffet dont le bois verni resplendit d'astiquages quotidiens, forment un ensemble pseudo rustique dont ces femmes ont rêvé avant de pouvoir l'acquérir à coups redoublés d'heures de ménage, cependant qu’il pose sur la table, avec des précautions d'adolescent pataud, un plateau décoré de bergères sur lequel il a disposé une bouteille sombre flanquée de deux verres sans pied ornés de fleurettes bleu pâle entrelacées. Ses mains, épaissies aux manches de pelles et de pioches, semblent contenir on ne sait quelle émotion à brandir ainsi tant de fragilité.
Il sert le vin, ignorant sa compagne qui de sa vie n'en prit goutte, et lui, quand il trempe ses lèvres dans le moscatel est stupéfait de découvrir la certitude que cette saveur de vin doux et l'âcreté du tabac gris de Geronimo mêlées à l'odeur du feu ronflant dans la cuisinière et à celle de la soupe fumant dans la casserole, la certitude que ces sensations lui parviennent, immuables et troublantes, de ce village d'Aragon où aboutit son père, un demi-siècle plus tôt, au hasard de ses pérégrinations de va-nu-pieds pour y découvrir celle qui l'attendait, qui ne pouvait que l'attendre, puisqu’elle était là.
L'Aragon lui vient, le temps d'une gorgée de vin parfumé, alors qu’ils demeurent tout trois silencieux, engourdis en cette retenue où l'esprit, brièvement, semble ignorer le corps (ou ne faire qu’un avec lui ?) pour se lover dans la douceur de l'instant, mais alors pourquoi est-il parti, comme si cette femme aimante n’était pas sa compagne, son épouse, comme si cet enfant n’était pas son enfant ?
…après la bataille de Sarrion, nous avons progressé jusqu'à La Puebla de Valverde et nous nous sommes engagés dans Puerto de Escandon, un haut plateau aride sur lequel rampe la route comme une interminable couleuvre grise.
Les fascistes étaient là, embusqués sur le versant des monts pelés qui dominent le passage. Les tentatives suicidaires pour le forcer échouèrent toutes. Ce fut notre deuxième bataille, et notre premier échec.
Le front s'établit autour de Puerto de Escandon, le Comité de Guerre installa ses bureaux dans une maison cossue de La Puebla de Valverde, Romàn ne tarda pas à être élu Délégué de la sixième centurie. Sa témérité au combat, son enthousiasme, sa joie qui éclatait à chaque instant lui donnaient, non seulement un grand prestige mais, je ne sais comment te dire, une élégance, quelque chose qui attirait le regard, et, quand il riait, ses dents, très blanches, tranchaient dans son visage recuit par le soleil. Il riait souvent, son rire était tout ce que nous étions, jeunes, purs, débordants de volonté, celle de nous battre jusqu’à la mort, vraiment jusqu'à la mort, pour les Idée, las Ideas , tu comprends ?
Il ne s'est jamais marié, souffle-t-il alors, lui, plutôt qu'il ne questionne, et le temps, à ces mots, imperceptiblement, trébuche, alors que Geronimo après une hésitation pendant laquelle Manuela se détourne du fourneau pour lui jeter un regard aigu non, jamais, pourtant ce ne sont pas les femmes qui lui ont manqué, tout au long de sa vie, mais il ne s'est jamais marié, je ne sais pas pourquoi, nous ne parlions jamais de ces choses-là…
…pourquoi? Parce qu'il aimait trop les femmes, tranche Manuela, voilà pourquoi ! Parce qu'il ne pouvait pas se contenter d'une compagne, comme tout le monde, voilà pourquoi il ne s'est pas marié, insiste-t-elle, véhémente, sans cesser d'agiter, en un lent mouvement circulaire, la poêle dans laquelle dore l'omelette. Puis, sur un ton soudain radouci, il avait ses défauts lui aussi tu sais, il aimait beaucoup les femmes et il s’amusait beaucoup avec elles, beaucoup trop, il faut le dire, dans la Colonne déjà…
Géronimo a baissé la tête. Il fait rouler le verre entre ses doigts, il faudrait aller chez lui, grommelle-t-il, il ne fermait jamais sa porte, voir... Que veux-tu voir ? Que veux-tu qu'on prenne? s'emporte sa compagne alors qu'elle emplit les assiettes de soupe aux légumes épaissie de lamelles de pain dans laquelle achève de se dissoudre une cuillérée de graisse d'oie, il n’avait rien …
… nous nous étions assis sur une roche prise dans le parapet, face au plateau, reprend Geronimo, il y avait tellement d’étoiles au-dessus de nous, elles semblaient si proches que les détonations que l’on entendait, par instants, me semblèrent, cette nuit-là, encore plus incongrues, encore plus dérisoires. Romàn parla longtemps.
Il avait à peine dix-huit ans, la moitié du village était là, sur l'aire de battage. Il menait la mule debout sur le trillo, les rennes à la main. L'animal dessinait ses cercles concentriques, interminablement, sur les gerbes bien étalées, les épis éclataient, le trillo, oui, explique le vieil homme, comme agacé, soudain, par la constatation d’une déplorable lacune, un épais panneau fait de trois planches, dessous, on fixait des silex aigus qui tranchaient la paille et faisaient éclater les épis, puis, avec les fourches, on éventait, et le grain s’amoncelait sur l'aire, lentement, tellement lentement !
Voilà pourquoi l’aire étaient toujours au point le plus haut du village, pour le vent, conclut-il, non sans une certaine solennité, celle que l’on doit à tout savoir dispensé, à l'Education, cette arme privilégiée des révolutionnaires, plus que ne le furent jamais la grève et le fusil, cette arme par laquelle ils voulurent changer l'homme et le monde alors que, songe-t-il subrepticement, la question à toujours été de savoir par où commencer…
…ils travaillaient donc, dans cette chaleur, cette poussière irrespirable. De temps à autre, ils devaient jeter un regard au loin pour voir si les femmes portant les paniers et les "botijos", tu sais bien, les cruches de terre qui gardent l'eau fraîche, si les femmes n’apparaissaient pas au loin. Elles arrivèrent enfin, et parmi elles venaient sa mère et sa sœur, Pilar, qui n'avait pas seize ans.
Ils venaient d’entamer leur repas à l'ombre des charrettes quand parut le « dueno », le propriétaire, sur son cheval. Il observa un instant les villageois du haut de sa monture, sans un mot, mais tu ne peux pas comprendre: dans ce pays toute une région pouvait appartenir à une seule famille, le «dueno» était un véritable cacique, une sorte de dictateur ou de seigneur, comme tu voudras, mais il avait, véritablement, droit de vie et de mort sur chaque habitant du village, oui de vie ou de mort ! Il lui suffisait de refuser du travail à un homme et cet homme devait quitter le village avec sa famille ou mourir de faim. Le cacique avait autorité sur tous, sur la Garde civile, le juge, le maire et parfois même sur le Gouverneur.
Les gens ne le savent pas, on ne l’a pas assez dit, on n’a pas assez dit dans quel état d’esclavage vivaient les pauvres dans ces années d’avant la guerre, et avec la bénédiction de l’Eglise qui, par-dessus le marché, prêchait la soumission au maître sous prétexte que Dieu l’avait voulu ainsi. Il faudra le dire un jour dans les livres qui raconteront l’histoire de cette époque. Il faudra dire que l’église, ses hommes et ses femmes, les curés et les religieuses de toutes sortes qui la servaient, ont pris part, tous les jours, dans les villages, à cette indignité, à l’esclavage d’une multitude de femmes et d’hommes, à, comment te dire ? A leur négation comme êtres humains…
…il resta donc là, un instant, à les observer, avant de faire virevolter son cheval et de s’éloigner dans un nuage de poussière. Les femmes s’en retournèrent au village et chacun se remit à la tâche.
Géronimo, soudain, interrompt son récit et, comme mu par l'urgence, verse dans son assiette une rasade de vin qui se mêle à un reste de bouillon avant de le solliciter du geste, la bouteille pointée vers son assiette, alors que pétille brièvement une lueur de malice dans ses yeux pâles. Ils boivent leur chabrol sous l'oeil attendri de Manuela, si ton père te voyait ! alors qu'il succombe au breuvage tiède, dont le poivré se mêle à l'âpreté du vin.
Puis, elle brandit l'omelette, ronde, dorée, épaisse de pommes de terre et d'oignons grossièrement coupés alors que son compagnon choisit dans le saladier décoré de fleurs pâles une tomate encore perlée de gouttelettes qu'il partage par le travers avant de disposer dans son assiette les deux parts qui révèlent alors la géométrie étoilée de leur pulpe, puis, il en choisit une autre qu'il tend et lui, renouvelle le geste, contemple la nature chatoyante ainsi composée où le jaune veiné de l’omelette en ajoute à l'éclat de l'écarlate tranché. Manuela, cependant, a repoussé son assiette pour se consacrer à la seule contemplation du plaisir des deux hommes…
… bref, le cacique avait choisi sa soeur. Les gens, aujourd'hui, ont du mal à le croire, les choses, pourtant, allaient ainsi dans ces villages reculés. Ils avaient tous les droits, même celui d'abuser des femmes, et ce que je dis est vrai ! s’emporte-t-il comme réfutant par avance tout scepticisme, trop de gens nous ont traité de criminels ! Trop de gens !
Romàn prit le chemin du cortijo quand s'avançait la nuit, la maison du maître, grande, blanche à l’ombre d’eucalyptus et de cyprès, bien à l'écart du village. Il trouva le cacique dans le patio où se mêlaient en un foisonnement orangers, citronniers et lauriers roses au point que le vert tellement vert de ces arbres, comme il ne l’avait jamais vu dans ce pays où tout est brûlé par le soleil, l’arôme des fleurs autour de la fontaine qui coulait sans cesse, tout cela lui parut merveilleux et irréel à la fois.
Je te l'ai déjà dit, il était impulsif et fort, il ne fallait se fier ni à la finesse de son corps ni à celle de ses doigts, et ce sont ces doigts qui se fermèrent sur la gorge de l'homme ces doigts que je regardais, parfois, au jardin quand il roulait une cigarette, assis sur le banc...
Que veux-tu qu’il fasse? Il rassembla quelques vêtements en un baluchon qu'il jeta sur son dos et dont il noua les extrémités sur la poitrine comme il le faisait, en plein hiver, quand il partait ramasser les olives du côté de Jaen. Enfin, il me dit, et je crois bien qu’il avait les larmes aux yeux, que son père, à la porte du corral, derrière la maison, lui mit quelques billets dans la main et lui dit seulement : va ! Cours, maintenant !
La Garde-civile l'arrêta dans le Levant, par hasard, parce qu'à cette époque ils arrêtaient tous les pauvres diables qui cheminaient un baluchon sur le dos. Un juge, sans doute aux idées avancées, comme on disait en ce temps-là, lui évita le garrot, par miracle, mais ses parents furent chassés du village et il ne sut plus jamais rien d'eux.
Voilà pourquoi il était à San Miguel de los Reyes. Il passa huit années dans ce bagne, et là, il rencontra les militants. Il apprit à lire, à écrire et il lut tous les livres et toutes les brochures qu'il trouva, écouta toutes les conférences et participa à toutes les discussions. Tu sais, on disait que les prisons, avant la guerre, étaient de bien bonnes écoles, c’était vrai, et lui, à son tour, devint un militant, un militant destacado, comme on disait, un militant remarquable.
Geronimo s'est tu, ses yeux si étrangement pâles fixent le vague nuage bleuté qui stagne sous la lampe puis, soudain, saisissant à pleines mains le bord de la table, il se lève pesamment.
Dans la rue de Juillet il est saisi par la fraîcheur de la nuit quand, levant les yeux, il contemple un instant la profusion d'étoiles que ne ternit aucune autre clarté et que lui revient le récit de Romàn sous ces mêmes étoiles dissipant la nuit de Puerto Escandon et qu’il en éprouve un léger vertige comme il advient quand, en un clignement de paupières, la fugacité, parfois, côtoie l’impérissable. Il remonte le col de sa veste et, les bras frileusement croisés sur la poitrine, se dirige vers l'Auberge.
4
Un délicat arôme d'encaustique, contrarié par celui, subtile, de café chaud s'insinuant sous la porte, l'accueille au réveil. Les volets écartés, la croisée s'emplit du feuillage de l’arbre qui semble ébaucher, à l’instant, un bref haussement, insuffisant cependant pour masquer la fontaine sur le rebord de laquelle un gamin s'est juché et manie le levier avec peine avant de s'éclabousser le visage, de lisser ses cheveux très noirs dont il tente en vain de contenir la frange et de sauter à terre pour s'éloigner à pas raidis, la musette de toile bise, gonflée de livres, lui battant les fesses.
La place s'anime des premiers va-et-vient matutinaux: le boucher, au-delà du puits garnit sa fourgonnette carrossée de tôle ondulée avant de partir faire la tournée des fermes et des hameaux du causse. Un employé municipal, gras, manie, indolent, son balai au plumeau de broutilles et sa pelle à long manche qu'il vide régulièrement dans un récipient cylindrique monté sur deux roulettes caoutchoutées. Des femmes se croisent, en blouse et savates, s'interpellent et se joignent le temps d'un bref conciliabule et, lui, en est fugitivement désemparé, accoudé ainsi au dormant, contemplant depuis cette hauteur le monde aller sans lui, comme il va ce matin sans Roman et depuis si longtemps sans le père, alors que ses yeux s’attardent sur ses mains posées là, et qu’elles se font étrangères sous le regard qui se trouble et qu’elles semblent fuir ou se dissoudre jusqu'à n'être plus rien qui puisse se nommer sinon cette surface rayée de striures sombres piquetées d'irisations avant qu'elles ne reprennent forme et se strient à nouveau de rides atténuées par une pilosité duveteuse, très noire et que, inopinément, se dessine non point le rire éclatant de Roman, mais son sourire ébauché quand il lui offre sa part du concombre tendre qu'il vient de fendre d'un coup sec de son couteau au manche épais de bois patiné et à la lame courbe dont seul le fil luit et dont le claquement alors qu’il se referme le tire de sa rêverie. Il lui vient alors le désir vif d’aller par les ruelles du bourg pour tenter d’y saisir il ne sait quoi papillonnant encore entre ombre et lumière.
Sa pérégrination le mène jusqu’à l’église dont il contemple la chaire dans laquelle il se réfugia, un jour, fuyant les sauvages ennemis galopant sur le sentier de la guerre et où il s’endormit provoquant l’émoi de la mère, ses courses et ses appels effarés par les rues et, alors qu’il apparaissait enfin, penaud, l’heure du dîner depuis longtemps passée, les furieuses étreintes que scandaient les hijo de mi vida, hijo de mi vida !
L’élégant prophète qui semble perpétuellement s’élancer hors de la pierre le retient un instant alors qu’il s’apprête à quitter le temple, comme pour l’inviter à examiner les enlacements vipérins du trumeau qui l’effrayait, enfant, comme l’avaient effrayé ces voûtes grises quand il avait bien fallu quitter la cachette dans la pénombre qui se mouvait au fléchissement des flammes pâles de deux ou trois cierges se consumant.
Les vieux sont à leur place eux aussi, autour de la fontaine laissant venir, impassibles, l'heure du déjeuner. Don Faustino tourne vers lui son visage creux dont une barbe, pourtant blanche, qu'il a omis de raser depuis des jours, assombrit la pâleur. Il est borgne.
Il s'étonne de découvrir les traits du vieil homme comme s'ils remontaient dans sa mémoire, affleurant, alors qu'il ne soupçonnait même pas qu'ils puissent y être enfouis. Il reconnaît ce regard que l'unicité raidit et qui le scrute alors qu'un lent relèvement de la paupière dévoile subrepticement le globe blanchâtre de l'oeil sacrifié, bien sûr, bien sûr, je te reconnais, comment va ta mère? Comment va-t-elle ? Don Faustino n'a jamais éprouvé la nécessité de produire le moindre effort pour apprendre la langue de l'exil, protestant peut-être, de cette façon, contre l'absurdité d'avoir été jeté là, sur cette terre étrange, sur cette place, sur la pierre de ce banc. Aussi n’a-t-il n'a jamais parlé autrement qu'en cet andalou qui, omettant les consonnes finales du castillan et en abolissant les sonorités sifflantes et grasseyantes ourle le parler d'un velouté suave et d'une élégance de chant profond.
Il écoute le vieil homme dont la mère lui dit (sans doute au cours de l'une de ces veillées face au poste de télévision où délaissant brusquement les scintillements, elle lançait: tu te souviens Untel? Je ne sais pas pourquoi, je pensais à lui, et l'anecdote venait ordinairement en une succession d'images et de locutions teintées d'une ironie dont la férocité première était atténuée par une sorte de joyeuse candeur dans le ton) dont elle lui dit qu'il commença à marcher devant sa porte, sur le port de Malaga, au début de1937, suivi de sa Sofia portant leur fille dans ses bras, pour ne plus s'arrêter que sur la place Roucou où il demeure encore.
Il ne tarda pas à s'asseoir sur ce banc, devant le puits, pour ne plus en bouger, sa Sofia, mi Sofia dit-il encore, pourvoyant à tout, multipliant les heures de ménages, elle aussi, préparant les repas de son Faustino, accablé nul ne savait de quel mal, son Faustino auquel elle semblait porter un culte qui n'aurait pas été moindre, persiflait la mère, s'il avait été le plus grand des matadors.
Car don Faustino ne fut qu'une chose dans sa vie, persiflait-elle encore, torero, et rien d'autre, tu te rends compte, elle avait tout de même bien ses quinze ans de moins que lui ! Elle était encore une jeune femme alors qu’à la fin de la guerre, il était déjà presque un vieillard ! Pauvre Sofia, elle est morte bien jeune après avoir tant travaillé, pobrecita ...
…Voilà fils, c’est ici que nous mourrons, que veux-tu ? C’est ainsi, oui, nous étions très amis, très amis, puis, après un silence, comme ayant rassemblé quelques résidus d'énergie, j'allais tous les jours chez lui, après le déjeuner, on prenait le café, il m'a beaucoup aidé depuis la mort de Sofia, beaucoup. Il me donnait toujours quelques tomates, des pommes de terre, un morceau de lapin quand il en tuait, je suis très vieux, je n'en ai plus pour longtemps non plus, parfois, j'ai l'impression de ne même plus être capable de me lever de ce banc, comme si mon corps pesait… Non, je n'en ai plus pour longtemps, dis-moi, qu'est-ce que je fais ici? Regarde ces vieux, que font-ils? Rien! Ils attendent l'heure du prochain repas. C'est cela être vieux, attendre l'heure du prochain repas ! Il est temps maintenant, j'ai vécu malgré tout, malgré la mort de Sofia, j'ai vécu, assis sur ce banc, je n’avais pas besoin de bouger pour vivre, je crois même que c'est l'inverse, je crois même que ceux qui bougent beaucoup ne vivent pas autant qu’ils le croient, ils n'en ont pas le temps, il font autre chose. Moi, j'ai vécu ici, sur cette place, sur ce banc, mais Roman est mort maintenant, non et je n’en ai plus pour longtemps, je ne suis pas triste, il vient un moment, tu sais, où tout cela n’a plus beaucoup de sens, la tristesse, la joie, non, plus beaucoup de sens.
Don Faustino s'absorbe un instant dans la contemplation de ses espadrilles informes puis dressant son visage, il darde sur le jeune homme la fixité de son oeil valide : la tristesse et la joie ce sont ceux qui t’aiment qui te les donnent, si tu as cette chance, celle d’être aimé, mais quand il n’y a plus personne…
…oui, bien sûr, je le connaissais depuis longtemps, depuis son arrivée ici, à la fin de la guerre, il sortait du camp, mais il n'était pas brisé, loin de là, il était encore plein de courage, prêt à une nouvelle guerre s'il le fallait, à reprendre la lutte comme il disait, il était encore jeune, nous étions tous jeunes alors, j'étais le plus vieux, j'ai toujours été vieux, depuis le jour où nous avons quitté Malaga, heureusement, Sofia avait assez de courage et de forces pour prendre soin de nous.
Nous avions une fille, un peu plus âgée que toi, elle est née là-bas, elle n'avait pas quatre ans quand nous sommes arrivés ici, elle s'est mariée, très jeune, un homme riche qui fait du vin, vers Puy-L’évêque. Ils vivent à Cahors, dans une grande maison, non, je ne la vois plus, elle venait de temps en temps quand sa mère vivait encore, nous ne sommes même pas allés à son mariage, elle avait honte, sans doute, la pauvre, elle n’avait pas vingt ans et lui presque quarante ou plus, je ne sais pas, elle a été éblouie, elle s'est vendue…
Oui, vendue ! Je sais ce que je dis ! Elle était très belle, plus belle encore que sa mère, je sais ce que je dis ! Moi aussi j'étais plus vieux que Sofia, mais moi je n'étais pas riche, tu comprends? Je n’étais pas riche ! Nous, nous nous aimions, nous ne nous sommes pas quittés un instant, tu entends? Pas un instant. Tout compte fait, nous avons été heureux, plus heureux, peut-être que nous ne l'aurions été en Espagne, ignorants du monde, engourdis comme ces mules qui passent des heures au soleil à chasser les mouches avec leur queue, attendant que le maître, la sieste finie, les attelle à la charrue. Nous, nous nous sommes aimés, toujours, et nous avons été heureux, mais Marina, la pauvre... Je n'ai jamais cru en Dieu, comment croire en Espagne, dans ce pays où l’église na jamais été autre chose qu’une monstrueuse entreprise d’asservissement des plus humbles? Mais j’ai souvent pensé que ce qui nous frappait à travers Marina était une sorte de châtiment, je n’ai jamais pu me défaire de ce sentiment, peut-être n’a-t-on pas le droit, peut-être n’a-t-on pas droit à tant de bonheur, mais je ne sais même pas si c’est cela le bonheur, cette sorte de joie ou plutôt d’exaltation que nous avons connue Sofia et moi, parfois, et cette tendresse constante mais occultée, le plus souvent, par les péripéties de la vie quotidienne, peut-être n’a-t-on pas le droit… Je ne sais rien de tout ça, je ne sais pas si quelqu’un au monde sait quelque chose…
Ses mains tremblent perceptiblement alors qu'il rallume la fine cigarette tenue entre ses doigts maigres et osseux aux ongles roussis par le tabac. Non, Romàn, lui, ne s'est pas marié, les occasions ne lui ont pas manqué pourtant ! Après la guerre, on organisait des fêtes dans les baraques, là-haut, sur le foirail. Des artistes venaient de Toulouse et de Bordeaux, certains avaient été célèbres en Espagne, lui, non, il improvisait, il se déguisait en Joséphine Baker, se noircissait le visage et les mains avec du charbon et dansait. Il dansait comme un gitan. On l'appelait le Gitan, d’ailleurs, depuis toujours, je ne sais pas pourquoi. Les femmes le dévoraient des yeux. Tiens, tu peux en croiser sur cette place, vieilles maintenant, mais qui pourraient t'en parler… Quelle époque! soupire-t-il alors qu'il rallume, une fois encore, son mégot à un briquet dont il actionne la mollette du pouce. Nous n'avons peut-être jamais été aussi heureux qu’en ce temps-là, il ne s’est jamais marié, je ne sais pas pourquoi, nous ne parlions jamais de ces choses-là, poursuit le vieillard alors qu'un rugissement dont le crescendo enveloppe et broie la ville de sa démesure l’interrompt soudain et qu’il en demeure, lui, abasourdi, puis, alors que s'atténue pour se dissoudre dans un silence de catastrophe le vacarme de la sirène qui du haut du beffroi alerte quotidiennement la population de l'arrivée du jour à son midi, il tire à son tour de sa poche un paquet de cigarettes qu'il tend au vieil homme, non, je n'aime pas ces cigarettes, elles sont trop élégantes, regarde, moi je roule les miennes, comme je l'ai toujours fait, d'ailleurs avec Romàn nous n'achetions pas de tabac, il en plantait toujours quelques pieds et il faisait sécher les feuilles dans la cabane. On passait des soirées à les hacher puis on étalait le tabac sur des feuilles de journaux pour finir de le sécher, regarde, il est fort et bon, triomphe le vieil homme brandissant son mégot jaunâtre. Puis Il refuse l’invitation du jeune homme à l’auberge, là, juste de l’autre côté de la place, à deux pas, non, non, je ne saurais pas manger là, et, tu sais, on m’apporte mon repas à la maison comme à tous les vieux, et je ne mange plus rien… Et lui, alors, s’éloignant : hasta luego don Faustino ! A bientôt ! Et le vieil homme: salud, hijo, salud!, comme ont toujours dit los companeros, les camarades.
5
Dans la salle à manger de l'Auberge, il s'est posté face à la baie vitrée pour ne rien perdre de l'irruption du gamin aux cheveux noirs qui, la cruche à la main, lui jettera un regard inquisiteur avant de courir vers la fontaine, zigzagant entre les voisins qui malgré les démocratiques réfrigérateurs continuent de venir là tirer l'eau fraîche du repas, comme ils l'ont toujours fait, si ce n'est que certains, maintenant, portent à la main, non plus le broc émaillé ou la carafe de verre épais mais une bouteille de plastique bleuté.
Puis il dévore, de cette voracité qui émerveillait la mère et provoque parfois le sourire circonspect de Malika. Il ne perd rien, pour autant, du spectacle de la place que le hasard déploie, ce hasard, songe-t-il, qui put le faire naître dans un village blanc des rives de l'Ebre, une ruelle de Mexico, ou ne point le faire naître du tout, et dont certains, pour cela, disent Dieu, comme l'on dit que l'on ne sait pas, que l'on ne sait rien, comme l'on dit qu'il faut bien, tout de même, qu'il y ait quelque chose puisque ce confit est onctueux, ces cèpes convenablement aillés et sur la place, ces femmes et ces hommes qui se croisent, s'évitent ou se saluent, se souhaitent un bon appétit et se retrouvent au comptoir voisin ! Et les enfants qui se poursuivent en un prolongement de récréation ravi au temps ! Ne faut-il pas qu'il y ait quelque chose, tout de même ?
Puis, tout cesse, la place est désertée, soudain, comme une cours de récréation au coup de sifflet de l’instituteur. Au loin, Don Faustino accomplit quelques pas indécis mains croisées dans le dos, le torse légèrement penché, salue, dirait-on, d'un signe de tête et de quelques mots l'employé municipal qui va traînant sa poubelle et brandissant son balai comme une excroissance monstrueuse, et s'engage dans la ruelle du Puits qui monte vers la rue de la Halle, de sorte qu'il le perd de vue mais imagine sans peine qu'il bifurquera à gauche au bout de la ruelle puis encore à gauche pour parvenir sur la placette Roucou, un minuscule et moyenâgeux forum cerné de bâtisses lézardées, suintantes, dans l'une desquelles il vit depuis quarante ans, seul maintenant, il faut bien tout de même, Malika, qu'il y ait quelque chose, sinon qu'est-ce donc que la grâce de ce hasard qui nous mena l'un vers l'autre et qu’est-ce donc que ce masque de Roman, émergeant d'on ne sait où comme une muette supplique, lisse et, pourtant, incompréhensiblement familier, cette grâce qui nous réunit par un après-midi moite de septembre, dans la même chambre correctionnelle…
…elle y défendait une frêle jeune fille détrousseuse s'il en fut d'étalages alléchants et lui une femme, vieille déjà, mais non moins pillarde de vastes surfaces rayonnées et, ainsi, furent-ils conquis sous le regard éteint d'un Président assoupi par leur respective et identique véhémence mais lui en outre par les ondoiements d'une chevelure de sable et la pâleur effilée de mains aériennes qu'il eut aussitôt envie de baiser et ils se retrouvèrent ainsi dans une salle de pas perdus.
Cette nuit-là leurs corps en reconnaissance tâtonnèrent, retenus et indécis, hésitants à la rive d'un tel flot, puis ils se racontèrent. Lui la Guerre, sa guerre et les berges de la Dordogne, elle le pays abandonné et les masures de terre séchée recroquevillées sur le plateau lissé par le vent, les nuits de lune où le silence tinte du filet de thé cascadant autour du feu, puis, sa rébellion au premier coup porté par un père à qui elle pardonnait, maintenant, le reniement prononcé quand, encore adolescente, elle avait craché à la face du prétendant. Elle conta le mutisme de cet homme accablé qui la trouvait, le soir, plongée dans les livres étalés sur la table familiale et qui, sans un mot, étendait un tapis à ses pieds et se courbait interminablement. Alors, elle se réfugiait dans la pièce voisine, dortoir plutôt que chambre, où frères et soeurs occupaient déjà tout l'espace, pour s'engouffrer plus rageusement encore dans les dédales du Droit, fourbissant inlassablement les armes grâce auxquelles elle secourrait un jour d'autres insoumises aux traditions inqualifiables d'esprits emmurés.
Elle lui conta sa mère recroquevillée mais attentive, insoumise elle aussi, elle d'abord, silencieusement, activement, aidant autant qu'elle le pouvait à une délivrance qui était aussi la sienne, vivant par sa fille, sa grande fille d'abord qui ouvrait ainsi la voie aux petits, ne vivant que par elle, la rudoyant s'il le fallait aux jours d'accablement et de détresse, ne s'apitoyant jamais, et explosant de joie aux succès innombrables, immensément comblée, enfin, à la vêture de la robe noire qu'elle brandit un jour à la face de son mari, à la face d'un monde tôt ou tard vaincu et ainsi, cette nuit, devint-elle Malika la mora car lui qui avait tout dit lui dit encore: "tres moricas me enamoran en Jaen: Axa y Fatima y Marien".2 Il faut bien qu’il y ait quelque chose, à moins que non, rien, juste une légère inclinaison de trajectoire, une sorte de déviation imperceptible d’on ne sait quoi et la consistance pourtant de cette gorgée de vin âpre et la cascade de ton rire.
La maison, d'un seul étage, au bas de la ruelle du Puits, semble contrainte entre deux bâtisses qui l'étouffent. Un coupon de tissu blanchâtre pend plutôt qu'il n'est tendu derrière les quatre vitres qui constituent la partie supérieure de la porte. La boiserie ne retient plus, par endroits, que les écailles d'une antique peinture d'un vert sombre.
La porte s'ouvre sur le rez-de-chaussée aménagé en une remise parfaitement ordonnée: sur les étagères fixées aux murs par de grossières équerres de métal sont disposés outils et vieilles chaussures, bouteilles vides, boîtes de fer blanc et pots de verre qui semblent témoigner là, dans leur alignement, d'un temps où chacun de ces objets eut sa part de présence au monde et dans l'apparence desquels semble subsister une sorte de respiration atténuée, un imperceptible mouvement hors de la matière quand les yeux s'y posent.
Aux poutres grossièrement équarries pendent les tresses d'ail, les bouquets de laurier, les guirlandes de tomates et de piments fripés. Des bûches sont empilées dans la pénombre de l'étroit escalier qui grimpe à l'étage et les pommes de terre soigneusement étalées sur des sacs de jute bruns voisinent avec les haricots secs séchant sur de vieux journaux grands ouverts.
Il demeure un instant immobile sur le seuil, non pas comme pourrait le penser le brigadier derrière lui, pour scruter les recoins et y déceler on ne sait quel indice, mais pour humer, une fois encore, les arômes de son enfance.
Puis, il gravit les marches jusqu'à la porte étroite, récemment rafraîchie d'une preste couche de laque bleue pâle, qui ouvre sur la cuisine à la fenêtre de laquelle vient lorgner l'humidité glauque de la ruelle. Une table rectangulaire et quatre chaises au siège de paille tressée, un réchaud à gaz sur trois planches inégales assemblées en table rudimentaire, un antique évier de pierre grise sous un robinet de cuivre jaune parfaitement astiqué, un buffet surmonté d'un vaisselier garnissent la pièce en compagnie d'un fauteuil de rotin aux accoudoirs rafistolés qui, tel un monument érigé à la patience, semble retenir une évanescente somnolence au coin d'un cantou dans l'âtre duquel sont disposées, en une frêle pyramide, les bûchettes sous lesquelles pointe une feuille de journal sollicitant la flamme.
Sur le mur opposé, un rideau à perles de plastique noires et jaunes signale la chambre. Celle-ci, meublée d'un lit bas couvert d'un tissu rayé de bleu et de blanc, d'une armoire à deux battants et d'une chaise en guise de table de nuit, est dépourvue de fenêtre.
Il ouvre les portes de l'armoire avec circonspection comme craignant de voir se déverser à ses pieds un trop plein d'évidences ou d'y découvrir quelque sarcastique vérité. A gauche, sur des cintres, un costume foncé, un imperméable de gabardine beige, une veste de laine grise et un pantalon de velours côtelé noir. A droite, sur les étagères, des sous-vêtements, des draps pliés, deux pull-overs, une pile de mouchoirs sur laquelle repose une savonnette dont l'emballage indique qu'elle est parfumée à l'eau de Cologne. La plus haute des tablettes est occupée par une boîte à chaussures elle-même posée sur une chemise à sangle de carton rouge.
La boîte qu'il examine en premier lieu est divisée en deux compartiments par une fine planchette de bois que la seule pression sur les parois suffit à maintenir. Celui de gauche est garni d'une faible liasse de fiches de paie jaunies serrées par un élastique rouge sombre, de deux cartes de séjour périmées d'un bleu passé et d'un carnet syndical au sigle de la C.N.T. dont il constate qu'il est à jour de cotisations. L'autre renferme des photos qu'il examine attentivement, s'attardant sur un cliché qu’il n’hésite qu’un instant à glisser subrepticement dans sa poche.
La chemise qu’il examine ensuite contient des coupures de journaux, quelques pages entières soigneusement pliées provenant pour la plupart de la presse du mouvement libertaire espagnol: C.N.T., Solidaridad obrera (« la soli » comme disent affectueusement les militants), Tierra y libertad, Cenit, Estudios, un mince recueil de textes de M. Bakounine intitulé "Ideario", une brochure de P. Kropotkine, "Communisme et Anarchie", une autre du Docteur Isaac Puente, "l'hygiène, la santé et les microbes", une encore de Federica Montseny, "el problema de los sexos" et, du même auteur, dans la collection "la novela ideal", une nouvelle en français intitulée "Aube rouge". Il feuillette enfin un mince recueil de poêmes de Amador Franco dont le premier dit ainsi: Verba lexicum illuminat, chantait un grillon à tue-tête... Enfin, il range, pour ainsi dire cérémonieusement, boîte et la chemise avant de s’attarder brièvement à la contemplation des vêtements pendus aux cintres dans une pénombre qui, fugitivement, semble le héler.
Le brigadier pose à nouveau les scellés sur la porte qu’il vient de refermer comme effaçant d’un geste la méticulosité de Roman, son ascétisme et ses guirlandes de tomates tandis que lui, caresse, dans la poche de sa veste, le papier glacé du cliché dérobé.
Puis, il reprend le chemin des jardins, coupant derrière l'abbatiale pour, longeant la Borrèze, parvenir à la route de Sarlat. Il chemine lentement, lourd lui semble-t-il, comme imbibé de la vie de Romàn restituée dans sa limpidité, palpitante encore (comme si chaque objet palpé lui était si familier qu'il ne s'était éprouvé nullement plus étranger dans ce logis que dans celui de la mère où il va encore parfois quérir une relique dont elle s'inquiète brusquement et qu'il dépose à portée de main dans sa chambre de retraite et qu'elle lui demande alors, préoccupée un instant, si elle ne reviendra pas bientôt, non pas chez elle, mais "à la maison") si palpitante encore cette vie, qu'elle semble démentir sa mort, cette mort-là, incongrue à tel point qu'il lui semble, maintenant, impératif d’en connaître la raison alors qu'il lui vient soudain à l'esprit, entre jardins et Borrèze, combien vastes lui semblaient naguère ces étendues de potagers, comme était demeurée vaste dans son souvenir la place du Puits et comme le bourg aujourd'hui lui paraît rétréci ou plutôt pelotonné au creux de son vallon, comme un enfant réfugié sous les combles, quand vient l'orage, entre un coffre démantibulé et un fauteuil affaissé, pour se protéger du délire universel et retrouver dans cette intimité poussiéreuse l'apaisement d'inavouables frayeurs. Et lui frisonne aussi, songeant à ce qui se love dans cette mort, il ne sait quoi mais qui le guette tandis qu’il aborde la « plaine » des jardins et que la Borrèze murmure.
Geronimo, comme la veille, est penché sur le sillon. Comme la veille, ils s'assoient sur la traverse et, là, adossés à la cabane, échangent à voix mesurée, comme si le lieu sollicitait la mesure, les nouvelles du jour. Puis ils demeurent silencieux dans le faible froissement de la peupleraie au pied de laquelle s'épuisent les jardins. Mais lui, alors, dans le silence de cette pénombre, laisse aller les mots, pourquoi, Geronimo, pourquoi mon père est-il parti?
Le vieil homme semble écouter un instant encore le murmure des peupliers avant de souffler comme pour ne pas en troubler la quiétude: pour l'Organisation mon fils, bien sûr, pour l’Organisation, parce qu'il était le plus apte à faire ce qu'il y avait à faire. Voilà pourquoi il est parti. Puis, après une hésitation, comme prenant conscience d’une insuffisance: Romàn aussi est parti, souvent, mais, je ne sais pas pourquoi, cette fois, ton père fut désigné, parce que la mission était délicate, j’imagine, je ne sais pas. Seule l’Organisation le sait. Romàn non plus ne comprenait pas, quand la nouvelle est arrivée quelque chose en lui s’est affaissé. Nous étions ici, il a laissé tomber sa bêche, s’est assis sur le banc, les coudes plantés sur les genoux et il est demeuré là, tête basse, sans un mot. Puis, subitement, comme saisi par une fureur inouïe, il s’est mis à répéter, faiblement d’abord, puis de plus en plus haut, au point que les hommes travaillant dans les parcelles voisines levaient la tête et que je ne savais comment le raisonner: c’est moi qui devais y aller! C’est moi qui devais tomber! Moi, moi, ne cessait-il de vociférer, il a toujours été excessif… Non, on ne sait pas, on ne peut pas savoir ces choses-là, il est tombé à Saragosse, sur le Pont de pierre, blessé, ils l'ont transporté à Madrid, il n’a pas dit un mot, c’est tout ce que nous savons. Pas un mot ! répéta longtemps la mère, pas un mot, inlassablement.
Ils cheminent à nouveau, côte à côte dans cette paix tombant avec la nuit et dont la fraîcheur qui annonce l'hiver porte les senteurs de monceaux de feuilles humides se consumant dans les jardins et, alors qu'ils parviennent à l'orée du bourg, les fumets de soupes réchauffées…
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…très mauvaise réputation, reprend Geronimo, je te l'ai dit, nous étions des idéalistes, et puis, le front de Teruel n'était guère actif au début. Les combats importants se déroulaient autour de Madrid, mais nous, nous avions pris les armes pour faire la Révolution, pour créer une nouvelle société, tout de suite, libre et égalitaire, idéale, nous étions sincères, convaincus, nous avions foi en notre idéal.
Maintenant je ne sais plus, je me réveille souvent la nuit et je repense à tout cela, je me dis qu'il n'y a rien de plus dangereux que la foi, surtout quand on serre un fusil dans les mains. Nous voulions combattre toute autorité pour rendre au peuple sa souveraineté et nous sommes, nous-mêmes, devenus l'Autorité, très vite, dès le premier homme fusillé à la Puebla de Valverde, le riche du village, exécuté à l'initiative du Peuple justement, à l’initiative de quelques miliciens sur dénonciation de quelques villageois, et nous avons dû, nous, les militants confirmés, les membres du Comité de guerre de la Colonne, faire preuve d'autorité et instaurer une loi interdisant toute initiative venue du peuple, justement, une loi qui prévoyait les châtiments conséquents, et la loi fut adoptée à l'unanimité, bien sûr, qui aurait osé rompre l'unanimité aux premiers jours de la Révolution?
Notre foi était tellement forte que nous refusions, sans même en être conscients, d’appeler les choses par leur nom. Nous ne parlions pas de chefs mais de délégués ou de responsables, pas d'Etat major ou de commandement mais de Comité de guerre, pas de dirigeants mais de "militantes destacados", de militants remarquables, et quand le Comité Régional de Catalogne prit le pouvoir à Barcelone, il baptisa le gouvernement, parce que c’était un véritable gouvernement, il le baptisa Comité de Milices antifascistes ! Et quand le Comité National de l’Organisation négocia sa participation au Gouvernement central il demanda que ce gouvernement soit baptisé Comité de Défense !
Pire encore, ces scrupules n'ont duré que quelques mois. Nous avons bien vite capitulé, dès le début de l'année 1937, car il fallait gagner la guerre, au prix de la révolution. Et nous avons tout perdu.
Pendant l'été et l'automne 36, pourtant, nous avons fait la Révolution. Des groupes de la Colone de Fer ont parcouru le Levant pour aider à la collectivisation des terres et à la gestion des usines par les ouvriers. Mais nous nous sommes très vite heurtés aux communistes, qui, alors qu’ils n'étaient qu'une poignée en juillet se fortifiaient rapidement, recrutant tous ceux qui mouraient de peur devant la Révolution, tous ces boutiquiers qui ne cherchaient qu'une chose, leur propre sécurité. Il y aurait tant à dire... Bien sûr, Roman participait à ces expéditions, il était sans doute le plus radical de nous tous. C'est lui qui proposa de descendre à Valence où le Gouvernement avait fui, laissant Madrid sous les bombes. Il fallait y mettre un peu d'ordre car ce que l'on entendait dire de la vie que certains y menaient nous indignait. Et nous y sommes allés, et nous avons vu de nos yeux que rien n'avait été fait, que les fichiers de la police qui renfermaient les noms de tous les militants actifs depuis des années demeuraient intacts, comme si rien ne s'était passé, que les registres cadastraux étaient là, indemnes, comme si les collectivisations ne signifiaient rien, et nous avons été indignés par le spectacle de ces Gardes d'Assaut et de ces nouveaux policiers qui encombraient les rues exhibant des armes rutilantes alors que nous, à Puerto de Escandon, nous devions, pour avoir une arme, aller la prendre à l'ennemi.
Et nous avons été indignés devant toutes ces bijouteries débordantes d'or alors que l'Organisation n’avait même pas de quoi acheter des armes, devant ces boîtes de nuit dans lesquelles nouveaux et anciens bourgeois mêlés s'en donnaient à coeur joie.
Roman n’a pas eu beaucoup de mal à nous convaincre qu’il était indispensable d’agir. Et nous l’avons fait. Nous avons allumé un feu sur la « Plaza Mayor » dans lequel se sont consumées toutes ces archives qui étaient celles de notre propre misère et il n'est pas vrai que nous terrorisions la population, comme certains l'ont dit, bien au contraire, le peuple s'est joint à nous dans un enthousiasme indescriptible, mais ce qui est vrai, c'est que nous avons désarmé tous les policiers rencontrés et eux étaient terrorisés, et ce qui est vrai aussi c'est que nous sommes allés dans les boîtes de nuit et que nous avons pris tout l'or, tout l'argent, tous les bijoux que nous avons trouvés et que là aussi les gens étaient terrorisés, surtout quand nous leur demandions s'ils n'avaient pas honte de vivre ainsi alors que d'autres tombaient au front et quand nous leur promettions de revenir sans tarder poursuivre notre tâche.
Je me dis, maintenant, que nous avons été bien naïfs de croire qu'il suffisait d'annoncer ainsi la bonne nouvelle, de faire miroiter aux yeux de tous les pauvres du monde les vertus de la société que nous proposions de construire pour que chacun prennent aussitôt sa part dans l'oeuvre commune, de croire que l'homme, au fond, est vertueux et qu'il suffit, mais je ne sais plus, ce que je sais, c'est que nous, nous étions convaincus et sincères, que nous ne pouvions pas faire autre chose que ce que nous avons fait cet été-là.
Ils parviennent rue de Juillet, comme par inadvertance. Geronimo tire la remorque dans la resserre, lui tend une clayette garnie de quelques tomates escortant deux concombres et de compactes laitues dont le vert des feuilles rougit aux extrémités, puis, se cassant en deux, il saisit aux oreilles le sac de pommes de terre pour le déposer délicatement contre le mur.
Lui, embarrassé de ses légumes, à peine franchi le seuil, est sollicité par le fumet de la paella mijotant et par les exclamations de Manuela l'invitant à contempler le large et mince plat de fer à deux anses dans lequel le riz, jauni de safran, s'efface sous une profusions de dorés, d'écarlates sombres, de pâleurs rosissant et d'émeraudes pâlissant. Puis, accoudé à la table dressée de trois assiettes fleuries, il les observe.
Elle, que les ans ne parviennent ni à flétrir ni à occulter définitivement la belle et robuste jeune femme qu'elle fut, lui, démoulant des cubes de glace sous le filet d'eau d'un mitigeur étincelant, incongru au-dessus de l'antique évier de pierre grise, torse massif posé sur des jambes courtes et légèrement arquées, indestructible. Il ne sait rien d’eux non plus, ils sont là comme ils étaient déjà là quand il venait, à la sortie de l’école, alors que la mère, sans doute, était encore occupée à quelque tâche répugnante dans une demeure cossue, chercher le goûter que lui confectionnait Manuela (pain imbibé de pulpe de tomate arrosée d’un filet d’huile d’olive et saupoudré de sel fin) avant de courir jusqu’au terrain de rugby, les mains et les lèvres étaient rouges et grasses quand il y parvenait, pour s’y perfectionner en passes et feintes subtiles.
Ils mangent comme le faisaient les pauvres dans le Levant, chacun piochant dans le plat posé au centre de la table et se rafraîchissant de temps à autre d'une pincée de crudités accommodées sous une goutte d'huile et un filet de citron, cueillie dans l'assiette fleurie…
…cet argent, reprend Geronimo, comme pour dissiper la vertigineuse sensation (où l'éphémère butine l’éternité) qui vient de le saisir lui, à l'instant où le masque de Romàn, une fois encore, s’impose, impassible et limpide mais s’anime imperceptiblement en une ébauche de sourire sardonique alors que la perle rosée, à la commissure de ses lèvres, explose en une infinité de particules scintillantes et que la saveur du poivron frit adoucit les palais depuis la nuit des temps, cet argent, que de mensonges ont été dits! a toujours été remis intégralement à l'Organisation, tu entends bien? Intégralement !
Je sais que nous avons été décrits comme des bandits, j'ai lu le livre de la Pasionaria, belle histoire en vérité, des mensonges à chaque ligne, car les bandits, n'étaient pas à Puerto de Escandon mais bien plutôt dans les boîtes de nuit et dans les bureaux de Valence où les ministres étaient venus se réfugier parce que les bombes tombaient trop drues sur Madrid et que leur vie était trop précieuse, plus précieuse sans doute que les nôtres. Ils nous ont fait tout ce qu'ils pouvaient nous faire…
…et ils auraient fait plus s'ils l'avaient pu, intervient Manuela, tu sais, j’étais l’une des rares femmes de la Colonne portant un fusil, les autres étaient infirmières, travaillaient dans les bureaux ou au lavage du linge, mais moi j'en avais assez des travaux de femme, et j'ai pris un fusil et je peux dire que nos pires ennemis ont toujours été les communistes. Je vais te raconter ce qu'ils nous ont fait.
L’un de nos miliciens qui était en permission à Valence fut assassiné dans un bar. Nous n'avons jamais su par qui, mais nous avons tout de suite pensé à une provocation, une manière de nous faire réagir pour nous dénoncer ensuite comme fous et incontrôlés. Nous ne sommes pas tombés dans le piège. Nous avons décidé, simplement, de rendre hommage à ce milicien en organisant un grand enterrement qui partirait du monastère des salésiens et traverserait toute la ville jusqu'au cimetière.
Trois centuries accompagnaient le cercueil (sans compter les délégations fournies des deux autres colonnes du secteur "Torres-Benedito" et "C.N.T.13"), celle du mort allait en tête et les deux autres, dont la mienne, derrière. Le défilé devait être parfait, militaire, si tu veux.
Nous marchions lentement, nos armes bien en évidence car nous ne voulions pas seulement montrer notre sérieux, notre sens des responsabilités, mais aussi notre force. C'était impressionnant. Nous sommes parvenus ainsi sur la place Tetouan. Et là, nous avons senti qu'il se passait quelque chose. Le siège du Parti communiste, comme le palais du Gouvernement civil devant lequel nous étions passés un instant auparavant, étaient fortifiés comme pour soutenir un siège. Il y avait des sacs de sable à toutes les ouvertures, des camions et des voitures devant tous les accès.
Nous avons continué à avancer, lentement, sereinement. La foule saluait du poing dressé le cercueil couvert du drapeau rouge et noir de l'Organisation, le silence était pesant, angoissant.
C'est au moment précis où la tête de la première centurie allait quitter la place qu'ils ont commencé à tirer. Nous étions pris sous le feu de leurs mitrailleuses, Dios mio, chacun essayait de fuir ou de s'abriter quelque part. Nous ripostions comme nous le pouvions. J'ai vu Romàn se battre ce jour-là, pour la première fois. Il ne pensait pas un instant à lui. Il allait chercher ceux qui tombaient, morts ou blessés. Il les chargeait sur son dos, courait les mettre à l'abri puis revenait, offert aux balles… Combien sont tombés? Plus encore parmi les spectateurs que parmi les miliciens !
Peu à peu, nous avons repris notre sang froid. Nous nous sommes regroupés et nous avons reformé le cortège. Je suis sûre que personne n'a songé un instant à renoncer. Le défilé a repris dans un silence effrayant. Nous avons cheminé dans cette ville silencieuse tout à coup. On n’entendait que nos pas sur le pavé, nous avancions les yeux aux aguets, les visages étaient d’un pâleur effrayante et nos poings étaient crispés sur les fusils.
La cérémonie terminée les responsables nous regroupèrent, non sans mal. Nombreux étaient ceux qui, déjà, reprenaient le chemin de la plaza Tétouan, tu peux imaginer ! Mais, enfin, nous nous sommes retrouvés dans une sorte d'entrepôt proche du grand marché central, qui est si beau, mon Dieu... Et nous avons tenu là une Assemblée pour décider ce qu'il fallait faire. La plupart d’entre nous étaient d’avis de régler leur compte à nos assaillants, sans tarder ni tergiverser.
Romàn, une fois encore était le plus virulent. Il ne cessait de tempêter contre ces palabres insensées et de presser les miliciens de repartir au combat. Mais les responsables de L'Organisation, arrivèrent, prirent la parole et invoquèrent tous les saints de l'Anarchie pour nous persuader que ce serait une erreur d'entrer en lutte ouverte contre le Parti communiste, que tout le camp républicain en serait affaibli. Garcia Oliver, lui-même, apparut tout à coup et nous tint un discours sur le devoir et la responsabilité de chacun. Je ne sais plus ce qu’ils nous ont dit, ils en ont dit tellement…
Mais alors, nous en sommes presque venus aux mains. Romàn était fou de rage. Il interrompait Oliver, le traitait de parvenu, de traître et de je ne sais quoi encore. Soudain, il a porté la main à son révolver et il a fallu se précipiter pour le maîtriser. Nous avons passé des heures à palabrer. Et puis, déjà tard dans la nuit, Roman a demandé la parole pour la dernière fois et il a prononcé un discours, un vrai discours.
Il expliqua qu’en ne réagissant pas immédiatement, nous avions fait preuve d'une grande irresponsabilité. Il dit, je l'entends encore, que dorénavant, tous les ennemis de la Révolution, témoins de notre faiblesse, n'auraient de cesse de nous détruire. Il dit aussi que ce n'était là que leur première tentative pour en finir avec la Révolution et que nous devions maintenant nous attendre à de nouvelles agressions.
Les événements lui ont donné raison. Depuis ce moment-là, nous étions à la fin du mois d'octobre, jusqu'aux saccages des collectivités d’Aragon en passant par celles du Levant, par la militarisation des milices et les événements de Mai 1937 à Barcelone, le Parti communiste n'a eu de cesse d'en finir avec la Révolution libertaire.
Il ajouta enfin, et il était, je ne sais comment te dire, il était accablé, mais aussi terriblement menaçant, il ajouta que, en réalité, la Révolution était déjà vaincue, non par l'ennemi, mais par notre propre lâcheté. Il conclut, enfin, prédisant que le fascisme allait vaincre sans le moindre doute, et que cette guerre n'était plus celle pour laquelle il avait quitté San Miguel de los Reyes débordant d'enthousiasme.
Il régnait dans ce lieu, quand il se tut, un silence effrayant. Puis, des murmures parcoururent la foule des miliciens dont nombre d'entre eux approuvaient Romàn, mais ce ne furent, cette nuit-là, que des murmures, comme à la messe…
Et lui, tandis que Manuela, se détournant, saisit le coin de son tablier pour le porter promptement à ses yeux, partage intensément le désarroi des miliciens, comme si ce passé qui le portait déjà, dans lequel il était inclus inéluctablement, comme il fut porté quelque peu plus tard dans le ventre de sa mère, comme si ce passé se reconstituait en lui à chaque récit entendu jusqu'à ce qu’il se surprenne à penser, parfois, comme eux, "notre guerre", et plus encore quand il observe leurs mains tourmentées et qu'il songe au fusil qu'elles ont tenu et qu'il peut alors hocher la tête, entérinant ainsi la véracité des faits du haut d'une expérience en quelque sorte vécue.
Mais alors, il vacille et soupçonne qu’une infime braise, sans cesse ravivée à chaque récit, une braise jaillie de ce brasier, s'est posée en lui et ne s'éteint plus. Il en vacille pressentant fugitivement qu'il ne parviendra pas, qu’il ne parviendra plus à éteindre ce rougeoiement et il se surprend alors à réprimer une pointe d'acide répulsion envers ces femmes, ces hommes, leur sempiternelle guerre et leurs rêves grandiloquents, qui l'ont pétri, lui, de leurs mains rugueuses et gourdes, qui ont tissé cette trame qui l'enserre, le contraint et dont il entrevoit fréquemment qu'il devra en trancher chaque fil, en dénouer chaque maille pour s’en s’extirper un jour…
…à partir de ce moment-là, nous avons commencé à perdre la foi, poursuit Geronimo. Bien sûr, nous avons continué à défendre les collectivités, mais ce n'était plus comme avant. Je me souviens qu'après l'enterrement, ce devait être trois ou quatre jours après, j'ai retrouvé, Romàn sur le rocher où nous avions l'habitude de venir fumer une cigarette en regardant la nuit.
Il me dit, et c'était terrible dans sa bouche, que tout était perdu, que si, d’aventure, l'on gagnait la guerre, la Révolution, elle, était vaincue et que bientôt, aussi bien lui, un gibier de potence, que nous, les militants libertaires, serions exterminés par le nouveau pouvoir, et il me rappelait ce qu'il était advenu des anarchistes russes quand les bolcheviks prirent le pouvoir. Il était désespéré…
… mais pas au point d’être indifférent à toutes ces femmes qui montaient au front, comme on va en excursion, l'interrompt Manuela, méprisante soudain, et dont il profitait sans vergogne. Il faut dire les choses comme elles sont, poursuit-elle, véhémente, sur ce plan là c'était un "sinvergüenza", exactement, sans la moindre vergogne, puis, baissant la voix, c'est si loin tout ça, il était tellement libre, tellement… Comme s'il n'en revenait pas d'être encore vivant, comme s'il en voulait aux autres, à nous tous, de ne pas savoir être libres. Elle se tait et ils demeurent là, tous les deux, les yeux baissés, absents, ou plutôt, songe-t-il, enfouis dans un monde dont lui est irrémédiablement exclu.
Puis, elle se ressaisit, s'ébrouant, dirait-on, eh bien, offre-lui donc une liqueur, ce n'est plus un enfant, lance-t-elle, et lui, tel un de ces puissants chevaux de labour qui, quoique réagissant pesamment sous la mèche, le font avec toute la bonne volonté du monde, lui se lève lentement, tandis que sa compagne, après l'avoir accompagné du regard quelques secondes, détourne celui-ci vers le jeune homme qui le reçoit avec un imperceptible recul tant il lui semble, ce regard, chargé d'une supplique que souligne un bref balancement de la tête.
Elle baisse vivement les yeux quand Geronimo pose sur la table une bouteille de verre blanc, haute, aux flancs sculptés d'un quadrillage partiellement recouvert d'une étiquette sur laquelle dominent le rouge et le jaune autour du portait d'un adonis au visage simiesque. Manuela, à son tour, quitte la table pour s'activer à l'évier débordant de vaisselle alors que lui, comme pour dissiper le trouble provoqué par ce regard pathétique, se tourne vers Géronimo...
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…nous avons essayé de résister à la militarisation comme nous avons pu. Nous refusions de devenir des soldats en uniforme soumis à cette discipline militaire, ses saluts, ses grades, ses pas cadencés, nous prétendions, nous, être des hommes conscients qui n'avaient pas besoin de cette absurde discipline pour se battre, nous l'avions prouvé, nous n'avions pas besoin de toutes ces simagrées parce que nous, nous savions pourquoi nous combattions.
Cependant, en décembre déjà, les plus prestigieux de nos militants étaient ministres du Gouvernement central et répétaient à longueur d'articles et de discours qu'il fallait tout sacrifier à la guerre, jusqu'aux idéaux pour lesquels nous avions toujours combattu, jusqu'à notre dignité de militant.
Ils nous serinaient sans cesse la fameuse parole de Durruti, le grand Durruti, tombé fin novembre à la Cité universitaire de Madrid, le "nous renonçons à tout sauf à la victoire", comme si c'était parole d'évangile.
Mais nous, nous refusions ces abandons, et c’est pourquoi nous n’avons tenu compte ni des consignes ni des comités, et nous avons convoqué une assemblée de délégués de toutes les colonnes libertaires pour le 5 février 1937, à Valence. Je me souviendrai toujours de cette date, car figure-toi que toutes les colonnes envoyèrent des délégués, et ça, c’était déjà était une victoire. Et puis, pendant trois jours et trois nuits, dans le théâtre de la calle Santa Teresa, nous avons tenté de convaincre tous ces miliciens de refuser la militarisation.
Au début, nous avions l'impression que nous allions y parvenir car la plupart des délégués semblaient nous approuver, même ceux qui étaient déjà militarisés.
José Pellicer, l’un des militants les plus influents de la Colonne exposa toutes les raisons qui devaient interdire au Mouvement libertaire de se rallier à la militarisation. Il expliqua que vouloir lutter contre les militaires soulevés avec les mêmes armes qu’eux, c’est-à-dire avec une armée traditionnelle, c’était aller inéluctablement à la défaite car il fallait être aveugle ou lâche pour de pas voir que les démocraties européennes avaient, en signant le Pacte de non-intervention avec Hitler et Mussolini, décidé de nous abandonner à notre sort et que Staline n’avait pas d’autre objectif, en Espagne comme ailleurs, que de mettre la main sur tous les mouvements révolutionnaires et pour cela, s’il le fallait, il était prêt à exterminer tous ceux, qu’ils soient libertaires ou marxistes dissidents, qui refusaient d’obéir.
Puis, ce fut le tour de Roman de monter à la tribune pour y dénoncer avec sa véhémence habituelle la dérive « collaborationniste » de l’Organisation depuis ce jour de Juillet où, dans le bureau de Companys3 à la Généralitat de Barcelone, quelques militants prestigieux avaient pris la responsabilité, non seulement de participer au Pouvoir, mais de le partager avec des organisations plus ou moins bourgeoises, sous prétexte de se refuser à instaurer une «dictature anarchiste» comme disait la Federica Montseny à Garcia Oliver, partisan, lui, de ir a por todo comme il disait, de prendre tout le pouvoir. Remarque ça ne l’empêcha pas d’accepter, un peu plus tard, le portefeuille de ministre de la Justice dans le Gouvernement central…
Est-ce que tu te rends compte de ce que cela signifiait de renoncements en si peu de temps ? Est-ce que tu te rends compte que le plus insoumis des militants, celui qui avait ouvert les prisons de Barcelone, devenait ministre de la Justice, responsable de l’administration de ces mêmes prisons ?
Roman poursuivit sa critique des responsables qui sacrifiaient si facilement nos idéaux sous les éternels prétextes d’efficacité, de réalisme et de « circonstances particulières », comme si, dit-il, je m’en souviens bien, comme si la Révolution pouvait être autre chose qu’une circonstance particulière !
Les applaudissements des délégués nous donnèrent l’espoir, à cet instant, que tout n’était pas perdu, que nous allions parvenir à remettre la révolution sur les rails qui étaient ceux que nous avions posés au congrès de Saragosse, mais, les militants destacados les plus prestigieux étaient arrivés et prirent la parole, se succédant à la tribune, indifférents aux huées et aux sarcasmes qui fusaient par instants.
Je me souviens surtout de Mera, Cipriano Mera qui était à la tête d’une unité déjà militarisée et dont l’intervention fut déterminante. Parce qu’il était, lui, le maçon qui avait appris tout seul ce qu’il savait, un modèle de militant et de honra, de cette moralité qui a toujours été si importante pour nous. Je le revois, court de taille, avec sa casquette à oreillettes relevées et son épaisse veste de cuir sombre qui lui tombait jusqu’aux genoux.
Parvenu à la tribune, il commença par lancer un défi à chacun de ceux qui l’écoutaient : qu’on lui dise s’il avait jamais été autre chose qu’un militant honrado, irréprochable! Le silence se fit impressionnant et je sus, alors, avant même qu’il ne prononce son discours, qu’il emporterait la décision.
Il passa en revue la situation internationale, mit l’accent sur la guerre mondiale qui s’annonçait, montra comment dans ce déferlement de violence et d’intérêts nous n’étions, nous, libertaires espagnols, qu’un tout petit grain de sable et que notre seule chance de salut, notre seule chance de préserver l’Idéal consistait à nous joindre à la lutte des démocraties contre le fascisme qui gagnait l’Europe entière, à intégrer l’armée de la république pour prendre notre part à cette lutte, sans renoncer pour autant, au fond de nous-mêmes, à ce que nous étions et pouvoir, la guerre gagnée, le respect du camp républicain gagné grâce à notre contribution à la victoire, grâce à notre abnégation, pouvoir alors reprendre notre combat pour la Révolution libertaire.
Un silence, non seulement respectueux, mais admiratif et grave, je crois, suivit son discours. Quelques-uns encore, responsables nationaux ou régionaux se succédèrent à la tribune pour y prêcher la responsabilité, la réflexion et le compromis. Enfin, chacun se plia à ces raisons qui parurent, soudain, si raisonnables et qui allaient en finir avec les errements des premiers mois, de tout ce temps, depuis juillet.
Je suis sûr que nombreux furent ceux qui éprouvèrent un véritable soulagement à l’idée de cette incorporation, pour ainsi dire officielle, dans la République. J’en suis sûr parce que j’éprouvais moi aussi ce soulagement, songeant que les choses maintenant seraient plus simples, que nous n’aurions plus désormais qu’à obéir au Gouvernement au sein duquel l’Organisation veillerait sur nous.
Le dimanche 21 mars 1937, je m’en souviens comme si c’était hier, se tint la dernière assemblée générale de la Colonne. La militarisation y fut décidée à l’unanimité, comme c’était alors la coutume et la règle dans L’Organisation. Les dissidents, faisaient ainsi le sacrifice de leurs convictions par esprit, encore, de responsabilité, pour le plus grand bien et la plus grande gloire de la Organizacion. Voilà, nous étions devenus définitivement raisonnables. Nous renoncions à tout, comme disait Durruti. Mais lui ne saurait jamais que nous renoncions aussi à la victoire.
Plutôt que de nous séparer, nous avons accepté de devenir des soldats. La Colonne se mua en Brigade, la 83° Brigade mixte, non, Romàn avait déjà quitté Puerto de Escandon. Dès le lendemain de l’Assemblée des colonnes de l’Organisation il forma un groupe de quelques miliciens aussi désemparés et, sans doute, désespérés que lui et ils prirent le maquis pour ne plus cesser, tout au long de la guerre, de harceler l’ennemi dans son dos. Maintenant, je suis persuadé que c'est ce que nous aurions tous dû faire. Otro gallo cantara ! approuve Manuela depuis sa vaisselle, un torchon à la main, il en serait allé bien autrement...
…j'ai beaucoup réfléchi depuis, poursuit Geronimo, je me suis souvent demandé pourquoi l'Organisation, plutôt que d'accepter la militarisation, n'avait pas organisé cette guerrilla, comme Romàn le fit avec quelques compagnons, car, si nous ne savions, ni ne voulions marcher au pas, cela, la guerre de guerrilla nous savions la faire, elle correspondait parfaitement à notre idéal, à nos traditions de lutte, à notre tempérament.
Il m'a fallu longtemps pour comprendre, pour donner une réponse satisfaisante à cette question, et la réponse s’est imposée, un jour où je regardais cette photo dans le livre de J. Peirats4, tu sais bien, on y voit nos ministres, pendant je ne sais quelle manifestation officielle, en tenue de gala, Garcia Oliver, ministre de la Justice, lui le garçon de café, mais surtout, l'homme d'action qui avant la guerre alimentait les caisses de solidarité de toutes les grandes grèves révolver au poing en compagnie de Durruti et Ascaso, lui, ministre de la Justice, sur cette photo, en complet cravate et elle, la Montseny, ministre de la santé, en robe longue, comme une dame, comme une grande bourgeoise, elle, la révolutionnaire anarchiste !
La réponse, je vais te la donner : ce que nous recherchions, par dessus tout, à cette époque, ce n'était rien autre que la reconnaissance par le camp républicain, par le monde politique, par la bourgeoisie progressiste, de notre compétence et de notre sens des responsabilités, la reconnaissance, en réalité, de notre respectabilité.
D'ailleurs, il me semble bien que c'est Cipriano Mera qui dit un jour, lui, Général et Anarchiste, vainqueur de Guadalajara, que les hommes de la C.N.T., les libertaires, devaient montrer au monde entier qu'ils étaient capables, non pas d'être aussi disciplinés que les autres, mais plus disciplinés que les autres ! Voilà quelle était notre ambition, nous qu'on a accusé des pires forfaits : être des hommes irréprochables, même aux yeux de nos pires ennemis, surtout à leurs yeux. Nous avions soif de respectabilité.
Mais il y avait autre chose encore. Tu sais, la Federica commençait souvent ses discours ou les terminait par ces mots : yo, Anarquist , moi, Anarchiste ! Eh bien j’ai réfléchi à ce que signifiait, pour elle, mais aussi pour nous tous, ce mot : « Anarquista ». Ce n’est pas comme en français, il n’y a pas dans ce mot, en tout cas, il n’y avait pas à l’époque, d’idée de désordre, au contraire, ce mot exprimait la plus haute moralité qu’on puisse imaginer.
Tu sais quel était le livre, non pas le plus lu, car bien des militants, moi le premier, étions incapable de le lire sans aide, mais celui qui était dans toutes les bibliothèques pour pauvre qu’elle fût ? C’étai L’ Ethique de P. Kropotkine ! Le titre nous suffisait, pour ainsi dire, car nous savions que cette éthique, qui devait être la nôtre, était fondée sur l’égalité, la justice et la solidarité.
Les libertaires espagnols avaient l’habitude de dire que pas un homme au monde n’était assez pur pour qu’il puisse se dire Anarquista. Sans doute, on pouvait tendre à cette qualité, à cette honra, mais sans l’atteindre jamais. Je me souviens d’un conférencier qui nous parlait de la vie du vieil anarchiste russe et qui nous disait que je ne sais quels vieux grecs avaient pour philosophie de tendre sans cesse vers la sagesse sachant, pourtant, qu’elle est, cette sagesse, comme un horizon qui fuit sans cesse.
Nous aussi, les libertaires d’Espagne, nous voulions atteindre à une certaine sagesse et pour cela construire une société qui permette à chacun de progresser vers cette perfection. Il nous semblait que cet idéal que nous portions était très respectable et que, puisque nous le portions, nous devenions respectables nous-même. Voilà pourquoi, je crois bien, la Fédérica, sur cette photo était habillée comme une dame et Garcia Oliver comme un ministre bourgeois, voilà pourquoi.
Ils demeurent un instant silencieux, à nouveau, tous les trois, Manuela adossée à l’évier, son torchon à la main, les deux hommes tête basse, le regard perdu dans les volutes florales de la nappe en toile cirée.
Nous ne nous sommes revus qu'en 1945, ici, reprend Geronimo, son nom figurait sur une de ces listes transmises par la S.I.A.5 qui permettaient aux membres d'une même famille, d'un même village, de se retrouver. Lui, n'avait personne.
Jamais, poursuit-il, jamais il ne nous a parlé de Mathausen, pas même à moi au jardin où, pourtant, il me racontait ses faits d’armes. Il me dit seulement qu'il avait été pris à Dunkerque et emmené en enfer. Rien d'autre, l'enfer ! L’enfer opine Manuela d’une voix qui semble venue des profondeurs de sa méditation, mais ce n’était pas une raison pour se conduire comme il l’a fait, ce n’est pas une raison alors que Geronimo balayant d’un geste las les miettes sur la toile cirée, laisse, laisse donc, grommelle-t-il, laisse donc, mais elle, se raidissant soudain, raidissant son regard avant qu’il ne se pose sur lui pour s’y adoucir aussitôt, non poursuit-elle, il faut le dire aussi, ce n’est pas parce qu’il est mort, il faut le dire, il ne se conduisait pas bien à son retour d’Allemagne, la colère qui était en lui pendant notre guerre s’était transformée en une sorte de mépris, il méprisait le monde entier, il nous méprisait nous, nous tous, j’en suis sûre et tu sais pourquoi il nous méprisait ainsi ? Parce que nous nous étions résignés à la défaite, à notre nouvelle vie ici, au travail quotidien, à cette quiétude, à ce petit bonheur. Il nous méprisait parce que lui continuait à refuser la défaite de la Révolution et pour cela il refusait de travailler pour un patron comme tout le monde, il se contentait du jardin parce que l’exploitation on la refuse disait-il, voilà ce qu’il disait parfois et puis il lui arrivait de partir, de s’absenter quelques jours ou plus et nous savions bien qu’il retournait là-bas mais personne ne lui posait de questions, personne ne lui posait de questions sur ses voyages, sauf ton père, bien sûr, parce que c’était lui le responsable de l’organisation ici et dans toute cette région. Manuela demeure silencieuse un bref instant comme reprenant son souffle ou évaluant ce qui lui reste encore à dire, puis elle reprend avec application comme pesant ses mots : je suis sûre aussi que ton père lui a dit qu’il n’approuvait pas son attitude, particulièrement son attitude avec les femmes, je suis sûre qu’il n’approuvait pas les libertés qu’il prenait avec elles, comme il n’approuvait pas ses numéros de danseuse plus ou moins dénudée, je voyais bien comment il s’en détournait pendant les fêtes, je voyais bien la réprobation sur son visage, car, tu sais, ton père était l’homme le plus sérieux que tu puisses imaginer, il ne se permettait jamais le moindre écart, jamais, et moi je me demandais, quand je les voyais parler tous les deux, au jardin ou le jour du bal sur la place, assis à l’écart sur un banc à côté du Puits, je me demandais ce qu’ils pouvaient bien se dire tous les deux alors qu’ils étaient si différents, si totalement à l’opposé l’un de l’autre. Il n’y avait que ta mère pour oser aller troubler leurs conciliabules et elle tirait Romàn par le bras pour qu’il danse avec elle parce que toi, disait-elle à ton père en éclatant de rire, toi tu n’as jamais su danser et lui, il approuvait d’un sourire... Elle s’interrompt à nouveau et, baissant les yeux, elle saisit une pointe de son tablier qu’elle porte à sa bouche pour s’en voiler les lèvres et interrompre le flot d’amertume qui vient. Il demeure lui, ce faisant, suspendu à cette brisure, à ce coin de tablier occultant des lèvres auxquelles il semble imposer le silence…
…mais il a toujours fait ce qu’il devait faire, reprend Geronimo d’une voix qui semble s’être voilée comme se voilent les voix entre les murs épais d’un temple, il n’a jamais reculé, il a toujours aidé les autres sans jamais rien demander en retour, il est toujours resté fidèle aux idées, lui, et personne ne peut dire le contraire. Je vais te raconter ce qu’il a fait après avoir quitté la Colonne : il n’était pas nécessaire d’être très savant, en mars 37, pour deviner ce qui allait se passer. Nous savions tous que l’affrontement avec les communistes était, non seulement inévitable, mais imminent.
L’Union soviétique ne pouvait pas tolérer une révolution libertaire en Espagne, comme elle ne l’avait tolérée ni en Ukraine ni à Kronstadt. Et la Révolution, en Espagne, était tout entière dans les collectivités agricoles du Levant et d’Aragon, mais surtout dans le pouvoir des libertaires en Catalogne, la dictature anarchiste, disaient les communistes.
Ils commencèrent par le Levant. Le Gouvernement décida par décret, de prendre en charge, de « nationaliser », si tu préfères, les exportations d’oranges, mais les membres des collectivités s’y opposèrent car il était évident qu’il s’agissait pour le gouvernement, c’est-à-dire, de fait, les communistes, d’en finir avec les collectivisations libertaires. Bref, des incidents particulièrement graves éclatèrent à Vilanesa. Les affrontements entre gardes d’assaut et paysans prirent de telles proportions que nous décidâmes d’envoyer deux ou trois centuries, je ne me souviens plus exactement, pour protéger les collectivités.
Le comble de l’ironie, ou, plutôt, du tragique, fut atteint quand nous apprîmes que ce fameux décret de « nationalisation » des exportations était signé par Juan Lopez, ministre du commerce mais aussi militant libertaire « destacado » de l’Organisation ! Dans ces conditions il n’était pas difficile de prévoir que la prochaine attaque prendrait la Catalogne pour cible.
Roman avait raison, nous avions reculé une fois, nous ne cesserions plus de reculer car les communistes espagnols obéissaient aveuglément à l’Union soviétique qui n’avait d’autre objectif que de prendre le pouvoir dans le camp républicain, ce qui impliquait l’élimination de tous les opposants, en commençant par les libertaires et les membres du POUM. Roman savait cela mieux que quiconque, comme il savait que les comptes se règleraient en Catalogne, la place forte des libertaires espagnols. Voilà pourquoi, en ce début de printemps, avec sa cinquantaine d’hommes, il se précipita à Barcelone…
8
…dans la ville l’effervescence était à son comble. Le premier Mai, cette année-là, ne fut pas fêté. La police, déjà sous le contrôle des communistes, ne cessait, depuis quelques jours, de désarmer les militants libertaires isolés.
Roman me raconta qu’ils entrèrent dans la ville par groupes de trois ou quatre hommes avec la consigne de se retrouver au siège du syndicat des transports qui se trouvait au bas des Ramblas, non loin du port. La tension était perceptible partout me dit-il, et ce ne fut une surprise pour personne quand le 2 mai, vers trois heures de l’après-midi, des détachements de la Force publique sous le commandement du Commissaire général à l’ordre public, déclenchèrent leur attaque contre le bâtiment de la Telefonica, place de Cataluna, qui depuis le 19 juillet était administré par un comité syndical présidé par un membre de la Generalitat. De fait, comme partout en Catalogne, les libertaires dominaient à la Telefonica.
Ils se précipitèrent, remontant les Ramblas en compagnie d’une foule de militants venus des faubourgs et de la Barceloneta. Des barricades commençaient à s’élever un peu partout de sorte que les assaillants, parvenus au rez-de-chaussée du bâtiment se trouvèrent, à leur tour, pris entre le feu des militants réfugiés dans les étages et celui des compagnons accourus. La situation devint très vite inextricable, des échauffourées meurtrières éclataient dans la vieille ville dont les rues étroites se garnissaient de barricades. Roman évalua vivement la situation et décida qu’il valait mieux sortir de cette confusion et tenter de voir les choses de haut.
Sur les terrasses du château de Montjuich qui domine la ville, avaient été installées des batteries d’armes lourdes servies par un détachement de Gardes d’Assaut que Roman et ses hommes n’eurent aucun mal à convaincre qu’ils se trouvaient désormais sous les ordres du groupe guerrillero « los hijos de la noche », c’est ainsi qu’ils s’étaient baptisés, tu te rends compte, « les enfants de la nuit » !
Les combats se poursuivirent, meurtriers, et le 4 mai commencèrent à être diffusées par toutes les radios des proclamations de dirigeants prestigieux qui étaient accourus. Toutes appelaient pathétiquement au cessez le feu, à la fin de cette lutte fratricide, disaient-il, et à l’union contre le fascisme, des balivernes au point où en étaient les choses.
Garcia Oliver prononça un discours mémorable s’adressant, non pas au companeros comme il était d’usage dans l’Organisation, mais aux camaradas , comme disaient les communistes. Le bruit courut alors qu’il n’était pas libre de ses paroles et que les négociateurs de l’Organisation étaient, en réalité, retenus à la « Generalitat ».
Romàn fit aussitôt pointer ses canons sur le palais avant d’appeler la Présidence, de décrire sa situation stratégique et d’ordonner qu’on lui passât Garcia Oliver qui, au bout du fil, assura qu’il était libre mais n’en demanda pas moins que les canons fussent maintenus en position jusqu’à nouvel ordre. Les négociateurs ne purent parvenir à un accord, les combats reprirent, le Gouvernement de Catalogne démissionna.
C’est alors qu’un événement déclencha la fureur de Roman. Camilo Berneri, l’un des militants les plus respectés du Mouvement libertaire européen, anarchiste toscan, professeur à l’université de Florence, Camilo Berneri dont il avait lu, en prison, toutes les brochures et tous les articles publiés, venait d’être assassiné en compagnie de l’un de ses camarades, nommé Barbiéri, si mes souvenirs sont bons, criblés de balles tous les deux.
Personne ne douta de la responsabilité des communistes dans cet assassinat, comme personne ne douta de leur responsabilité dans la disparition du dirigeant du POUM Andrès Nin.
Alors, il redescendit en ville, escorté de quelques hommes aussi déterminés que lui et se joignit à un autre groupe de réfractaires à la militarisation et à la compromission, los amigos de Durruti qui, en ces jours décisifs pour la Révolution, venaient de se proclamer Junta de defensa. Ensemble, cette nuit-là, ils parcoururent Barcelone. « Que veux-tu que l’on ait fait, cette nuit-là ? » me répondit-il quand je l’interrogeai, nada !, rien !
Puis arriva la Federica dont la voiture officielle, fut, parait-il, criblée de balles à deux reprises. Elle aussi négocia tant et plus alors que des forces importantes, une centaine de camions dit-on, quittaient Valence pour rétablir l’ordre à Barcelone et que dans le port des bateaux de guerre prenaient position.
Voilà, c’est ainsi que de négociation en négociation, de concessions en concessions le calme revint à Barcelone. Les communistes prirent, de fait, tout le pouvoir, et la révolution fut définitivement vaincue, dès le printemps de 1937, moins d’un an après le début du mouvement. En réalité, je te l’ai dit, la Révolution fut vaincue à partir du moment où l’Organisation décida d’être respectable.
Manuela, s’asseyant enfin après avoir couvert la vaisselle d’un torchon immaculé l’enveloppe à nouveau de son regard navré alors que Geronimo verse un peu d’anis encore et poursuit son récit, car il convient de mener à son terme toute tâche entamée ou, peut-être, parce qu’il soupçonne qu’il plonge dans ce passé pour la dernière fois…
…puis vint le tour de l’Aragon ou l’organisation avait tenté de bâtir le fameux communisme libertaire tant de fois proclamé dans les villages de cette région depuis le début du siècle. L’argent y fut aboli du jour au lendemain, non pas pour des raisons économiques ou financières, non pas parce que nous avions découvert un moyen plus efficace pour échanger les produits mais, une fois encore, pour des raisons morales, parce que nous savions que l’argent est corrupteur, que l’argent est le mal, tout simplement.
Nous l’avons remplacé par je ne sais quel système de bons et de tickets que l’on échangeait contre des marchandises dans les magasins collectivisés. Mais encore une fois, tout cela n’avait rien d’improvisé, tout avait été imaginé, étudié et, finalement, mis noir sur blanc lors du congrès de Saragosse, au mois de mai précédant le soulèvement.
Roman, au début de cet été de 1937, arriva donc à Caspe, un gros bourg de la vallée de l’Ebre qui était quelque chose comme le coeur des collectivités d’Aragon et, en outre, le siège de l’Etat Major de la 25° Division que commandait Antonio Ortiz. Tu as dû en entendre parler, c’est lui qui, peu après la fin de la guerre mondiale, faillit parvenir à tuer Franco qui assistait à une corrida à San Sebastian.
Il avait, en compagnie d’un ancien pilote, affrété un petit avion de tourisme depuis lequel il projetait d’arroser de dynamite la tribune officielle. Ils parvinrent à survoler la ville mais une patrouille de l’aviation franquiste les prit en chasse et ils ne durent leur salut qu’à la virtuosité du pilote et la proximité de la frontière.
Je ne sais pas ce qu’il est devenu, Ortiz, j’ai entendu dire qu’il était quelque part en Ariège, un drôle de citoyen, celui-là encore. Il n’est pas étonnant que Roman ait choisît de se mettre à sa disposition. Ils étaient de la même trempe, je crois bien.
Bref, ils firent ensemble le tour des collectivités, de Esplus à Muniesa en passant par Alcoléa de Cinca, Barbastro, Angués, Mas de las Matas, Valderrobres, Montalban…pour que tu voies ce que nous avons à défendre, lui dit Ortiz, et Roman en fut enthousiasmé, comme toujours, comme il s’enthousiasmait pour tout ce qu’il jugeait véritablement révolutionnaire.
Je voyais, ici, mieux que nulle part, réalisée la société pour laquelle nous nous battions, me dit-il, et il était intarissable quand il décrivait l’étendue des champs sans limites depuis que la propriété était abolie, les clôtures abattues, les églises, non pas détruites comme le prétendait la propagande ennemie mais converties en magasin où l’on venait s’approvisionner selon le principe du «à chacun selon ses besoins», les assemblées de village certains soirs au cours desquelles étaient prises toutes les décisions d’importance. A ce propos, à propos du « à chacun selon ses besoins », j’ai lu, je ne sais où, qu’on le trouve aussi chez les premiers chrétiens, ils parait même que c’est dit quelque part dans la Bible6. Je n’en serais pas étonné, nous étions des croyants qui convertissaient les églises en greniers !
Eh bien tout cela, en ce printemps, était menacé. Romàn passa son temps à tenter de convaincre les membres du « Conseil d’Aragon », son président lui-même, Joachin Ascaso, d’organiser la défense de cette obra, de cette œuvre révolutionnaire. En vain. Les Divisions de l’Organisation (La 24°, 25° et 26°, l’ex-colonne Durruti) devaient tenir le front selon les ordres de l’Etat Major central et elles obéissaient aux ordres. Par esprit de responsabilité, comme toujours. En revanche, le Parti communiste auquel avaient adhéré tous les petits bourgeois effrayés par la Révolution et qui, sous la conduite des russes, s’était infiltré dans tous les organismes de l’état et de l’Armée, le parti communiste depuis les événements de Mai en Catalogne, avait le champ libre.
A partir du mois d’Août les événements se précipitèrent. Sous l‘impulsion des communistes, un «Front populaire d’Aragon » fut créé qui condamna la gestion du Conseil d’Aragon, lequel fut dissout par décret à la mi-Août alors qu’un « Gouverneur fédéral » était nommé par le Gouvernement central.
La 11° Division commandée par le Lieutenant-Colonel Lister, membre éminent du Parti communiste, envahit la région, abolit la propriété collective et rétablit la propriété privée ! Oui, les communistes ont rétabli la propriété privée en Aragon ! Les membres du Comité régional de l’Organisation furent détenus et enfermés dans un vieux mas au bord de l’Ebre qui s’appelait, je crois, la « Torre del Bosque » et le Président du Conseil d’Aaragon fut lui-même arrêté, accusé de trafic de bijoux.
Romàn assistait à tout cela, impuissant, d’autant plus qu’une offensive sur Saragosse fut déclenchée, ce mois d’Août (comme pour détourner l’attention de l’attaque des collectivités) qui mobilisa toutes les forces de l’Organisation.
Il tenta d’organiser la défense de Mas de las Matas mais les villageois eux-mêmes étaient las, déjà, de tant d’agitation et de violence. Il ne lui restait plus qu’à faire ce qu’il savait faire. Il reprit le maquis et, avec ses hommes, vécut sur le territoire ennemi, de coup de main en coup de main, jusqu’à la fameuse bataille de Téruel pendant ce terrible hiver de 1937-1938.
Il était déjà dans la ville quand les premières unités des forces républicaines y pénétrèrent et ils furent, lui et ses hommes, parmi les derniers à la quitter sous la pression de la contre-offensive ennemie. Et puis, ce qui devait arriver arriva, à la mi-avril les fascistes réussirent à percer le front et à atteindre la mer à Vinaroz. Le territoire républicain était, désormais, coupé en deux, tranché. Plus rien ne pouvait éviter la défaite.
L’offensive républicaine sur l’Ebre qui débuta fin juillet 1938, ne servit à rien sinon à sacrifier la vie de milliers et de milliers d’hommes. Et ce fut la « retirada », la retraite, la chute de Barcelone le 26 janvier 1939 et la traversée des Pyrénées par des centaines de milliers de d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards, en plein hiver, en février.
La 26, comme on disait affectueusement pour désigner la 26° Division, l’ancienne colonne Durruti, tenta de résister dans la zone de Tremp, en vain, bien sûr, et Romàn se joignit à son avant-garde espérant encore je ne sais quel miracle.
Quand ils parvinrent dans la Sierra del Cadi, par l’étroite gorge du Segre, dans ce somptueux pays qui, par la « collada de Tosas » touche à la frontière, Romàn, songea, et je te jure que c’est exactement ce qu’il me dit, que c’était un bel endroit pour mourir.
Il échafauda immédiatement le projet d’élever là, sur cette montagne immaculée, el ultimo baluarte, le dernier rempart et de combattre là, de mourir là. Mais, me dit-il, ce n’était pas du tout, dans son esprit, un acte suicidaire, absolument pas. Figure-toi qu’il avait appris que circulait de l’autre côté de la frontière, véhiculée par certains journaux, la rumeur qu’une horde d’anarchistes, la Colonne Durruti, c'est-à-dire un ramassis de bandits et de criminels, était sur le point de pénétrer en France pour y commettre les pires horreurs.
Et c’est vrai, c’est vrai que ce bruit couru, je m’en souviens parfaitement, comme je me souviens de tous ces gens qui, le dimanche venaient nous regarder à travers les barbelés des camps, comme pour vérifier que nous avions visage humain. Et l’on entendait dire, « ils n’ont pas l’air si méchant… », oui, je m’en souviens parfaitement.
Eh, bien, l’idée qui germa dans le cerveau de Roman n’était rien d’autre que de montrer au monde entier ce qu’étaient réellement les libertaires espagnols, montrer au monde entier que les anarchistes espagnols n’étaient ni des fanatiques ni des criminels assoiffés de sang mais au contraire qu’ils étaient des hommes droits, honrados. Leur sacrifice sur cette montagne devait montrer, aux yeux de tous, que les libertaires étaient les meilleurs des hommes, qu’ils étaient des saints, pour ainsi dire. Et puis, par leur sacrifice ils préserveraient l’avenir, ils sauveraient en quelque sorte les libertaires du futur, ils sauveraient les hommes qui, alors, feraient enfin la véritable révolution libertaire. Voilà ce qu’il me dit.
Il exposa son projet à ses compagnons qui l’approuvèrent, bien sûr, comment auraient-ils pu faire autrement après tant de combats menés ensemble ? Puis il l’exposa à Ricardo Sanz, qui commandait la 26 depuis la mort de Durruti, et à Gregorio Jover qui passait par là avec ses carabiniers et ses gardes d’assaut !
Je ne sais pas si tu te rends compte : Jover ! Avant la guerre, il était l’un des membres du groupe « los Solidarios » avec Durruti, Ascaso, Garcia Oliver, Sanz et je ne sais plus qui, ce groupe, je t’en ai déjà parlé, qui alimentait les caisses de l’Organisation en attaquant les banques quand il le fallait, eh bien, Jover était devenu le chef de ces unités des forces de l’ordre comme Oliver était devenu ministre de la justice ! Voilà jusqu’où sont allés les meilleurs d’entre nous, par souci de respectabilité, à moins qu’ils n’aient, eux aussi, trouvé quelque goût au pouvoir en l’exerçant pendant des années au sein même de l’Organisation en tant que militants prestigieux, (car c’étaient bien eux qui exerçaient le pouvoir même quand il n’occupaient aucun poste officiel) ce qui expliquerait… peut-être, je ne sais pas, mais s’il en était ainsi, l’histoire de ces hommes serait la meilleure des illustrations de cette éthique libertaire qui nous avertit que le pouvoir corrompt de telle sorte qu’il vaut mieux que personne ne l’exerce trop longtemps !
Quoi qu’il en soit, il m’assura que sa proposition, celle de créer sur cette montagne un îlot de résistance (qu’il avait baptisé la « Republica de Cadi ») remonta jusqu’à ce qui restait du Haut Commandement lequel, tu penses bien, avait d’autres chats à fouetter. Mais, et c’est ce qui l’affligea, elle ne fut pas prise en considération, non plus, par les militants prestigieux de l’Organisation.
Les principaux responsables de la République vaincue passèrent la frontière avec des passeports en bonne et due forme signés par l’ambassadeur de France. Le chef du Gouvernement, le fameux Doctor Negrin qui ne cessait de proclamer la résistance à outrance quitta le pays une nuit du début février sans même prendre le temps d’en avertir son Chef d’Etat-major.
Quand à la Colonne Durruti, elle passa la frontière en un impeccable ordre militaire pour bien montrer aux gendarmes français que les anarchistes espagnols savaient, eux aussi, marcher au pas. Ton père qui était capitaine, me raconta que les gendarmes étaient tellement ébahis qu’ils se mirent au garde-à-vous et saluèrent la Division. Romàn ne passa pas en France. Il ne put s’y résoudre alors que toute la région du centre, de Madrid jusqu’à Valence, résistait encore aux fascistes. Il rebroussa chemin.
Tu sais ce qui se passait dans cette vaste région encore tenue par ce qui restait de l’Armée de la République. Les communistes avaient l’ordre, venu de Moscou, de tenir jusqu’au déclenchement de la guerre mondiale qui, maintenant ne faisait plus de doute, alors que les républicains modérés souhaitaient en finir pour sauver autant de vies que possible. Les libertaires décidèrent de s’allier à ces derniers et de régler leur compte aux communistes, une bonne fois pour toutes.
Et c’est là, à Madrid, que Romàn retrouva Cipriano Mera qui commandait le IV° Corps d’armée, tout auréolé de sa victoire de Guadalajara, la seule véritable victoire de l’armée républicaine, Mera, celui qui avait tant fait pour la militarisation des milices ! Mais Romàn admirait vraiment cet homme, râblé, robuste, aux mains larges et fortes du maçon qu’il n’a jamais cessé d’être, parce qu’il savait que c’était un homme de conviction, de courage et par-dessus tout un homme « honrado ». Il se mit à sa disposition.
A la fin février et au début du mois de mars, l’Angleterre et la France reconnurent officiellement le gouvernement de Franco, officiellement, car, en réalité, comme je te l’ai dit, ces deux pays avaient reconnu les fascistes depuis longtemps, depuis la signature de Pacte de non- intervention.
Que pouvait-on faire dans ces conditions sinon tenter de sauver le plus de vies humaines qu’il serait possible ? Mais les communistes avaient l’ordre de tenir, de tenir encore pour appuyer la diplomatie de Staline qui aboutit, tu le sais, à ce pacte entre la Russie et l’Allemagne, au mois d’août1939, peu après notre défaite.
Un Conseil National de Défense fut créé à l’initiative d’un colonel qui s’appelait Casado et qui fut chargé de prendre contact avec l’ennemi pour tenter d’organiser la fin de la guerre. Les communistes réagirent à ce qu’ils considéraient comme un coup d’Etat en attaquant le Quartier Général de l’Armée du Centre, en plein Madrid. Ils allèrent jusqu’à fusiller plusieurs officiers.
Mais alors, Cipriano Mera fit intervenir des unités de son IV° Corps d’Armée et le Quartier Général fut repris pendant que Romàn exécutait certaines missions dont, là encore, il ne me dit rien sinon que c’était Mera lui-même qui les lui avait confiées.
Vers la mi-mars, les communistes capitulèrent et peu après les fascistes déclenchèrent leur dernière offensive. Bien sûr, ce fut le sauve-qui-peut. Sur le front les vaincus fraternisaient avec les vainqueurs, et à l’arrière tous ceux qui souhaitaient quitter le pays se dirigeaient vers la côte, vers Alicante où, disait-on, des bateaux allaient arriver pour les transporter en lieu sûr.
Mais tu sais bien ce qui se passa. Les bateaux n’arrivèrent pas. Les démocraties européennes, la France et l’Angleterre en particulier, abandonnaient ces milliers d’hommes de femmes, de vieillards et d’enfants sur les quais d’Alicante.
Je l’ai tellement entendu raconter par ceux qui l’ont vécu ! Ils étaient là, tu peux imaginer dans quelles conditions, les yeux tournés vers le large, submergés par l’angoisse, espérant voir apparaître à l’horizon les silhouettes salvatrices. Et elles apparurent mais, bientôt, chacun pu voir que ces navires arboraient, non pas les couleurs des démocraties voisines mais celles, sang et or, oui, sang et or, des fascistes d’Espagne. Alors, ce fut l’horreur, des coups de feu retentirent sur les quais, tiens, attends…
Geronimo se lève pesamment, quitte la pièce ( Manuela le suit du regard secouant la tête imperceptiblement tandis que s’embuent ses yeux) pour revenir s’asseoir aussitôt posant devant lui un épais volume recouvert de fort papier bleu marine et orné d’une étiquette comme en usent les écoliers…Tiens, dit-il, ouvrant le livre à la dernière page, écoute ce que raconte Peirats :
« … Tragédie symbolisée sur le port d’alicante par des milliers d’espoirs brisés ; par le geste numantin d’un Maximo Franco dont les envahisseurs trouvèrent le corps, encore chaud, baignant dans son sang, le visage serein alors que fumait encore entre ses lèvres la dernière cigarette… ». Voilà comment moururent certains sur le port d’Alicante…
Romàn, lui n’avait pas attendu, plutôt que de suivre la foule vers la côte, comme s’il devinait ce qui allait se passer, il partit vers le nord, marchant de nuit, mobilisant toute son expérience de guerrillero pour parvenir enfin aux Pyrénées.
En France, il comprit très vite que la seule manière de ne pas perdre la Guerre était de gagner celle qui venait de commencer, la guerre mondiale, et lui l’antimilitariste fulminant, ne trouva d’autre moyen, sur l’instant, que de s’engager dans l’armée française…
9
Il demeure allongé les yeux offerts à la pénombre qu'une poussière lumineuse dissipe autour de la fenêtre malgré les volets clos et à laquelle, lui semble-t-il, se mêlent par instants des sonorités à peines audibles et cependant foisonnantes.
L'envie lui vient de descendre sur la place sans plus tarder pour que ne fuit point, à son insu, une bribe de ce jour qui va. Non point qu'il éprouve cette angoisse dont meurent les poètes ou dont se repaissent de forts esprits qui découvrirent un jour que leur sort, à nul autre différent, est tranché, depuis toujours et à jamais, et qu'en cela leur singularité ou plutôt leur puérile prétention à la singularité s'affaisse définitivement.
Non, l'angoisse de cette sorte lui est étrangère car il sait de toute sa conscience ce qu'il en est de son insignifiance, il sait que l'authenticité de cette insignifiance, sa réalité absolue, n'est pas seulement dans la certitude que sa disparition n'altérerait, n'altérera, en rien la marche du monde (comme la disparition de Roman ou celle de son père n'altère en rien le va-et-vient sur la place dont la rumeur lui parvient), mais qu’elle est, cette insignifiance essentielle, tout entière dans le fait que sa disparition ne le concerne pas, lui, surtout pas lui, qui ne sera plus. De sorte qu'insignifiant pour soi, chacun n'est signifiant que pour l'autre, l'autre aimé et seulement lui, Malika, et c'est bien la disparition de l'autre aimé qui m'affecte et non point ma propre disparition, ce qui veut dire que l'autre seul, parce que sa disparition m'affecte, n’est pas insignifiant mais, bien à l’inverse, seul signifiant, c'est-à-dire singulier, unique, irremplaçable.
Il n'y a là, songe-t-il encore, comme pour se donner, songeant ainsi, la bonne raison de savourer un instant de plus cet alanguissement offert à chaque réveil, il n’y a donc là, dans cette révélation qu'il eut un jour de son insignifiance, nulle source d'épouvante mais, bien au contraire, celle du désir de vivre, car la singularité, si l'on y tient, si l'on ne peut décidemment se défaire de cette puérilité, se construit dans la liberté octroyée à chacun par la révélation de son insignifiance. Cette prise de conscience, semble-t-il bien en effet, instaure la liberté et justifie qu'on s'en saisisse, mais, en outre, de cette conscience naît l'amour de l'autre, de cet autre-là et l'estime pour tous les autres.
Enfin, de la conscience de sa propre insignifiance naît le sublime, parfois, en un instant privilégié qui bannit le sordide. C'est, sans doute, de cette conscience, songe-t-il encore avant de s'ébrouer, que surgit l'opportunité d'éprouver ici, dans ce poudroiement de lumière rectiligne, un effleurement de joie.
Qui se dissipe aussitôt, pourtant, quand lui revient le regard de Manuela l’enveloppant de toute l’angoisse qu’il portait et qui l’effraye au point de redouter, maintenant, que lui en soit révélée l’origine. Car il pressent que la mort de Romàn le menace comme si cette balle issue de la guerre qui l’avait poursuivi à travers le temps et les frontières pour venir le frapper enfin ce matin là sur son banc face aux peupliers fébriles, comme si cette balle le poursuivait, lui, maintenant, inexorablement. Il en éprouve aussitôt un embarras au creux du ventre, un malaise, comme l’on dit parfois, qui soulève le cœur. Et il repousse, comme pour s’en défaire, draps et couvertures d’une brusque détente de ses jambes car l’urgence vient de le saisir de courir vers Manuela, de répondre à l’appel de son regard éperdu, Ils savent tous songe t-il, s’apprêtant à la hâte, ils savent qui tenait l’arme, ils savent pourquoi le père partit un jour défier la mort laissant là sa compagne et son enfant et ils conspirent à étouffer le secret, ils conspirent à tenter de dévier la balle qui poursuit sa course.
Les vieux sont là, rivés à leur banc, dans la douceur d’un soleil automnal qui les abîme en une somnolence prémonitoire. Il adresse un signe de la main à don Faustino qui lui répond d'un mouvement de tête comme il chasserait une mouche intempestive posée sur la visière de sa casquette. Puis il s'engage dans la rue de Juillet.
Manuela finit d'éplucher les légumes de la soupe quotidienne. Elle tranche longitudinalement (deux coups de couteau vifs et croisés) dans le vert d’un poireau avant de jeter dans une bassine posée sur la table la poignée de fines lamelles (dont les plus graciles se recroquevillent et tirebouchonnent) aux couleurs pâles, dont les dégradés luisent, prenant le temps d’achever sa tâche, comme repoussant l'inéluctable, ou pour n'y pas céder avant d'avoir mis en ordre l'univers. Elle passe soigneusement sous le jet chaque légume avant de le jeter dans un égouttoir de plastique dont le jaune éclatant semble fléchir sous l’amoncellement. Puis, elle s'assoit séchant ses mains à son tablier pour les poser bien à plat sur la table, doigts écartés, les pouces s'effleurant, et les observer un instant avant de lever les yeux.
Ecoute-moi, mon fils, c'est difficile, mais il faut pourtant que je te dise, que je t’explique, je ne sais pas pourquoi, parce que je suis vieille sans doute et que je ne peux pas emmener ça avec moi, c’est trop, trop, et quand tu seras parti il n’y aura plus personne… Tu sais, il a fait beaucoup de bien autour de lui, et beaucoup de mal aussi. Maintenant, il est mort. Comme il devait mourir. Je suis sûre qu'il souriait en regardant le canon du révolver braqué sur lui. On fait toujours du mal à force de vouloir vivre libre. Je suis sûre, aujourd’hui, que cette liberté, celle qu’il convoitait lui, on ne la conquiert, si l’on y parvient, qu’au détriment des autres, de quelques autres. Il ne peut pas y avoir de liberté sans un peu de, comment te dire ? un peu de retenue ou, peut-être, un peu de compassion, sinon cette liberté dont jouissent certains, les plus forts, devient vite oppression pour les autres. Mais je me trompe sans doute, je ne fais, disant cela que tenter de dissimuler la lâcheté de tous ceux qui n’ont pas le courage, la force ou je ne sais quoi, de vivre libres. Peut-être.
Manuela s’interrompt un instant hésitant, lui semble-t-il, comme l’on hésite à franchir d’un pas plus long l’ornière ouverte dans un chemin creux, hésitant à franchir le pas avant d’y consentir enfin pour en finir avec une tergiversation épuisante. Il était très attirant, toutes les femmes l’éprouvaient, toutes… et moi aussi. Moi aussi ! Tu comprends ? Tu comprends ?
Mais lui, comment pourrait-il répondre à cette avidité d’il ne sait quel pardon ou quel châtiment autrement qu’en baissant les yeux et en posant ses mains sur celles de la femme ? Dios mio, mon Dieu ! gémit-elle, et lui, à son tour, Geronimo ? Oh, non ! pas lui, il ne sait rien, il est tellement pur, tellement droit, nous avons été si heureux malgré tout, je ne pouvais pas lui faire ce mal, tout ce mal, oh, non, Geronimo était très malade, c’était en juillet quarante sept, ils travaillaient tous sur le ballast que le maquis avait fait sauter peu avant la libération, par là, du côté de Timbergue. Le soleil les brûlait, il faillit en mourir.
C’était un dimanche, très tôt le matin, il était couché là, poursuit-elle désignant d’un revers de main la porte de la chambre, il somnolait, je suis partie au jardin comme il le faisait, lui, les jours de repos. Romàn était déjà là. Il m’aida à ramasser ce dont j’avais besoin et comme d’habitude il ne cessa de rire et de plaisanter, comme toujours.
Et puis, nous sommes allés nous asseoir sur le banc derrière la cabane, maldito banco ! Maudit soit ce banc ! gronde-t-elle, il ne faisait pas encore chaud mais le soleil montait déjà derrière les coteaux et la brume devenait rose du côté de la Dordogne, nos mains, je ne sais comment, se sont frôlés un court instant, puis nos hanches aussi se sont frôlées avant que je me retrouve dans ses bras, comme enveloppée dans un voile de lumière pâle d’une merveilleuse douceur, d’une irréelle douceur… Mon corps se dissolvait lentement et il montait en moi une chaleur qui se répandait et me soulevait. Nous sommes entrés dans la cabane alors qu’ il ne cessait de murmurer et que je ne comprenais pas ce qu’il disait. Jamais je n’avais été saisie par une telle folie de tous mes sens, Mon Dieu, poursuit-elle, je ne savais pas que cela pouvait exister.
Puis, haussant à nouveau le regard vers lui, en quête, lui semble-t-il, non de pardon ou d’absolution mais sans doute de tendresse, les femmes de mon âge ont rarement éprouvé du plaisir, c’était ainsi, personne ne nous a jamais rien dit, personne n’en parlait jamais sinon par plaisanterie. Les hommes se jetaient sur leur compagne, prenaient leur plaisir, se soulageaient en elles et, à peu de temps de là, il y avait un enfant ou il n’y en avait pas. Il ne serait jamais venu à l’idée d’une femme qu’elle puisse éprouver un plaisir autre que, parfois, le soupçon de quelque chose qui ne se réalisait jamais, et l’on allait jusqu’à se sentir coupable de ce soupçon, on s’efforçait de le chasser comme on chasse une mouche importune, dégoûtante.
Bien sûr, dans l’Organisation il y avait des femmes plus… je ne sais comment te dire, plus évoluées, plus instruites, qui lisaient, qui écrivaient des articles dans les journaux et dans les revues, il y avait le fameux groupe de « Mujeres libres », des intellectuelles dont certaines avaient voyagé à l’étranger, mais nous, toutes les autres, nous vivions comme avaient vécu nos mères et nos grand-mères, toujours de noir vêtues, pour ainsi dire…
Manuela s’interrompt et pose son regard dans celui du jeune homme qui s’en adoucit encore et se charge de tendresse retenue, je ne te dis pas ça pour me disculper, je ne pensais pas le dire un jour à qui que ce soit, et puis, hier soir, tu étais si attentif à ce que nous te racontions, je ne sais pas… Je ne sais pas si ce que je fais est bien mais il m’a semblé que je n’avais pas le droit de te mentir à ce point. Geronimo, lui, ne ment pas, il a toujours été très droit, tu sais, honrado, comme ton père, même s’il était moins instruit que lui.
Les hommes ne voyaient rien poursuit-elle, soudain véhémente, ne voulaient pas voir, avaient peur de voir, les hommes de l'Organisation étaient tellement puritains, tellement naïfs, et lui, tellement arrogant, tellement méprisant parfois ! Il n'a jamais accepté l'échec de la révolution et il en a voulu au monde entier et plus encore à L'Organisation et aux hommes de l'Organisation. Je ne sais comment te le dire, il éprouvait un tel ressentiment…
Puis, après une pause et d’une voix qui s’est assourdie : il séduisait les femmes comme pour faire payer leur lâcheté aux hommes, ce qu’il considérait, lui, comme de la lâcheté, leur accommodement à la défaite et à cette vie, ici. Elle lève vers lui des yeux embués pour les baisser aussitôt et poursuivre, peu nombreuses étaient celles qui lui résistaient, peu nombreuses, avant d’ajouter, très vite, comme l’on passe à autre chose, de temps en temps, il disparaissait, il partait là-bas, je suis sûre que son désir inavoué était de mourir au cours de l’un de ces voyages, mais c’est ton père qui est tombé.
Manuela suspend de nouveau son récit comme l’on suspend une escalade trop raide, pour reprendre haleine, ou pour se demander si l’on ne ferait pas mieux de renoncer. Il a fait beaucoup de bien aussi, reprend-elle, il a secouru tout ceux qui en avaient besoin, il a toujours donné plus qu'il n’avait, il était tellement vivant, tellement lumineux ! Certains jours, pourtant, bredouille-t-elle, il pouvait être blessant, comme s'il te reprochait de ne pas être parfait, de ne pas être aussi intransigeant et désintéressé que lui-même, aussi pur.
Elle demeure silencieuse un instant encore puis lève à nouveau vers lui ses yeux rougis, qu’importe, qu’importe qui tenait le révolver ? Tu as ta vie à vivre…Mais, s’insurge-t-il à son tour, mon père, Manuela, pourquoi est-il parti? Comment peut-on partir quand on a une femme et un enfant, tu peux me le dire? Car tu sais Manuela qui tenait le révolver et tu sais, en vérité, pourquoi mon père est parti, pourquoi, Manuela, pourquoi ?
Elle se lève lentement, douloureusement dirait-on, tant son corps semble alourdi maintenant. Au-dessus de l’évier elle jette sur ses yeux quelques goûtes d’eau puis revient s’asseoir et pose sur lui son regard abasourdi. Elle demeure ainsi occultant ses lèvres sous un coin de tablier qu’elle vient de saisir et qu’elle maintient en un geste retenu. Lui, alors, se lève, pose ses mains sur ses tempes et ses lèvres sur son front, avant de murmurer un merci qu'il voudrait reconnaissant.
Décrochant le combiné, il se surprend à marmonner une incantation comme il le faisait, enfant, afin d'exaucer un inextinguible désir et Malika, en effet, non seulement répond mais semble surgir, ce dont il demeure un instant saisi, le combiné à la main, silencieux pour que ne se dissipe pas la tendresse qui semble s'en exhaler, tendresse, songe-t-il alors qu’elle s’impatiente de ce silence, qui n'est pas moins qu'amour mais bien plutôt, constitutive de celui-ci, qui, sans elle, sans cette complicité de caresses effleurées et de mots ranimés de l'enfance, n'est sans doute rien d'autre que fruste excitation des sens, si ce n'est dérisoire simulation de passions inexistantes.
Il la cueille à la gare pour, se détournant du chemin et du temps que rien ne presse, la mener, non loin, au surplomb de la Dordogne face au château planté sur la falaise puis, alors qu'elle ne dit mot, la conduire à la chapelle romane posée sur le pré où ils se recueillent sans feint détachement tant le silence des pierres ocres dispense du facétieux.
Plus loin, sous le Pas du Raysse ils s'accoudent au muret pour contempler une fois encore la rivière que les nuages bas argentent et que les haies de peupliers honorent d’un infini frémissement. Puis, la route de Sarlat, sous sa voûte de noyers les conduit au bourg où il range la voiture sous le pépiement feuillu du platane que le crépuscule atténue.
L'arbre ! Déclame-t-il, théâtral et gauche, tandis qu'éclate son rire, puis il détache à nouveau un fragment d’écorce qu'il lui tend comme il lui tendrait une rose ou, le printemps venu, une poignée de jonquilles avant de l’entraîner vers la fontaine qui semble les voir venir de ses longs yeux verticaux. Ils se recueillent à nouveau un instant sous ce regard de bronze avant que, solennel, il ne s'avance, actionne le levier et capte quelques gouttes d'eau au creux de ses mains qu'il élève en offrande. Alors, elle, fermant les yeux, y pose les lèvres en une extase qui n'est pas seulement feinte tandis que les vieux, sur leurs bancs les regardent, intrigués, absents ou impassibles, de cette impassibilité même de la pierre sur laquelle ils sont assis et qu’il s’étonne, lui, de ne pas trouver là don Faustino, il est rentré bien tôt ce soir, songe-t-il, alors qu’ils s'en retournent à l'auberge, et que, dit-elle, j'ai l'impression que tu me conduis à ta demeure.
Quelle honte ! sermonne-t-il alors qu’ils prennent place derrière les baies de la salle à manger pseudo rustique au-delà desquelles le platane et le puits semblent se préparer à leur inéluctable tête à tête nocturne, quelle honte dans le regard de Manuela, quel effroi à l’idée du péché, extrapole-t-il, tandis qu’elle se prépare à tout entendre de la complainte qui s’annonce, le regard posé à l'embrasure que viennent frôler les violines du crépuscule, elle sait bien pourtant qui tenait le révolver, elle sait bien, ils savent tous, la raison du départ de mon père, tous, mais ils ont honte, comme si la vérité mise à nu allait souiller d’une tâche indélébile leur vieil idéal et leur propre conscience de sorte que je ne saurai jamais de quelle sorte de père, en vérité, je suis le fils.
Voilà, poursuit-il, plus grandiloquent que jamais, voilà comment ont fait la Révolution les libertaires d'Espagne en ce juillet de 1936, le fusil dans une main, Bakounine dans l'autre et l'Evangile enfouie dans les entrailles ! Comment veux-tu, alors, qu'ils ne se soient pas heurtés et fracassés aux blindages du réalisme efficace ? Comment veux-tu? s’enflamme-t-il, quand l'efficacité seule subjuguait les intellectuels et que tous, ou presque tous, étaient, en ce temps-là, fascinés par la théorie la plus scientifique qui fut, ces Ecritures dont ils poursuivaient inlassablement l'exégèse, s'en délectant, et lançant anathèmes et malédictions à ceux, peu nombreux il est vrai, qui se refusaient à de telles dévotion ?
De L'Espoir qui ne dura pas le temps d'un été jusqu'au Glas dont il était puéril de se demander pour qui il sonnait, les libertaires d'Espagne furent dépeints en touches et en termes outrageants qui autorisaient et justifiaient par avance, scientifiquement, leur élimination. Non que l'on puisse nier, pour autant, la sincérité et la réalité de ces engagements sous la bannière de la nouvelle science, mais tout de même, il demeure, comme une leçon de l'histoire, que l'on peut douter de leur clairvoyance, que l'on doit douter, toujours, de la sagesse du savant quand elle se manifeste avec trop d'assurance si ce n'est de morgue, car c'est ainsi que certains de ceux-là, parmi les plus tranchants des théoriciens, se découvrirent quelque peu libertaires bien des années plus tard, eux qui pourtant n'avaient pas hésité, forts de leur savoir, à cautionner tous les intoxiqués du pouvoir et les malades de l'autorité sévissant sous bien des tropiques quand d'autres prirent prétexte de leur effroi pour regagner au nom de la liberté la nursery dorée de leur enfance. Alors pourquoi?
En effet, pourquoi ? persifle Malika que la diatribe ne distrait pas de l'onctuosité du foie gras sur le pain chaud, parce que, avance-t-il, imperturbable, les savants sont conduits par leur savoir, s'ils n'y prennent garde, à confondre complexité et vérité et à assurer ainsi, précisément, leur statut d'intellectuel, précisément? souffle Malika, sarcastique, avant de porter à ses lèvres le verre de Bergerac moelleux dont elle a examiné l’ambré avec attention, précisément ! insiste-t-il, car si une proposition, ou un énoncé, comme ils aiment à dire, oppose au commun des mortels des difficultés insurmontables, s'ils sont les seuls ou plus encore, si seuls certains d'entre eux disposent des codes d'accès à cet énoncé, si par ailleurs, celui-ci présente une rationalité inaltérable alors, pour peu qu'il soit exposé en un style brillant et qu'il s'applique à réfuter par avance toute objection éventuelle, alors, lui sera décerné le statut de vérité et sera décerné celui d'intellectuel, en conséquence, à ceux qui ont accès à cette vérité.
Ainsi en fut-il de la Théorie la plus scientifique qui puisse s'imaginer, ses cheminements et ses aboutissements ne pouvaient être que justes puisqu'ils étaient complexes, d'une rationalité implacable, exposés, en outre, en une rhétorique non seulement brillante mais particulièrement efficace dans la réfutation de thèses opposées. Et c'est ainsi que, de commentaires en colloques, de séminaires en conclaves, les exégètes sacralisaient le Texte et s'érigeaient en célébrants, dépositaires et gardiens de son orthodoxie. Mais en de telles circonstances, quiconque s'autorisait à contester la Théorie était immédiatement déchu de son humanité, déchéance accompagnée le plus souvent de ricanements condescendants, parfois d'apostrophes haineuses.
Puis, alors que le repas s’achève, douceur de noix et de miel mêlés, il élargit sans coup férir le propos à la misère contemporaine du monde car, dit-il, que la théorie se soit révélée déficiente n’implique nullement que la réalité qui lui donna naissance ne demeure, elle, absolument consistante, les affamés viendront inéluctablement, viennent déjà, jouant et se jouant de leur vie, chercher leur subsistance dans nos réfrigérateurs débordants, mais aussi tous ceux qui crèvent ici, à la périphérie des villes, tous ceux-là, un jour, inéluctablement entreront dans les villes pour se gaver de ces débordements de vitrines clinquantes dont les éclats multicolores les fascinent et les narguent, mais le pire pourrait bien être qu'ils fassent irruption un jour brandissant eux aussi, non pas une Théorie, mais peut-être bien des Ecritures .
Elle le regarde par-dessus la tasse de café qu’elle porte à ses lèvres alors que lui, soudain dégrisé, regarde ce sourire narquois lui dire, et toi, ce soir, tu ne sais même pas ce que tu viens de manger…
10
Le fourgon mortuaire s'est rangé entre la boucherie et la fontaine à l'entrée de la rue du Puits. Alentour, hommes et femmes vêtus de sombre conversent en prenant des mines de circonstance. Ils les observent un instant et se dirigent vers la foule, main dans la main, car ils ne savent cheminer autrement. Ils se fraient un passage entre les groupes bourdonnants et sous les regards inquisiteurs qui suscitent, à leur tour, des bourdonnements redoublés.
Le cercueil est disposé dans la remise, sur deux tréteaux. Un employé en costume sombre qu'assombrit encore le triangle blanc de la chemise barré du trait de sa fine cravate noire, impénétrable, s'active avec retenue autour de la bière.
Les réfugiés sont là, les derniers: Geronimo qui, d'un geste, lui intime de se presser, la Manuela dont le visage s'anime à l’ombre du foulard quand il présente Malika et qu'elle la prend par le bras, comme on dirait sous son aile en une sorte de reconnaissance et d'appropriation simultanées, mais aussi Josefina, "la Fina" et Pedro son mari, Antonia et Manuel, José Maria, Miguela, Luis, Pepita, Miguel, don Faustino et d'autres encore.
Parvenu à la bière, il est à nouveau saisi par la beauté de ce visage, ses pommettes hautes tirant vers elles les paupières abaissées, comme si, songe-t-il encore, la mort avait rappelé des traits ancestraux demeurés jusque là enfouis sous les alluvions déposées au long des siècles, comme si la mort, avait fait affleurer cet orient séculaire, la mort qui ne serait alors rien d'autre que le rappel des prémisses à l'instant même de l'anéantissement, il est subjugué comme la veille, par ces traits effacés et cependant familiers tandis que Malika, à peine a-t-elle posé son regard sur le masque qu’elle s’en détourne vivement comme l'on se détourne, parfois, d’une réalité trop ostensiblement scabreuse.
Lui, cependant, ne parvient pas à se détacher de ce masque sous lequel il lui semble distinguer maintenant, non un reste de vie, mais plutôt le témoignage d'un "ayant été vécu" que son impassibilité ne parvient pas à occulter. Plus encore, il lui semble distinguer, soudain, dans cette impassibilité, une ébauche de sourire figé, quelque chose, en somme, de sardonique.
Le croque-mort, au garde-à-vous, partage son recueillement tandis que les tresses d'ails et les bottes d'oignons, les tomates et les poivrons séchant se rétractent imperceptiblement comme en une muette réprobation, comme soupçonnant le désir qui lui vient de confier à Roman un morceau de ce monde dans l’espoir puéril que la séparation en sera moins définitive. Rien alentour, cependant, ne lui parait digne d’un tel dessein et il renonce déjà quand, fébrile tout à coup sous l’immobilité pressante de l’employé qui le toise, il glisse furtivement entre les doigts croisés du mort le cliché qu’il vient de tirer de sa poche et auquel il jette un dernier regard : sous les craquelures du papier glacé, Roman rit aux éclats à côté d’un petit garçon au cheveux très noirs, dont le front disparaît sous une frange épaisse, assis sur un tabouret devant une table grossière disposée sur le balcon donnant à la Halle.
La Fina, cependant vient poser la main sur son bras comme pour conforter l'enfant qu'il est encore, sans doute, alors que Geronimo déploie la bannière noire et rouge de l’Organisation pour en couvrir le cercueil et que don Faustino effleure des doigts le tissu miroitant en un ultime geste qui semble effacer un pli inexistant.
Six hommes vieux lèvent le cercueil sous le regard inquiet des croque-morts qui aident à le hisser sur les épaules, Pedro, Jesus, Luis, José Maria, Victor, Geronimo, six hommes vieux portant "el companero" au long de la ruelle et au travers de la place pour déposer la bière dans le fourgon sombre que l'on a fait s'éloigner au dernier moment pour que la place, précisément, soit traversée par les couleurs de la "Confédéracion".
Les fleurs s'amoncellent avant que le cortège ne s'ébranle. Malika prend sa main et Manuela son bras alors que les hommes, devant, forment une escorte compacte cheminant d'un pas lourd. Ils vont ainsi au long de la "côte du cimetière" dans le bruissement des chuchotis.
A mi-côte il se dresse un instant sur la pointe des pieds pour observer la foule des femmes et des hommes qui accompagnent ce cortège comme ils le font de bien d'autres, comme si chaque avis de décès diffusé par la voiture sonorisée qui a remplacé le roulement de tambour du garde-champêtre, suscitait en eux l'irrépressible besoin de se pencher au bord de l'abîme pour en éprouver on ne sait quel secret vertige. Il ne peut alors réprimer un sourire à l'idée que cette sage foule défile ingénument sous la bannière noire et rouge de l'Anarchisme ibérique. Puis, le récit de Manuela lui revient en mémoire, Roman zigzagant sous les balles au coeur du traquenard, Romàn hurlant dans la nuit, exhortant ses compagnons, empoignant son révolver, mais il ne parvient pas, curieusement, à retrouver dans cette invocation les traits vivants de son visage comme si leur effacement ne laissait subsister dans sa mémoire que le reflet d'un sourire, non plus sardonique, mais compatissant.
Les six hommes chargent à nouveau la bière sur leurs épaules et ainsi, à dos de compagnon, Romàn fait son entrée sur le coteau ensoleillé depuis lequel les cyprès, dressés sur les morts, défient ou veillent, on ne sait, le bourg pelotonné autour du beffroi et des trois coupoles de l'abbatiale, avec, au loin, pour qui observe attentivement, le miroitement de la Dordogne comme un clignement de vie sous les arches du pont de pierre.
Il se laisse un instant aller à la quiétude de ce lieu d'ensevelissement où chacun peut mesurer, dans le silence qui semble monter de la vallée, la respiration des morts qui sourd de la terre face à l'immutabilité de la pierre et de l'eau, où chacun peut mesurer sa propre fugacité mais aussi son enivrante présence, et, quand Malika adoucit encore la chaude pression de sa main, il sait qu'elle partage son émoi.
Il se dégage alors des deux femmes, s’escamote entre tombes et caveaux pour parvenir au bord de la fosse qui, gueule béante, semble attendre sa proie tandis que le fossoyeur, indifférent, y disparaît soudain puis en surgit et s'en extrait d'un coup de reins tandis que les derniers arrivés se pressent.
Puis, s'insinuant et s'excusant il parvient enfin à se poster face aux "proches", comme l'on dit en de telles circonstances de même que l'on dit des circonstances qu'elles sont, en de pareils moments, bien tristes, ou même tragiques, les moments eux-mêmes ne pouvant être que pénibles, tout cela, se laisse-t-il aller à songer, tout cela en une codification de la bienséance qui n'a sans doute d'autre raison que de tenir la mort à distance au moment où elle se manifeste implacablement.
Les compagnons qui ont ployé sous le cercueil sont là, et tous les autres, accourus de Toulouse et de Bordeaux, de Perpignan et de villages reculés d'où ils ne sortent plus que pour de telles circonstances. Le cercueil est posé sur les tréteaux au bord même de la fosse, la surplombant en une sobre représentation de l'inéluctable.
Son regard demeure fixé sur l'espace restreint mais infini, qui sépare le cercueil de la terre béante alors qu'il éprouve une fois encore cette impression de déjà vécu, ce retour d'un passé qui n'est pas le sien, qui ne le peut raisonnablement, et qui n'est autre, alors, que celui du père vacillant entre les plis tombants du drapeau de l'impossible révolution, et une fois de plus il est abasourdi par l'évidence de cet instant que le père vécut lui aussi, accompagnant sous ce même soleil un camarade honoré de cette même bannière pour le déposer sur le coteau qui porte ainsi l'empreinte de ses pas dans lesquels il pose ses propres pas.
Mais lui, le père, n'a pas reçu un tel hommage, il repose dans une fosse indigne d'où nul, pas même lui, le fils, ne pourra l'extraire un jour pour le déposer là, sur le coteau, face au beffroi vers lequel il lève les yeux et, ce faisant, leurs regard se saisissent et se fondent excluant le monde ou plutôt le réduisant à leurs regards mêlés et les mots de Malika, une fois prononcés, lui reviennent à l'esprit, ces mots qui ne sont désormais jamais loin dans sa mémoire et émergent parfois comme des branches entraînées entre deux eaux et qui soudain émergent, en effet, et révèlent les turbulences occultées par l'écoulement lisse du flot : tu regrettes tellement de ne pas l'avoir vécue, cette guerre, lui dit-elle un jour, et il en était demeuré interdit, cette guerre dont les récits innombrables avaient bercé son enfance comme d'autres sont bercés par le Chat Botté, et dont les héros, Buenaventura Durruti, Francisco Ascaso, Fédérica Montseny, Cipriano Mera et jusqu'à El Campesino étaient aussi extraordinaires que Buck John ou Opalon Cassidy, cette guerre l'avait englouti, lui, comme si la mort de son père, abolissant le merveilleux, le hissait brutalement à l'état d'adulte et le plongeait du même coup dans la dernière de ces ridules concentriques dont l'origine, si lointaine maintenant, n'était autre que cette déferlante lyrique du 20 juillet 1936 sur les Ramblas de Barcelone. Tu regrettes tellement, avait-elle poursuivi, tu racontes cette guerre avec tant de nostalgie et tant d'amertume, comme si tu en voulais au monde entier, à Dieu lui-même, de ne pas être né à temps, tu la racontes comme si tu l'avais vécue, comme si tu étais ton père.
Malika lui fa it face, tenue de main ferme par Manuela d'un côté et la Fina de l'autre, confisquée, lui vient-il à l'esprit, comme elles ont confisqué le secret, comme si elle aussi partageait maintenant le secret alors qu’en lui monte une bouffée d’angoisse et qu’il a peur, soudain, peur au point d'éprouver brièvement mais intensément un réel vacillement de son corps à l'instant où en un clignement de paupières l'air frémit à ses yeux.
Il s'ébroue tandis qu'un vieil homme au vaste crâne chauve, au dos extrêmement voûté, vêtu d'une trop longue et ample veste grise ouverte sur une chemise blanche boutonnée jusqu'au cou quoique dépourvue de cravate, les pointes du col dressées, et d'un pantalon, trop vaste lui aussi, que l'on devine tenu par des bretelles, se hisse, flageolant, au flanc du monceau de terre qui en frémit et laisse échapper quelques mottes qui roulent au trou.
Lui aussi alors, comme cette terre, frémit à nouveau songeant aux confidences de Manuela, songeant qu'il ne peut savoir ce qui viendra s’il persiste à dissoudre, (comme le ferait un restaurateur de chef d'oeuvre en un lent mais inexorable effleurement) les sédiments déposés par le temps sur la vie de ces hommes et de ces femmes dont il n'avait jamais soupçonné qu'ils puissent être autre que vertueux, absolument vertueux. La tentation le saisit alors de sauver son enfance, de ne pas en altérer l’éclat avant de prendre conscience qu'il est sans doute, pour cela, déjà trop tard.
Le vieil homme, cependant, approximativement calé sur le monticule, extrait de sa poche une liasse de feuillets cornés qu'il déplie lentement, les doigts tremblants, puis, sa voix étonnamment grave s'élève (uno mas ! Uno màs envuelto en tierras extranas ! Un de plus, enseveli en terre étrangère) incongrue avant de se placer et de s'assurer pour dire le destin de Roman alors que ses mains tremblent de plus belle à l’évocation de la guerre, de Mauthausen et de l'exil.
Il observe les compagnons, ceux qui baissent la tête, ceux qui, tournés vers l'orateur retiennent leurs larmes et Geronimo dont les yeux pâles fixent la bannière de la Révolution qui couvrant encore le cercueil ondoie au moindre souffle.
Il le sait, derrière chacun de ces fronts se pressent des souvenirs, se dressent des pensées qui aussitôt se dissipent, des joies remémorées et des visages flous qui brusquement se défont, des chagrins longtemps oubliés et des secrets de l'âme, irrecevables, qui pourtant affluent soudain et oppressent. Et il sait, maintenant, il vient, lui semble-t-il d'en avoir la révélation, qu'il n'a aucun droit à fouger ces âmes. De quel droit? La pensée, ce qui revient à dire l'âme, n'est-elle pas inviolable et par cela, parce qu'impénétrable, n’est-elle pas la part de divin à chacun octroyée? De quel droit ? songe-t-il encore, alors que Manuela, le dévisage hochant imperceptiblement la tête et que la péroraison s'épuise en un ineffable viva la FAI !7
11
Assis à la terrasse du "Quercy", il regarde, sans les voir, berlines et camions défiler. Il a quitté le cimetière, saisi par l'urgence de se soustraire à ce qui lui est apparu, soudain, comme une gesticulation grotesque. Il se rencogne et se pelotonne dans le vacarme de la Route qui se peuple aussitôt d'une sarabande d'images desquelles surgissent pour se mêler et s'annihiler confusément les plaintes et les invocations de la mère, Malika, soucieuse, lui a-t-il semblé, et qu’il se reproche aussitôt d’avoir abandonnée à la garde de ces deux femmes, l'impassible sourire du père alors qu'il pose la main sur sa nuque et que se profile sa silhouette sur le pont de pierre, il s' accoude au parapet après avoir aperçu les tricornes de la Garde civile au bout du pont, une branche morte passe, malmenée par le flot boueux de l'Ebre, qu'il suit des yeux jusqu'à son engloutissement, les tricornes se rapprochent, il ne cherche pas à fuir, d'autres tricornes, à l'entrée opposée, le lui interdisent, il s'accoude à nouveau au parapet, pose sa main sur la crosse du révolver enfoui à la ceinture, porte à nouveau son regard au courant imperturbable sur lequel ondoient brièvement des visages, puis, les coups de feu claquent alors que Romàn bondit de rocher en rocher, une lourde frange de cheveux noirs occultant son front, et que, sous le regard stupéfait de Malika, il s’extirpe brusquement de son assoupissement comme en un coup de rein. Il n’a été que blessé, songe-t-il encore, avant de traverser la Route en direction du Puits, seulement blessé, de sorte qu’il a pu ne pas parler, ne pas trahir l’Organisation, comme il convient à un authentique militant « destacado » qui sacrifie tout aux Idées, « las Ideas ».
Attablée entre Manuela et Geronimo devant une assiette de biscuits secs et une tasse de café, elle tourne vers lui son sourire. Pedro et la Fina sont là, lui le béret du dimanche légèrement incliné sur l'oreille, elle se tamponnant le nez entre deux soupirs, les yeux encore rougis des pleurs qui n'ont cessé que par intermittence depuis la première de toutes les morts qui ont scandé sa vie, et lui, glisse sa main sous les cheveux qui le fascinent comme au premier jour pour la poser sur le velouté de la nuque dont la douceur délie ses doigts, comme ils sont beaux, s'extasie la Manuela, puis, comme pour elle-même, égrenant la litanie des malheurs, des peines, des sacrifices, du travail et de la lutte, du temps qui va tellement qu'on n'a pas le temps, oh si, renifle la Fina alors que son impatience se teinte d'irritation et que ses doigts imperceptiblement éprouvent la suavité de sa peau dont le frémissement, cependant, l'invite à la patience. Il y avait beaucoup de monde, intervient Géronimo, lassé lui aussi, sans doute, de réminiscences, beaucoup de monde, la moitié de la ville, confirme Pedro, pauvre Roman, sanglote la Fina, et ta mère? Tant mieux, tant mieux, la pauvre elle aussi, et chacun compatit avec des hochements de fidèles en dévotion.
Puis, dans la rue, enfin, Malika enlace sa taille, c'était comme chez moi, confit-elle, même la pleureuse était là, et, alors qu'ils parviennent sur la place, elle le dévisage comme scrutant un trait jusque là inaperçu cependant que lui, à proximité des vieux qui depuis leurs bancs les regardent intrigués, absents ou impassibles s'étonne à nouveau de l'absence de don Faustino.
Il l'entraîne dans la montée de l'avenue Gambetta jusque sur la Route qu'ils traversent d'un bond entre deux mastodontes se croisant et ils marquent le pas dans la côte de l'Arbre Rond qu'ils gravissent jusqu'à la première boucle dessinée à flanc de coteau. Assis sur le talus, les pieds au fossé, ils contemplent le bourg baigné d'une lumière pâle qui rougit à l'horizon et s'effiloche en striures rosissant au-dessus des toits agglutinés autour du beffroi efflanqué qui défie de sa hauteur l'embonpoint des trois coupoles byzantines de l'abbatiale. Au-delà, les rangs de peupliers luisent en leurs interstices du miroitement de la rivière.
Malika se pelotonne sous son bras pour mieux se fondre, en une seule émotion et lui l’enlace mieux encore alors que sa voix assourdie va se voilant à mesure que s'estompent les couleurs et s'obscurcit le ciel : je ne sais plus, je viens d'apprendre qu'ils étaient moins purs qu'ils le prétendaient, que je suis né de leurs dissimulations et de leurs mensonges réitérés, ces mensonges dont, peut-être, les plus purs d'entre eux sont morts. Je ne sais plus...
Et moi je sais, souffle-t-elle, alors que la nuit se pose sur le bourg restituant au ciel l'ultime lueur du jour, je sais, parce que tu me l'as dit tant de fois, qu'il n'est d'autre vérité que cet effort constant pour conquérir la capacité de goûter la saveur particulière de cet instant dont le perpétuel effacement n'est rien d'autre que l’éternité, et je sais aussi, je te l'ai dit tant de fois, qu'en cet instant s'épanouit et s'épuise tout le sens de chaque existence, mais alors, reprend-il à son tour, je me demande maintenant si l'on peut vivre cela, cette extraordinaire conscience d'être, autrement qu'en une quiétude de l’âme qui ne souffre la moindre flétrissure, je me demande, qu'est-il allé faire là-bas? Pourquoi nous a-t-il laissés, en vérité ? J'ai appris en deux jours qu'ils étaient faillibles et que leurs désirs inavoués pouvaient vaincre leur austérité tellement ostentée, qu'ils n'étaient pas, quoi qu'il m'en coûte, des saints. J’ai vieilli, en deux jours, sous le regard éperdu de Manuela, j’ai grandi, mais à quel prix, je n'en sais rien encore, je sais seulement qu'ils ont tous leur secret, que tu as toi aussi ton secret, sans doute…
…il est donc parti en mission pour l'Organisation car plus que d'autres il disposait des capacités nécessaires pour la mener à bien, plus que d'autres il disposait de ces convictions à toute épreuve que le temps n'entame pas et pour cela il avait été jugé capable par l'Organisation de brandir le poing, à nouveau, vingt ans après, et sa mort survenue dans les dédales de la tanière n'en avait été que plus héroïque, et, par dessus tout, il avait satisfait à l'exigence de cohérence dictée par ses convictions, il avait tout sacrifié à cette exigence, car c'est cela la "honra", la droiture, tout simplement. Le monde allait tellement bien ainsi, il fait nuit maintenant, Malika, allons. L'enveloppe qui les attend à l’Auberge est cachetée, la feuille de papier finement rayée de bleu porte quelques mots soigneusement calligraphiés qui, à peine entrevus, l'étreignent.
Les nuits, déjà, sont froides, hivernales, songe-t-il, accompagnant la portière de la main pour en retenir le claquement. La gare, à cinq heures du matin, est déserte. Pourtant, quand ils pénètrent dans la salle d'attente sur la gauche de laquelle béent deux guichets, ils y surprennent les résidus tièdes de sommeils antérieurs stagnant dans l'épaisseur d'effluves encore âcres de tabacs refroidis. Personne ne se tasse, rompu, dans l'un de ces fauteuils trop hauts sur pieds, trop durs et trop droits, imaginés, sans doute, pour une brève attente mais non une nuit entière, comme il advient parfois, et l'on se demande alors ce qu'est, ce que fait, ce que vit celui-là pour demeurer ainsi, toute une nuit sur ce siège raide dans la salle d'attente d'une gare minuscule. Personne ne sommeille là mais ils décèlent, pourtant, quand ils y pénètrent, cet impalpable engourdissement, ondulant autour des sièges, qui vient les flairer avant qu'ils ne s'en libèrent en poussant une porte, lourde à l'usage, pour se couler dans la fraîcheur de la nuit.
Le train en provenance de Toulouse est annoncé par une voix dont l'insolite ne vient pas tant de la distorsion microphonique qu'elle subit mais de cela qu'elle est privée de destinataire, ce qu'ils ne sauraient être, eux, puisque la voix, en leur absence, songe-t-il, grommellerait, comme pour s'en défaire, les mêmes mots rauques et désabusés. Un téléphone fait trembloter le silence entre quai sombre et marquise modern style alors que les réverbères commencent à pâlir. La colline qui fait face, tranchée comme une miche sous le couteau s'est, de cette sorte, muée en une falaise couronnée de chênes verts clairsemés dont les frondaison s’inclinent au-dessus des voies.
Malika, frissonnant, se blottit contre son compagnon qui l'enserre et la serre alors qu'un grondement encore étouffé leur parvient et qu'ils distinguent au-delà de la courbure des rails le clignotement du convoi sous le Pas du Raysse. Le train surgit enfin et fracasse le métal à leurs pieds. Il suit des yeux une roue qui, bloquée, patine sur le rail en crachant des étincelles, puis le silence s'arrondit du ronronnement de la motrice et n'est plus troublé que par le claquement d'une portière.
Au loin, un contrôleur en casquette saute sur le quai, un employé surgi d'on ne sait où, trotte, traînant un chariot à larges roues caoutchoutées et s'arrête devant une porte qui coulisse aussitôt. Des fagots de journaux liés de ficelle blanche, des sacs de toile brune, des colis de fort papier sont expulsés d'une main, d'une pince dirait-on, à l'extrémité d'un bras gainé de noir, et tombent sur la plateforme.
Le contrôleur remonte le long des wagons à grandes enjambées qui ne le privent cependant pas de quelques mots échangés avec le chef de gare balançant sa lanterne. Brusquement, il suspend sa course comme prenant conscience inopinément d'une anomalie que sa hâte escamotait, revient sur ses pas et tend la main au vieillard qui, penché sur la plus haute marche hésite à s'engager dans la raideur du marchepied.
Don Faustino s'écarte du Wagon à pas précautionneux avant de s'immobiliser. Il cueille à deux doigts plongés dans la pochette de sa veste noire, sans doute celle du dimanche, un mégot de taille encore convenable qu'il glisse entre ses lèvres puis il exhibe son briquet dont il retire le capuchon pour, du pouce, en actionner la molette. Il tire une ample bouffée et, le dos voûté, la main tenant la cigarette posée au creux des reins comme ces adolescents fautifs qui tentent de dissimuler quelque menu larcin et ne parviennent ainsi qu'à les mettre en évidence.
Don Faustino, murmure-t-il, quand le vieil homme parvient à leur hauteur et avant même qu’il ait pris conscience de leur présence, don Faustino, répète-t-il, sur le ton de la constatation navrée, si hijo, si, vamos, vamos à casa , allons à la maison, il faut, tu comprends, que je me prépare, et que je te raconte, mais ce sera long, tu sais, très long, j'ai beaucoup de choses à te dire, c'est long une vie, tu sais, quand il faut la revivre ! Don Faustino, reprend le jeune homme, voici ma compagne, mucho gusto , enchanté, vamos, vamos…
… tiens, à peine don Faustino s'est-il assis aux côtés du jeune homme qu'il a plongé sa main dans la poche intérieure de sa veste et lui a tendu l'arme, tiens, fais attention, il reste des balles. Malika a posé sa main sur l'épaule de don Faustino tandis qu’il s'applique, lui, à une conduite d'une prudence exagérée, inutile, si ce n'est pour repousser le moment où il redoutera chaque parole à venir comme le funambule redoute le pas à accomplir dont il ne sait jamais s'il ne le précipitera pas dans le vide.
On accède à la plupart des bâtisses lépreuses qui bordent la place Roucou par un court escalier de pierre plaqué à la façade, de sorte que le gravissant on longe celle-ci pour déboucher sur un perron à la quercynoise couvert d'un prolongement de toiture.
La pièce dans laquelle ils pénètrent est vaste, à peine rectangulaire. Au centre, une table ronde (dont la jointure qui la partage indique qu'on peut y insérer des rallonges) autour de laquelle sont disposées quatre chaises à siège de paille tressée. Un rideau de toile vert pâle est tiré devant ce que l'on devine être une alcôve à la gauche de laquelle une porte est demeurée entrouverte, là, précise don Faustino, c'est la chambre de ma fille, vous pouvez entrer, rien n'a été touché depuis son départ, mais eux déclinent l’invitation feignant de trouver quelque intérêt à l’examen de la cuisinière à charbon, haute sur pieds, vers laquelle ils se tournent et qui occupe partiellement le cantou à côté d'un vague guéridon constitué de planches de bois brut couvertes en partie de linoléum sur les motifs évanouis duquel repose un réchaud à gaz pourvu de deux feux dissemblables.
Don Faustino s'affaire, avec précautions, à l'évier de pierre placé sous l'unique fenêtre qui ouvre sur la placette. Contre le mur, face à la cheminée, un buffet côtoie une armoire et une table de toilette dont la surface, une plaque de marbre blanc veiné de gris, porte une cuvette émaillée, comme le broc qu'elle contient, de motifs roses et bleus. Quelques chaises dépareillées sont rangées contre les murs, comblant les vides. Et rien d'autre.
De sorte qu'assis à la table, venga, venga ! , asseyez-vous, ils se sentent tous deux cernés d'objets qui en dépit, ou peut-être du fait, de leur banalité semblent palpiter dans la pénombre, d'autant plus, songe-t-il, posant sa main sur celle de Malika, et levant les yeux vers l'ampoule poussiéreuse qui pend au bout d'un fil aux torsades effilochées tel un oeil glauque répandant une lueur jaunâtre, d'autant plus que la pénombre et le silence bruissent par instants des craquements étouffés de l’antique charpente.
Don Faustino pose, à droite, sur le réchaud qu'il vient d'allumer, une casserole d'eau au cul noirci par l'usage puis, à gauche, une haute cafetière dont la conicité est interrompue par un couvercle qui, pour l'instant, est demeuré relevé. Il prend sur le manteau de la cheminée le moulin à manivelle qu'il vient poser sur la table pour en garnir le réservoir alors qu’il se précipite, lui, je vais le faire ! et, saisissant le moulin, il le cale entre ses cuisses comme il l'a vu faire tant de fois par sa mère, et tourne lentement la manivelle ne parvenant pas, cependant, à éviter de faibles trébuchements provoqués par le broiement des grains.
Le grincement de la manivelle et le parfum qui s'en exhale le ramènent au même grincement et au même parfum qui, enfant, le libéraient du sommeil pour, mêlés à la rumeur de la rue, le disposer à une nouvelle journée d'insouciance.
Dans le minuscule tiroir, tiré après un dernier tour de manivelle à vide, la poudre grossière forme un tas brun, conique et effilé qu'il aplanit d'une brève secousse du poignet avant de le tendre vers Malika qui le hume les yeux clos. Puis il se lève pour verser le café dans le filtre de tissus en forme de socquette et, don Faustino, après avoir méticuleusement rangé ses ustensiles commence à passer l'eau.
Entre deux versements, il dispose sur la table des verres courts et bombés dans lesquels pointe une cuillère à café comme sollicitant ou anticipant l'usage qui en sera fait, comme dictant l'inéluctable. Il dispose encore au centre de la table un verre identique aux trois autres mais empli, celui-ci, du sucre en poudre dans lequel une nouvelle cuillère, fichée celle-ci, semble dominer les trois autres de toute sa verticalité en une impassible attente semblable à celle du chef qui, baguette en main, cambré, se statufie un instant avant de lancer, d'un geste, l'ébranlement des musiciens. Enfin, il emplit les verres avant de s'asseoir, allez, moi, je le prends sans sucre, précise-t-il alors qu'il tire de la poche gauche de sa veste une boîte métallique, rectangulaire et plate qu'il pose devant lui après en avoir relevé le couvercle pour y saisir un carnet de feuilles à cigarettes sur le rabat cartonné duquel se détachent trois lettres capitales d'un marron épais, J.O.B. Il y prélève une feuille qu'il porte à sa bouche et colle par un coin à sa lèvre inférieure. Il pioche dans la boite une pincée de tabac qu'il pose au creux de sa main gauche et qu'il triture un instant entre le pouce et l'index avant de saisir la feuille pour y déposer les brins qu'il répartit au long de la pliure. Enfin, la cigarette roulée, l'étroite bande gommée humectée et lissée, une extrémité tirebouchonnée, il la porte à sa bouche et l'enflamme au briquet surgi dans sa main droite. Il tire sa première bouffée. Je vais te dire, écoute :
12
Cuando era joven, quand j'étais jeune, je voulais être torero. J'ai toujours voulu être torero. Torero o nada !, torero ou rien ! Comme tous les gamins pauvres d'Andalousie. On devenait torero ou bandolero, tu sais, bandit de grand chemin et de sombres ruelles, ou alors on se résignait à vivre misérablement.
J'ai appris. J'ai eu la chance, enfant, de travailler aux abattoirs. Une chance, oui, pour les morts de faim, parce qu'on trouvait toujours là quelque chose à manger mais surtout parce qu'on nous laissait faire quelques passes, dans la cour centrale, avec les vaches dont les « ganaderos » se débarrassaient après les avoir « tentées » et décidé que leur « casta » était insuffisante pour donner la vie à des taureaux « bravos ».
Et puis, avec d'autres gamins, j'allais voir les taureaux, la nuit. Nous marchions des kilomètres jusqu'au troupeau et là, en plein champ, nous en écartions un, si nous le pouvions, sinon, nous restions allongés, à les observer, à les étudier car, ce que les gens ne savent pas, souvent, c'est que la première qualité d'un torero c’est la « vista », le coup d'oeil qui te permet de juger la bête que tu vas affronter.
J'ai appris. Ce n'était pas facile. Tu as dû entendre, ou lire, ces histoires de « maletillas », de gamins, qui parcouraient le pays de, fête en fête, leur petite valise à la main, ils sautaient dans l'arène et faisaient quelques passes pour attirer l’attention, pour montrer leur art, quoi… Je l'ai fait, de village en village, jusqu'à ce que don Justo, un vieux torero de seconde zone, accepte de me prendre dans sa « cuadrilla ».
Lui m'a beaucoup appris. Il connaissait bien les bêtes. Mais il manquait de Arte, d'élégance, de duende, comment te dire? cette sorte de génie, je ne sais pas si tu comprends, mais c’est bien ça, il lui manquait le duende pour être un grand.
Nous parcourions l'Andalousie. Je prenais de l'assurance et gagnais un peu d'argent. Quand je pouvais, j'allais voir une grande corrida à Séville ou à Ronda, pour apprendre encore. J'ai vu Belmonte ! Tu entends ? Belmonte !
Enfin, je suis devenu novillero . J'étais sur la bonne voie, mais j’étais déjà un peu trop vieux. J'ai toujours été un peu trop vieux. Dans ce métier on commence jeune. Joselito "el gallo", par exemple, le plus grand de la famille de "los gallos", a pris l'alternative à dix sept ans. Mais ce n'est pas pour ça qu'il était exceptionnel. D'autres ont commencé aussi jeunes ou même plus jeunes, mais lui, il connaissait parfaitement les taureaux. Il vivait avec eux depuis toujours, et lui, il avait, el duende ! On ne sait comment il vient, c'est ainsi, certains l’ont, d'autres non.
Moi, j'étais novillero à l'âge où les plus grands ont presque terminé leur carrière. Mais j'étais heureux tout de même, très heureux, parce que moi, en plus, j'avais Sofia. Mais je crois bien que je n’étais pas conscient de mon bonheur, quand on est jeune, on ne se rend pas compte, on ne se regarde pas vivre, pourtant, quand elle venait me voir toréer, quand je la voyais dans les gradins, comment te dire? je devenais plus léger…
Oui, nous nous connaissions depuis toujours. Je peux presque dire que je l'ai vue naître. On habitait le même quartier de Malaga, celui du port. Nos maisons se touchaient, elles étaient identiques, aveuglantes de blancheur à l'extérieur, sombres et fraîches passé le rideau de jute devant la porte qu’on ne fermait jamais.
Je l'ai portée dans mes bras quand elle n'était encore qu'un bébé et nous avons grandi ensemble. On passait d'une maison à l'autre sans même nous en rendre compte. Plus tard, quand je revenais, entre deux corridas, elle ne me quittait pas un instant, elle me posait mille questions et elle éclatait de rire, elle riait sans cesse, tu étais petit toi, tu ne te souviens pas de son rire, elle était comme ces oiseaux au premier rayon de soleil, qui chantent, qui ne vivent que pour chanter, qui ne sont rien d’autre que leur chant.
J'essayais, quand elle était là, de toréer véritablement, sans ces simagrées qui sont destinées à épater un public qui ne sait rien de el Arte, qui sont une offense à l'Art. Moi, j'aimais le toreo classique, sobre, celui qui enroule le taureau autour de la taille par une belle véronique du capote, ou qui le caresse avec une passe haute de la muleta et qui donne l'estocade au bon moment…
Le vieil homme, comme embarrassé, soudain, de sa cigarette, se lève avec réticence, peine jusqu'à l'évier avant de s'asseoir à nouveau et de poser sur la table un minuscule cendrier d'aluminium pourvu de quatre encoches rondes, laqué d'un bleu luminescent terni par endroits de résidus cendreux. Il y secoue puis y pose son mégot pour, finalement, croiser ses mains sur la table.
La cogida, l'accident, s'est produit trop tôt, beaucoup trop tôt, avant l'alternative. J'avais pourtant déjà tué bien des taureaux, mais ces choses là viennent toujours au mauvais moment. Il devait être écrit quelque part que je ne serais jamais matador de toros, je me demande si tout est écrit, je me le suis toujours demandé, nous en parlions parfois avec Romàn. Lui n'avait que le mot liberté à la bouche. Et moi, je lui demandais: quelle liberté? On ne choisit rien, on ne décide rien, on ne choisit pas de naître ici plutôt qu’ailleurs, d’être beau ou laid, grand ou petit, bête ou intelligent ! Et lui, il s’emportait, tu sais ce qu’il disait ? Il disait, nous sommes libres parce que nous pouvons choisir entre la lâcheté et le courage !
Mais il ne parvenait pas à me convaincre parce que moi, justement, depuis l’accident, j’avais l’impression d’être prisonnier et, alors, je lui demandais : dis-moi comment le lâche pourrait ne pas être lâche, puisqu'il est lâche? Je ne te dis même pas ce qu’il répondait…
Je ne sais pas ce qui s'est passé. Je me souviens d'avoir croisé comme on le fait toujours au moment de recevoir le taureau sur l'épée, et d'avoir été projeté en l'air, et, plus rien. Je venais de perdre un oeil. J'étais borgne.
Sofia était là, assise au pied de mon lit, et moi, j'étais borgne. Elle venait tous les jours à l'hôpital et elle parlait, parlait, sans la moindre tristesse dans la voix. Moi, je n'ai jamais beaucoup parlé…
Elle m'a obligé, je te le jure, obligé à reprendre la muleta, avec ses éclats de rire, elle voulait me faire oublier que j'étais devenu un tuerto, un borgne. Et c’est bien vrai, je me suis habitué, je me suis habitué à être el Tuerto, le Borgne, qu'on venait voir par curiosité, ou par compassion, mais aussi parce qu'il y a quelque chose qui fait peur dans cet oeil qui est resté vivant, et d’autant plus vivant que l’autre, à côté est mort…Tu comprends ? Et moi il fallait que je fasse oublier le sobriquet ! Il fallait que mon art efface ma difformité.
Un après-midi, après une bonne faena et une estocade bien sentie, j'ai commencé à croire que je ne tarderais plus à prendre l'alternative, pour être enfin Matador de toros. Je l'ai dit à Sofia, le soir même. Et alors, tu sais ce qu’elle m’a répondu ? Elle m’a dit : et moi, quand m'épouses-tu?
Voilà comment elle était, vive, jeune, tellement plus jeune que moi ! Je crois que je n'avais même jamais songé à l'épouser. Je ne me posais pas la question. Elle était là, comme toujours et elle était toujours cette petite fille, mais… Je ne sais pas, j’étais comme un idiot, je la regardais et elle, elle a éclaté de rire, à nouveau, et nous nous sommes mariés. Elle préparait tout, organisait tout, décidait de tout, et moi, je la regardais.
C’est peu de temps après que la peur est apparue. La peur, fils, la peur du taureau ! Une peur que je ne parvenais plus à dominer. Car le taureau n'était plus le même. Ce n'était plus celui que je regardais avec affection, comme on regarde un enfant, en se demandant quel homme il sera. Je ne le regardais plus comme les toreros le font, depuis la barrera, quand ils ont l'esprit en paix : on a les yeux fixés sur la porte du toril et, quand on le voit surgir, on éprouve un curieux sentiment, de l'admiration et de l'angoisse, non, pas la peur, mais l'angoisse. On se demande comment il va vivre, ce taureau, et on observe attentivement la moindre de ses attitudes. On raconte beaucoup d'histoires, du reste, sur ce regard du matador, en réalité, c’est un regard de maquignon que l’on porte sur le taureau.
On regarde s’il pose sa querencia , son point d'appui, près ou loin de la barrera et comment il choisit son territoire, comment il se rue, ou non, pour encorner le bois des « burladeros » et l'on observe, surtout, ses cornes, leur courbure, leur écartement, et le port de tête, la rectitude de la course, tout cela le torero l'observe depuis la barrera et il se demande si ce taureau ne sera pas le dernier…
Et tu sais pourquoi le toreo est un art ? Je vais te le dire, c’est la première chose que don Justo m’a apprise quand je n’étais encore qu’un gamin qu’il venait d’accueillir dans sa « cuadrilla ». Il me raconta cette histoire alors que nous attendions, derrière les planches, la sortie du novillo. Il la tenait lui-même d'un vieux torero qui la tenait de Dieu sait qui !
Regarde, me dit-il : quand le taureau débouche du toril, il est comme un enfant turbulent, il court en tous sens, il découvre la lumière et il veut tout, tout de suite. Alors il charge sur le moindre envol de cape et éprouve ses cornes contre la dureté des planches comme l'enfant saisit tout ce qu'il voit et s'y brûle les doigts.
Ensuite, il choisit sa place dans le monde, dans l’arène quoi, sa querencia si tu veux, et il la défend, mais jusque là il n’a fait que jouer, comme l'enfant qui ne sait ni ne peut rien faire d'autre.
Et puis arrive le temps de la maturité, le temps où tu dois affronter la vie et la vie te châtie et dans ce combat où tu supportes tant de piques, tu abandonnes tes forces et ton insouciance.
Mais si le courage ne te manque pas, comme il ne manque pas au taureau bravo, tu acquiers, malgré les blessures, un peu de sérénité. Tu te replies dans ta querencia et de là tu observes le monde. Et tu vis, encore.
C'est alors le temps de la faena car il ne s'agit pas d'abandonner la lutte mais de mieux la mener, grâce à l'expérience acquise, con temple, avec mesure, car le leurre n’est plus le même, le leurre à changé de nature, il est, maintenant, un artefact, la muleta, qui masque la lame.
Enfin, quand le moment est venu, quand la vie s'est chargée de te "cadrer", et que tu demeures là, tête basse, le garrot offert, il ne te reste plus, en un dernier sursaut, qu'à te jeter sur le fer ou à l'attendre comme un impavide bovin, car il arrive parfois que tu puisses choisir, si tu as ménagé quelques forces pour la dernière embestida, le dernier assaut. Voilà ce qu’il me raconta don Justo…
Le vieil homme s'interrompt pour rallumer le mégot jauni qui reposait sur le cendrier bleu, puis il en contemple le bref rougeoiement, mais tout cela est un spectacle, reprend-il d'une voix qui semble maintenant se lover sur elle-même, un spectacle…
Je n'aime pas la foule! Qu'elle vocifère ou qu'elle communie, je ne l’aime pas, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce, depuis le sable on a l’impression que tous les visages sont identiques, non, je ne l’aime pas, ce ne sont plus des êtres humains qui la composent et quand on dit que la foule communie moi je crois que les êtres particuliers disparaissent. Communier, c'est ça, se fondre, disparaître...
Mais ce qui est plus inacceptable que tout, ce n’est pas la mort du taureau, ni cette communion, l’inacceptable c’est le spectacle, et le gloussement du spectateur rigolard. En vérité, je crois que je n’ai jamais aimé le spectacle, celui-là ou un autre, parce que dans tous les spectacles il y a ceux qui vivent, qui sont sur la scène, ou dans l’arène, et ceux qui regardent les autres vivre…
Don Faustino, tire une dernière fois sur son mégot avant de le triturer dans le cendrier, regarde autour de lui, émergeant, dirait-on, d'un songe inextinguible puis, hochant la tête, comme navré de son propos, il confesse : qué miedo hijo! Quelle peur, mon fils !
C'était à Ubeda au moment de porter l'estocade. L'épée brandie, je fixais intensément la cruz, la croix, le point précis, derrière le garrot où, si le coup est bien porté, le fer s'enfouit. Le taureau a levé la tête, oh, à peine, et il a posé les yeux sur moi, des yeux lourds, et son regard était étrange, je ne sais pas comment te dire, étrange, oui, comme si cette bête avait pitié de moi ! Tu te rends compte ? Ce taureau avait pitié de moi ! Et moi, je voyais de la souffrance dans ses yeux…
Alors, j'ai baissé ma lame, lentement, j'ai replié la muleta et j’ai tendu la main vers son front où mes doigts ont caressé la touffe rousse qui l'ornait. Puis, je me suis retourné, non pas crânement comme le dicte la liturgie, non pas en un desplante de jeune coq, mais au contraire, tête baissée, honteusement, et j'ai regagné la barrière.
Dans le silence qui montait de la plaza on n'entendait plus que mes pas sur le sable. Parvenu aux planches, je me suis retourné et j'ai regardé une dernière fois le taureau. Il n'avait pas bougé, comme s’il m’avait suivi du regard, et il demeurait là, avec ses banderilles qui pendaient, grotesque.
Je me suis souvent demandé pourquoi j'avais agi de cette manière, je ne sais toujours pas, je me souviens seulement que l'image de Sofia s'est glissée à plusieurs reprises entre la pointe de l'épée et les cornes du taureau… Qui sait pourquoi l'on fait ces choses-là, qui sait? Je ne suis plus descendu dans l'arène. Je n'ai plus jamais vu un taureau de ma vie.
Ce que nous avons fait ? Nous nous sommes mis à vivre ! Comprends-moi bien, à vivre véritablement, sans plus d’ambition que de s'éveiller le matin ensemble et de s'endormir le soir ensemble, chaque jour, et je ne me suis jamais lassé d'entendre le rire de Sofia.
Nous vivions de peu, elle cousait des vêtements pour des voisins aussi pauvres que nous, qui la payaient quand ils pouvaient, parfois de quelques légumes ou d'un massepain cuit au four public. Moi, j'allais pêcher dans une barcasse à la sortie du port. Je vendais ce que je pouvais à même le quai et ce que je ne vendais pas je le donnais aux gamins ou aux vieux qui rodaient.
Nous vivions une pauvreté heureuse dans une époque agitée, une époque où la misère allumait des brasiers dans toute l'Andalousie, où les journaliers, les paysans sans terre, venaient se vendre tous les matins aux régisseurs, qui désignaient du doigt les chanceux qui auraient du travail pour la journée. Jusqu'à la guerre, pendant toutes ces années, les révoltes n'ont pas cessé.
Quand ils n'en pouvaient plus, ces hommes, d'avoir faim et de supporter les vexations quotidiennes, il suffisait d'une impulsion donnée par le plus pauvre d'entre eux, ou le plus décidé, pour que le cuartel de la Garde civile soit pris d'assaut, la mairie occupée et l'église brûlée, oui, l’église, parce que pour ces hommes, elle était… elle était le mal, tu comprends ?
Parfois, le communisme libertaire était proclamé et le drapeau de l’Organisation était accroché au balcon de la mairie. Ils faisaient la Révolution comme s'ils étaient seuls au monde dans leur petit village. Tu as bien dû lire, non, l'histoire de Seisdedos, brûlé vif dans sa maison, avec toute sa famille alors qu'il résistait aux Garde d'Assaut ? Il y en a eu des drames comme celui-là, il en a eu tellement…
Mais nous, dans ce monde de violence, nous étions comme la rosa y el clavel, comme la rose et l'oeillet, parfumés de bonheur, et Marina est née au début de l'année trente six. Nous avons eu encore six mois de cette vie qui me semble aujourd'hui tellement lointaine, d'un autre monde, six mois sans qu'un seul jour, quand je partais avant l'aube retrouver ma barque, je ne me sois penché sur le front de mon épouse, pas un jour où je ne me sois penché sur le berceau de ma fille pour effleurer ses lèvres de mes doigts. Et, dans les ruelles blanches qui menaient à la mer, où la poussière même semblait apaisée par la fraîcheur de la nuit, je respirais le jasmin des patios, et puis, j'attendais, assis dans la barque, les filets mouillés, que le soleil pointe au bout du ciel et de la mer.
Finalement, la guerre est venue, Malaga n'a pas tenu longtemps. Moi, je ne l'ai pas faite cette guerre, ni aucune autre. Je n'en ai pas honte. Je n'en ai jamais eu honte, car personne, tu entends ? personne ne m'aurait fait abandonner Sofia et Marina, personne ! De quel droit?
Il a pourtant fallu prendre la route avant que la ville ne tombe, au début du mois de février. J'ai bien amarré la barque, Sofia a rangé la maison comme si nous allions y revenir le soir même et nous sommes partis, moi un sac sur le dos, une valise à la main et Sofia portant Marina dans ses bras.
Nous avons marché pendant deux ans. Nous avons marché sans cesser de longer la mer, d'abord vers l'Est puis vers le Nord, poussés par toutes ces batailles perdues. Notre vie de réfugiés venait de commencer…
Mais il faut que je te dise ce qui s’est passé sur cette route, entre Malaga et Almeria. Ecoute, heureusement, l’Organisation nous avait dit de partir plusieurs jours avant que les troupes italiennes ne lancent leur offensive et heureusement que nous l’avons fait, car ils ont été sans pitié pour ceux qui sont restés, mais sans pitié également pour tous ceux qui, comme nous, se précipitèrent sur la route. Nous avons été mitraillés par les avions et bombardés par les navires qui croisaient au large, obligés de nous jeter à terre, sans cesse, sur les talus et dans les fossés et, quand nous nous relevions, nous reprenions notre course sans avoir le temps de jeter un regard à ceux qui ne se relevaient pas. Nous avons couru, ainsi, aussi vite que nous le pouvions, accompagnés des cris d’enfants perdus et des vociférations de mères qui brandissaient les petits corps sans vie de leur enfant.
Peu à peu, la mitraille est tombées moins drue puis a cessé. On aurait dit une pluie d’orage qui cesse comme elle à commencé, d’un coup. Et nous avons poursuivi notre route sans nous retourner, sans même une pensée pour ce que nous laissions. Nous ne pensions qu’à fuir, à nous éloigner aussi vite que possible de ce que nous venions de voir, de tous ces morts sur cette route interminable entre le bleu de la mer, à notre droite, et les montagnes pelées qui ont la couleur de la poussière, à notre gauche, de tous ces morts…
Nous arrivions dans des villages en pleine révolution où les terres venaient d'être collectivisées et où une nouvelle vie s’organisait, bon, quand je dis que je n'ai pas fait cette guerre, je veux dire que je ne suis jamais allé au front, que je n'ai jamais porté une arme, mais, oui, j'ai participé à la Révolution, j'ai travaillé pour la Révolution partout où nous nous sommes arrêtés, pour quelques jours ou pour quelques mois, jusqu'à ce que la canonnade nous oblige à reprendre la route, toujours plus au Nord.
J'ai beaucoup travaillé avec tous ces gens qui voulaient changer le monde, mais je n'ai jamais cru que la Révolution triompherait, jamais! J'écoutais les discours, je lisais la presse, je lisais tout ce que je trouvais, comme toujours. C'est don Justo qui m'a donné le goût de la lecture. Il lisait tous les journaux qu'il trouvait mais aussi des livres. Un jour, il m'en a offert un, c'était Las Novelas ejemplares. Je voyais bien que le monde entier était contre nous, et je voyais bien, surtout, que les plus enthousiastes, les plus convaincus des révolutionnaires, doutaient eux aussi.
Je ne l’ai jamais dit à personne, même pas à Sofia, mais, aujourd’hui, je peux bien le dire, j’ai rêvé, souvent, en m’éveillant dans des lieux inconnus, à mes petits matins de Malaga, au soleil qui continuait de se lever sur la mer alors que je n’étais pas dans ma barque… Toute cette agitation, toute cette folie me semblaient tellement dérisoires que l'envie me venait de réveiller Sofia, de prendre Marina dans mes bras et de rentrer chez nous. Mais je ne l'ai pas fait. Je ne l'ai pas fait par lâcheté, sans doute, mais aussi, peut-être, parce que nous étions avec nos semblables, dans notre camp, et que je ne pouvais pas imaginer être dans l'autre.
Voilà comment étaient les choses, nous ne savions pas pourquoi nous faisions ce que nous faisions, nous avions l’impression d’être poussés, toujours plus nombreux, comme par une main gigantesque, vers le nord, toujours plus au nord.
Enfin, nous sommes arrivés ici. Je n'étais plus très jeune, et j’ai fait tout ce que j’ai pu pour paraître encore plus vieux et rester avec les femmes, les enfants et les vieillards ! Voilà comment j’ai évité les camps ! Et je n’ai pas quitté un seul instant celles que j’aimais plus que tout…
13
Tu te souviens, toi, de notre vie ici ? Tu n’étais qu’un enfant… Nous avons vite compris, au lendemain de la guerre mondiale, que nous ne retournerions jamais là-bas. Nous nous sommes établis et, tout compte fait, nous avons bien vécu, malgré le travail, très dur, sur les chantiers, et ce pays que nous ne comprenions pas toujours.
C’est alors qu’un feu s’est mis à me dévorer les entrailles. Je ne mangeais plus, je me gavais de ce bicarbonate qui apaisait la brûlure un instant. Je n'étais plus bon à rien. Il m'a bien fallu cesser de travailler. Sofia, elle, pendant ce temps faisait autant d’heures de ménage qu’elle pouvait.
Je ne sortais plus guère. Ma femme prenait soin de moi comme d'un autre enfant, toujours aussi gaie. Et les jours passaient. Sofia travaillait plus que son compte, Marina grandissait et moi je ne faisais rien, plus rien. Les choses auraient pu continuer de cette façon mais il faut croire que non, qu’autre chose était écrit…
Don Faustino s'interrompt une fois encore, le temps de rouler une nouvelle cigarette selon ce rite dont on voit bien qu'il n'est pas seulement un geste nécessaire mais plutôt une sorte de célébration en même temps que de ponctuation du temps, qu'il détermine, ce geste (celui de confectionner la cigarette, mobilisant à cela toute la méticulosité nécessaire puis, l’allumant, de s’emplir le corps, de se griser voluptueusement du souffle chaud qui n’est sans doute rien d’autre qu’une infime participation à la respiration de l’univers à l’unisson duquel, alors, on halète) qu’il détermine donc, ce geste, une manière d’être, pour le moins, sinon un mode de vie, et, peut-être, un mode d'appréhension du monde.
Elle rentra, ce soir-là, plus tard que de coutume. Elle s'assit là sur cette chaise et, le visage enfoui dans ses mains, elle éclata en un long sanglot et, soudain, elle se mit à parler, comme si elle disait une sorte de prière, ou, plutôt une malédiction que je ne comprenais pas: matame, Dios mio, matame ! Tue-moi, mon Dieu, tue-moi !... Et moi, j’étais là, je ne comprenais pas, je la regardais et je ne comprenais pas.
Alors, elle s’est arrêtée de pleurer, d’un seul coup, et s’est mise à parler, très vite, et je ne comprenais toujours pas ce qu’elle disait. Elle m’a agrippé aux épaules et à voix basse, cette fois, elle m’a dit: moi aussi ! Tu ne comprends pas ? Moi aussi ! Et puis elle s’est mise à hurler de nouveau jusqu’à ce que je comprenne, enfin. Et nous sommes restés là, longtemps, l’un en face de l’autre, silencieux.
Marina, grande déjà, une femme elle aussi, n'était plus avec nous, elle était partie travailler et vivre à Cahors, mais c'est à elle que je pensais. Depuis quelques années déjà, elle s'était détachée de nous, je ne sais pas pourquoi, Sofia elle-même ne parvenait plus à la dérider, comme autrefois, quand elles éclataient de rire toutes les deux. J’avais l’impression qu’elle s’était enfermée dans un monde qui n’était pas le nôtre…C'est de son âge, disait Sofia, mais moi je voyais bien, quand elle levait les yeux que je lui répugnais, que lui répugnait ce vieillard repoussant que j'étais devenu.
J'ai d'abord pensé à elle, et puis j'ai regardé mon épouse, un long moment, son beau visage, ses yeux, et elle, elle disait : oui ! Je regardais sa bouche, oui, la naissance de son cou, oui, oui, sans cesse, oui ! Jusqu'à ce que je fuie, pour ne plus entendre ce oui.
Il était attablé devant une assiette garnie de tomates en quartiers et de quelques oignons frais, sur le point de porter un verre de vin à ses lèvres. Il s’est arrêté pour me regarder et puis il l'a vidé, lentement, jusqu'à la dernière goutte, sans me quitter du regard. Alors, je le lui ai dit : He venido à matarte, je suis venu te tuer !
Je ne reconnaissais pas ma voix mais, tout à coup, après avoir dit cela, je me suis senti mieux, je me suis senti différent, ce n’est pas facile à dire, mais, je ne sais pas, tout à coup, j’ai eu l’impression d’avoir quelque chose à faire, quelque chose d’important, tu parles, je n'avais pas même un canif dans ma poche.
Lui, sans un mot, s'est levé, et m'a tourné le dos pour entrer dans la chambre. Il en est ressorti aussitôt, un révolver à la main, celui-ci, précise don Faustino, désignant avec désinvolture la poche dans laquelle est enfouie l’arme. Il me l'a tendu: tiens ! Et moi je regardais cette crosse, puis je le regardais et, pour la première fois, j’ai été frappé par la beauté de ce visage, peut-être parce qu'à ce moment-là il était sérieux comme je ne l’avais jamais vu. Sur son front, je m’en souviens, retombait une courte mèche de cheveux encore très noirs et sa bouche ressemblait à celle d’une femme, mais je n’ai pas osé le regarder aux yeux et j’ai baissé les miens sur l’arme qu'il me tendait. Quand je l’ai saisie, sa main est retombée, lentement, il a repris sa place à table et saisi, dans son assiette, un oignon dont il n’a fait qu'une bouchée.
J’étais fatigué, j’ai posé le révolver sur la table et me suis assis en face de lui. Il a fini son repas et s’est servi une nouvelle gorgée de vin avant de lever les yeux vers moi. Puis, il s’est mit à parler.
Il parla longtemps, de la liberté bien sûr, et de tout le reste, de l'amour et de l'hypocrisie du mariage, il me raconta comment il avait tué le cacique de son village et comment depuis sa rencontre, en prison, avec les militants libertaires, il n'avait jamais cessé de se battre pour cette liberté que tous avaient tant à la bouche.
Mais, me dit-il, la liberté, pour la plupart de ces militants, n'était qu'un mot, un mot pour lequel ils étaient disposés à donner leur vie, c’est vrai, mais cette liberté, cet idéal, ils le chassaient de leur propre vie! J’avais l’impression qu’il faisait une conférence, et il continuait : ils se battaient pour l'émancipation de l'humanité mais ils refusaient celle de leur propre compagne, de leur fille et de leur mère qu'ils maintenaient, sans même y penser, dans l'esclavage familial. Ils disaient ma compagne pour ne pas dire femme ou épouse, comme disent les bourgeois, mais ils la considéraient comme leur propriété. Ils n'avaient pas compris que les bourgeois rabâchaient une morale derrière laquelle la plupart d'entre eux menaient une vie plus libre que ces militants n'étaient même capables de l'imaginer. Car ces hommes refusaient leur propre liberté parce qu’ils étaient esclaves, oui, je me souviens qu’il a dit cela, esclaves d’une morale qu'ils croyaient combattre alors qu’ils se sentaient déjà coupables s’il leur arrivait de poser les yeux sur un genou féminin.
Et il continuait: ce n'est pas de cette façon que je comprenais la liberté ! Comment pouvait-on prétendre bâtir une société de liberté avec des hommes esclaves de tant de préjugés? Comment? Moi, à ma sortie de prison, j'ai vraiment été un homme libre, et tu sais pourquoi ? me demandait-il, et moi, que veux-tu que je réponde? J’avais l'impression de n’entendre que le grondement de sa voix, et pourtant, je me souviens de tout ce qu'il me dit ce soir-là…Tu sais pourquoi? Parce que je reconnaissais à chacun la même liberté que celle à laquelle j'aspirais, à chacun, qu'il soit homme ou femme alors que la plupart des militants ne toléraient même pas qu'un autre homme porte un regard sur leur compagne. Et les femmes acceptaient leur sort comme une fatalité. Voilà comment ils étaient ces militants !
J’avais l'impression qu'il ne cesserait jamais de parler, j’en étais horrifié, jamais je n'avais entendu des choses pareilles, même pendant la Révolution, et il continuait, toujours plus enflammé: j'ai tenu bien des femmes dans mes bras mais je ne les ai jamais méprisées, au contraire, elle se conduisaient enfin de manière humaine, comme des êtres qui ne fuient pas, qui n'ont pas honte de leur désir, de la nudité de leur corps, et elles découvraient, souvent, que le plaisir existe et que fuir ce plaisir, cette jouissance pour laquelle nos corps sont faits, était, non seulement la dernière des lâchetés, mais une offense à la vie ! Tu te rends compte ? Jamais je n’avais entendu ça !
Et il dit encore ceci, que je ne pouvais pas entendre : Sofia est encore jeune et son amour pour toi n’est pas moins grand, mais elle a le droit, elle aussi de satisfaire un désir aussi naturel que celui-là, c’est ça qui est humain ! Tiens, tiens ! dit-il enfin, en désignant le révolver qui était sur la table, c'est un révolver de l'Organisation, fais justice si tu juges que c’est ça la justice, venga, hazlo de una vez, décide toi enfin, fais-le !
Mais alors, tu sais ce qui s’est passé ? Sur cette crosse quadrillée j’ai vu les visages de Sofia et de Marina, et puis le mufle du taureau, et ses yeux, les yeux du taureau qui étaient tellement tristes…Quand j’ai levé la tête, Roman regardait dans le vide, ou plutôt son regard semblait vide comme celui d’un fou. Je me suis levé, j’ai pris l'arme et je l’ai glissée dans la poche de ma veste. Avant de sortir, je lui ai dit : un dia te mataré, un jour je te tuerai.
Sofia n'avait pas bougé, elle était toujours assise là, le visage sec, terriblement amaigri et ridé tout à coup. Elle m’a regardé et moi je lui ai dit : Rien, allons dormir…
Son rire n’a plus jamais retenti dans la maison. Après quelques jours de silence elle se jeta dans le travail, et moi, je pris l'habitude d'aller m’asseoir sur ce banc, à côté du Puits. Nous ne parlions plus.
Quand elle venait, Marina nous observait et ne disait rien non plus. Ses visites s'espacèrent puis cessèrent. Je compris que Sofia s’était confessée. Si tu les avais vues toutes les deux, avant, si belles, si joyeuses ! Avec moi, Marina a toujours eu une attitude réservée. Je le comprenais et je l'acceptais, j'étais déjà un vieillard, malade et sans doute rebutant. Je n'en souffrais pas. Il me suffisait de les regarder et de les entendre, toutes les deux, pour être heureux, passablement heureux.
C’est alors que se produisit la seconde catastrophe. Marina arriva un soir, nous ne l’avions pas vue depuis longtemps, accompagnée d'un homme élégant, imposant, pour lequel je ressentis immédiatement une grande aversion. C’était son patron. Il avait vingt cinq ans de plus que ma fille. Elle avait besoin de notre autorisation pour l’épouser.
Que pouvions-nous dire? J’ai pensé que nous n'aurions pas dû la laisser partir si jeune, et qu'elle ne faisait ça que pour fuir, pour nous fuir, pour me fuir, pour en finir avec le monde sordide que je devais représenter, moi, un vieux borgne qui n'avait même pas été capable de rendre sa mère heureuse !
Et moi, j'ai refusé. Immédiatement. Je ne pouvais pas penser que mon enfant soit aux mains d'un homme qui non seulement avait l'âge d'être son père mais qui représentait tout ce que je haïssais depuis toujours, la prétention, tu sais, la certitude qu’ont certains d’être plus que les autres.
Soudain, Sofia s'est jetée dans les bras de sa fille et l'a entraînée dans sa chambre. Nous, nous sommes restés là, debout, face à face. Il me dominait de sa haute taille, de son élégance et de toute sa richesse.
Brusquement, il s’est mis à parler, à me parler sur le ton que prennent certains pour s'adresser à un enfant, avec, en plus, cette espèce de douceur, un peu comme parlait le curé de mon quartier, et il dit tout ce que je ne pouvais pas admettre et, en même temps que j’entendais les pleurs de mes deux seuls amours, les yeux de cet homme parcouraient la pièce et revenaient se poser sur moi…
Comment te dire ce que j'ai éprouvé à cet instant? Cette impression de n'être, moi aussi, que l'une de ces choses que son regard venait de parcourir, et puis, immédiatement, j’ai ressenti de la haine. Une haine comme je n'en avais jamais éprouvée! J'ai dit: si tu prends ma fille, je te tuerai. Ils sont partis. Marina ne m'a pas embrassé. Elle ne m'a plus jamais embrassé.
Don Faustino s’est tu. Ils ne parviennent pas, eux, à échanger un regard, comme ils ne parviennent plus, depuis un instant déjà, à porter leurs yeux sur le vieillard. Ils demeurent silencieux et clos alors que les premières clartés du jour qui s'insinuent à travers l'opacité poussiéreuse des vitres blêmissent leur visage, mais lui, chassant la lassitude d'une main vacillante passée sur le front, poursuit.
Mais alors, il s’est passé quelque chose d’incroyable. J’ai eu une curieuse impression, j’ai découvert, lentement, progressivement, comme se lève le soleil, que tout était devenu très simple. Sofia, je le voyais bien, avait décidé de ne plus vivre, elle se recroquevillait, se ridait, et puis, un jour, elle s’est couchée dans le lit de sa fille.
Je lui portais un peu d'eau citronnée dans laquelle elle trempait parfois ses lèvres mais que le plus souvent elle refusait. Je m'asseyais à côté d'elle et nous restions là, silencieux. Elle allait mourir. Les deux êtres qui étaient toute ma vie me quittaient, mais moi, voilà que je voulais vivre !
Un jour, ou peut-être une nuit, quand tout se confondait, quand nous restions là assis l’un à côté de l’autre, un jour, j’ai revu les yeux du taureau et j’ai compris pourquoi je ne l’avais pas tué. J’ai compris que dans ce regard il y avait notre étonnement commun face au mystère de ce monde.
Mais moi, maintenant, je savais. Je savais pourquoi je devais tuer. Un révolver m’avait été donné pour cela et c’est cela, cette certitude qui illuminait ma nouvelle vie. Voilà, tout à coup, j’ai eu l’impression d’être ce que je n’avais jamais été, d’être libre, tu comprends ? libre parce que j’avais un acte à accomplir, tu te rends compte ?
Nous avons reçu une carte qui annonçait le mariage de Marina et ma haine a grandi encore. Sofia, elle, pâlissait chaque heure un peu plus, j’observais ce visage que je ne reconnaissais plus, enfoui dans un nid de cheveux gris et, je n’ai pas honte de le dire, j’ai souhaité, tout à coup, qu’elle s’éteigne.
Mais ce n’est pas sa mort que je désirais. Je rêvais, tout ces jours, assis près d'elle, lui tenant la main, que l'Acte accompli, je la retrouverais, je ne sais où, je serrais sa main et elle me répondait avec ses dernières forces. Elle est morte peu de temps après le mariage de notre fille.
Maintenant, dix ans ont passé. Mais tout ce temps n’a fait que rapprocher le moment où je vais aller m’asseoir à côté d’elle, et reprendre sa main. Tu comprends pourquoi je souhaitais qu’elle s’éteigne ? En vérité, pourquoi nous le souhaitions tous les deux ? Parce que je devais tuer deux hommes avant de pouvoir reprendre sa main.
Tu imagines bien qu’à ce moment-là je ne savais pas que j’allais traîner encore pendant dix ans, mais ce n’est pas du temps passé en vain, non, que veux-tu ? C’est ma vie, la dernière partie de ma vie. C’est ainsi que les choses devaient être, comme elles sont et pas autrement !
Avant, il ne me venait pas à l’idée de me demander si la vie avait un sens ou si elle n’en avait pas, la question ne se posait pas puisque Sofia était là, mais pendant ces dix ans j’y pensais, parfois, et la réponse me venait immédiatement, je savais pourquoi je vivais encore. Je sentais Sofia à mes côtés. Parfois, je m'adressais à elle, à haute voix, et les gens qui passaient près de mon banc en souriaient. Il m’est même arrivé d’être heureux. Assis sur mon banc près de la fontaine, je retrouvais un peu de ce que j’éprouvais dans ma barque aux petits matins de Malaga.
Alors que don Faustino s'applique à la confection d'une nouvelle cigarette, il songe, lui, à l'affabilité du vieil homme assis sur son banc, jambes croisées, casquette légèrement penchée sur l’oreille, examinant avec attention son mégot jaunissant entre ses doigt maigres, aux flambées du désir de Manuela astiquant les chromes de sa cuisine, aux mots de Romàn pour dire ce qu’il en est de la liberté de chacun et à ce père qui décida un jour de partir. Mais alors, songe-t-il, si l'impérieux devoir du militant irréprochable était moins héroïque qu'il n'y paraît? S’il n'était d'autre héroïsme que de se trouver chaque matin au seuil d'une journée lisse, prévisible au point qu'elle pourrait ne pas être vécue, et de se dresser, cependant, parce qu'il le faut bien, ou qui sait pourquoi ? S’il n’était d’autre héroïsme que celui-là, Malika?
Il se heurte à ses yeux qui maintenant le scrutent, ce dont il s'irrite comme si elle s'autorisait à suivre, à son insu, le cheminement de sa pensée et qu'elle en attendait, anxieuse, l'accomplissement, et, alors que don Faustino reprend son récit, il lui apparaît, subrepticement, qu'il en est fini des certitudes et qu'il va devoir se suspendre au doute pour faire face à la redoutable liberté que la lucidité concède.
Je suis allé chez lui tous les jours, tous les jours pendant dix ans, le révolver dans la poche, au début. Il savait, bien sûr, que je l'avais là, à portée de main, comme il savait, bien sûr, pourquoi je venais. Moi, je le regardais.
Je passais le reste de mon temps assis sur cette chaise dans la pénombre des jours d'hiver, ou sur le banc de pierre aux beaux jours, suivant des yeux les tourbillons des guêpes autour de la fontaine, je pensais à ces deux hommes que je devais tuer et j’échafaudais des plans afin que la mort de l'un ne me prive pas de la mort de l'autre.
Et puis, de temps en temps, je prenais le train de Cahors, très tôt le matin ou tard le soir. Je me dissimulais du mieux que je pouvais près de la maison et je les apercevais. Il m'arrivait même de les suivre quand ils n’allaient pas en voiture.
Marina devenait chaque jour plus femme, plus Sofia. Mais elle ne riait pas. J'en avais le coeur serré mais, comme je savais, maintenant, ne plus me mentir, j’en ressentais une sorte de satisfaction honteuse. Je rentrais par le dernier train ou le premier de la journée, et au midi suivant je retournais chez lui. Notre vie, peu à peu, s'organisa ainsi. Je faisais ma visite quotidienne et les jours passaient, mais j’avais l’impression, parfois, que cette routine me faisait oublier ma mission. Lui non plus, d’ailleurs, ne semblait pas y penser, il m'aidait à résoudre les problèmes matériels, ces fastidieuses démarches pour avoir je ne sais quelle pension ou l'aide aux vieux accordée par la municipalité.
Nous buvions le café ensemble et, quand il se disposait à la sieste quotidienne, il me congédiait, comme l'on congédie un enfant, affectueusement, en me recommandant de prendre dans la remise la salade et les pommes de terre de mon dîner.
Les jours passaient, et les mois et bientôt les années. Je n'emportais plus le révolver et je voyais bien que le temps qui passait amenuisait, non pas ma détermination, mais ma capacité à faire ce que j’avais à faire.
Parfois, assis en face de lui, j'imaginais l'acte, je nous rêvais, moi, levant lentement mon arme alors que lui levait les yeux vers moi, sans le moindre cillement, sans le moindre étonnement mais avec, lui aussi, une douloureuse compassion dans le regard, je pressais la détente et il continuait à me regarder et je savais qu'il ne me haïssait pas.
14
…la vie s'était faite d'elle même. Je prenais le train, contemplais ma fille, et Sofia à travers elle. Je lisais les journaux de l'Organisation que Romàn continuait de recevoir et qu'il me donnait sans même en avoir rompu la bande et, sur le banc de pierre, je laissais aller mes pensées.
Nous vieillissions ensemble, nous parlions peu, du temps, de la maladie des uns, de la mort des autres et nous nous retrouvions parfois chez Manuela et Geronimo qui nous invitaient à déjeuner le dimanche. Ces jours-là, il se forçait à un peu d’entrain. Nous faisions tous semblant. Je ne sais pas s’il lui arrivait d'oublier, au fil des ans. Moi, non, pas un instant, pas un instant !
Quand je rentrais et que tout ceci (don Faustino eut un large geste de la main dans lequel il y avait encore une pointe de l'élégance du matador prenant le public à témoin de son art) me sautait au visage, je me désespérais et je désespérais d'avoir un jour la force de presser la détente.
Il m'est arrivé, parfois, de me réveiller en pleine nuit, de me lever et de descendre jusqu'à sa porte, d'attendre dans la ruelle silencieuse, la main sur la crosse, rêvant qu'il allait sortir et que je n'aurais alors qu'à tirer sur une ombre, que je ne verrais ni son visage ni ses mains et qu'il m'en coûterait moins. Puis, aux premières lueurs, je revenais ici, plus désespéré que jamais.
Je ne sais pas si j'aurais eu cette force sans la scène à laquelle j'assistai l'autre jour, lors de mon dernier voyage à Cahors. Il était déjà tard dans la soirée, la voiture s'est arrêtée devant la maison. Il en est descendu aussitôt, a claqué la portière avec violence et s'est dirigé précipitamment vers la grille. C'est alors que l'autre portière s'est ouverte et que Marina est descendue à son tour et s'est mise à courir dans la rue déserte. Il s'est lancé à sa poursuite, l'a rattrapée en quelques enjambées, lui a saisi le bras et l’a giflée avec une violence…
Je ne parvenais pas à penser que c'était bien ma fille que l'on frappait ainsi, celle que Sofia avait porté et dont je caressais les lèvres le matin avant de regagner ma barque, celle qui ne lâchait jamais ma main tant que durait l'histoire que je lui racontais le soir assis sur le bord de son lit.
Quand je commençais à reprendre mes esprits, il l'avait déjà poussée dans la voiture et franchi la grille qu'il refermait avec fracas. Je restais là quelques instants, les yeux fixés sur cette grille qui s'était refermée sur le malheur de ma fille.
Curieusement, il me venait, alors que je regagnais la gare, et plus encore assis dans le train, il me venait une sorte de paix intérieure, quelque chose comme une grande sérénité. Cette nuit-là, je dormis paisiblement, longtemps, et quand je m'éveillai, la scène de la nuit me revint immédiatement : je revoyais les traits de ma fille déformés par la peur et la douleur.
Pendant que je descendais lentement vers la place, le visage ravagé de Sofia se levait vers moi comme aux derniers jours de son agonie. Je m'accommodai sur mon banc et me mis à réfléchir à ce que j’allais faire, parce que, maintenant, je savais que j’allais le faire. Les choses s'ordonnaient d'elles même : j'attendrais Romàn au jardin où il arrivait toujours à la même heure, été comme hiver, très tôt, avant même que le jour ne se lève, puis, j'attendrais l'enterrement, afin que les choses soient en ordre. Et je prendrais le train pour la dernière fois.
Fue una noche extrana, ce fut une nuit étrange. Des images se formaient lentement, je ne sais où, derrière mon front, se précisaient et disparaissaient aussitôt pour laisser place à d'autres images. Un poisson rose et ventru tombait dans la barque et disparaissait aussitôt, Sofia marchait devant moi portant Marina dans ses bras et j'étais fasciné par le mouvement de ses jambes, par le balancement de sa robe à ses hanches alors qu'elle se retournait et éclatait d'un rire qui me faisait peur, mais elle, elle poursuivait sa marche, allongeant le pas, exagérant le balancement de son corps, s'éloignant alors que moi je n’en pouvais plus, que je renonçais à la suivre et qu’elle disparaissait dans la poussière du chemin. Et le taureau qui grimaçait, et Roman qui lissait ses cheveux noirs et éclatait d’un rire silencieux. Et je revoyais la barque à nouveau, mais elle s'engloutissait. Par moments, je sursautais et je me retrouvais sur cette chaise, puis, je m'engourdissais de nouveau et de nouveau les mêmes images se formaient, interminablement.
L'heure de descendre au jardin arriva enfin. J'attendis dans l’obscurité et le silence. On n’entendait que les feuilles des peupliers, mais, tout à coup, le portail racla le sol. Un instant après, je devinai qu’il poussait la porte de la cabane, déposait des cageots, déplaçait des outils, puis s'asseyait sur le banc pour allumer la première cigarette.
Je m'avançai vers lui, le révolver pointé. Je lui dis : He venido à matarte, je suis venu te tuer. Il n’a pas eu le temps de lever les yeux. J’ai pressé la détente aussitôt, comme je l'avais imaginé, pour qu'il ne puisse pas prononcer une parole, pour nous épargner cette souffrance. J'ai regardé son corps basculer et toucher terre au pied du banc. Je suis resté longtemps assis sur cette chaise l'esprit vide et le corps engourdi. Puis, je suis descendu sur la place.
La nouvelle bondissait déjà par le chemin, tu sais bien comment sont les gens ici, "alors mon pauvre, que lui est-il arrivé à votre ami, quel malheur tout de même..." je hochais la tête et poursuivais mon chemin entre les murmures apitoyés et les commentaires étouffés.
Je me suis assis sur mon banc un instant, puis je suis allé chez les uns et les autres comme on fait le tour de la famille. Les commentaires étaient rares et les hochements de tête nombreux. Les gendarmes allaient et venaient et, déjà, l'on s'activait à la préparation des funérailles. La journée est passée sans que je m’en aperçoive et, à nouveau, cette nuit-là j'ai dormi paisiblement.
Le lendemain, tu es arrivé. Je ne sais pas comment te dire ce que j’ai à te dire. En te voyant j’ai pensé que tu étais comme un enlacement entre le passé, notre passé et le futur qui sera le tien, mais un peu aussi le nôtre, non ? Alors tu comprends, ce passé, il faudra t’en défaire, te défaire le plus que tu pourras, de ce que nous t'avons donné sans savoir ce que nous faisions, pour que tu puisses vivre sans être encombré par ce que nous avons été. Mais tu le sais bien, tu ne pourras te libérer de nous que lentement, à mesure que les années passeront, et pourtant il faut le faire, parce qu’il s’agit de ta vie, tu comprends ? J'aurais voulu le dire à Marina, mais je n'en aurai pas l'occasion, tu le lui diras toi, tu lui diras…
Ce soir-là, je me suis senti étrangement bien, très serein. J'ai mangé comme je ne l'avais pas fait depuis longtemps. Je sentais en moi un grand calme et une grande lucidité. Je savais ce que j'avais à faire et je savais comment j'allais le faire. Je me suis couché l'esprit en paix.
Le lendemain, je suis allé voir Romàn exposé dans son cercueil. Il était beau. C’est tout ce que je me suis dit, mais, brusquement j'ai haï l'autre, et je me suis senti plein de force.
A la fin de l'enterrement, j’ai profité de ce moment où les gens se saluent et se déplacent en tout sens, pour m'en aller. Je suis passé à l'Auberge, j’ai laissé ma lettre et j'ai marché jusqu'à la gare. Je me suis assis au bout du quai, comme je l'avais fait tant de fois, pour attendre le train de Cahors. Un peu plus tard, j’étais posté devant leur grande maison, comme tant de fois aussi.
J'espérais qu'ils rentreraient séparément comme ils le faisaient souvent, ils ne dînaient même plus ensemble… Comment aurait-elle pu être heureuse? Tu lui diras tout ce que je te dis. Dis-lui tout, tout ce que je viens de dire. Elle est encore si jeune. Elle peut vivre encore. Dis-lui, surtout, qu'elle est l'enfant d'un amour..., d'un amour, simplement, dis-lui toi, insiste don Faustino se tournant vers Malika, tu es une femme, dis-lui !
Je n'ai pas vu ma fille, lui est rentré tard, comme je l'avais espéré, il est descendu de voiture devant le portail de fer noir, il a repoussé les deux battants pendant que je m'approchais. Le moteur continuait de tourner, l a lumière des phares éclairait son dos. Je me suis approché de quelques pas encore avant qu'il ne se retourne.
Il ne m'a pas vu tout de suite, il était ébloui. Moi, je tenais le révolver à bout de bras et, soudain, saisissant la situation, il a lui aussi tendu son bras droit, la main grand ouverte comme pour repousser la balle qui allait le frapper. Et mon doigt a pressé la détente tout seul, c’était comme si tout se passait sans moi, sans ma volonté, comme si tout était prévu d’avance. Je ne sais pas si tu peux comprendre, moi, je n’étais rien, je ne faisais rien. Pourtant, Il a ployé les genoux.
Don Faustino se tait, baisse les yeux vers son mégot comme pour en constater, navré, le jaunissement froid, puis, il se redresse. Asi fueron las cosas, hijo, voilà ce qui s'est passé, fils.
Le silence s'est épaissi, dense lui semble-t-il maintenant, de la question qui n'a pas quitté son esprit depuis qu'il s'est assis sur cette chaise, depuis qu’il a écouté les vérités de Géronimo puis la confession de Manuela et il murmure, honteux de mêler ainsi sa quête aux certitudes auxquelles le vieil homme vient d'atteindre, honteux de profaner la paix à laquelle, il le sent bien, don Faustino s’est hissé, il murmure pourtant, dites-moi, don Faustino, dites-moi pourquoi mon père est parti, dites-moi enfin qui était véritablement mon père !
Le vieil homme lève son regard amputé qui semble se troubler brièvement, s'effacer le temps bref nécessaire pour abandonner le monde qui jusque là le tendait, et prendre appui, vif de nouveau, ailleurs, comme le fait le lecteur qui revient au passage oublié pour reprendre sa lecture avec une pertinence assurée, ton père, dit-il était l'homme le plus instruit de nous tous, le plus sérieux, le plus engagé, et le plus honrado.
Pendant des années, il s’est chargé, avec Romàn, d'écrire les lettres, de "faire les papiers" comme on disait, les fameux « papiers », pour que nous puissions enfin vivre ici en paix, définitivement. Il le faisait pour tous ceux qui étaient incapables de le faire, mais, contrairement à Romàn, lui ne se permettait jamais la moindre plaisanterie. Son calme, son sérieux nous impressionnaient.
Il était, pour nous, comme un exemple de ce que nous aurions voulu être. Je crois qu’il n’a jamais accepté l’échec de la révolution lui non plus, il ne pouvait pas s’y résigner, c’est pour ça qu’il était si sérieux, il refusait cet échec !
Pendant les réunions qui se déroulaient chez vous, il parlait souvent des erreurs commises par l'Organisation, par les républicains en général, mais aussi de ses propres erreurs, comme s'il se considérait, lui, parce qu’il était un "militante destacado", comme s’il se considérait responsable, personnellement responsable, de la défaite.
Je suis sûr qu'il se sentait coupable de cette défaite, coupable comme devaient se sentir bien des militants prestigieux, coupables de nous avoir conduits, d'avoir conduit tout un peuple à cet affrontement, il y a eu tant de morts… Mais tu comprends, lui, il vivait, entre sa compagne et son fils, et les autres étaient morts ! Et il entendait peut-être la plainte de ceux qui avaient crû aux proclamations des "militantes destacados" et le gémissement de ceux qu'on avait obligés à se battre. Parce que tu sais, tous n’étaient pas volontaires dans cette bataille, nombreux sont ceux, dans notre camp aussi, qui ont combattu sous la menace, simplement parce que leur village était tombé aux mains des uns ou des autres et quand ils étaient mobilisés, il ne leur restait plus qu'à obéir et à monter au front avec, parfois, s'il le fallait, un révolver dans les reins.
Mais lui, alors que don Faustino semble reprendre haleine, est visité par de fugaces visions qui se succèdent et se pressent, dans lesquelles il ne perçoit de son père qu'une brume d'impassibilité soucieuse et un regard se voilant aussitôt qu'il croit le saisir, puis il éprouve, frémissant tout à coup, la chaleur caressante de la main se posée sur sa nuque, s'y attardant un instant avant de s'en détacher à regret…
...croyez-vous, don Faustino, croyez-vous que l'on parte mourir pour des idées quand on vit avec une femme que l'on aime et un fils que l'on a fait? Ne m’avez-vous pas dit que vous n’avez jamais laissé les vôtres ?
Hay, hijo! Ne me demande pas l’impossible ! Tu ne peux pas imaginer ce qu'étaient "las Ideas" pour des hommes comme ton père! Cette nuit, en ce moment même, bien des choses me reviennent à l'esprit que je comprends mieux que jamais. Je crois bien que je comprends mieux que jamais ce que nous étions, chacun de nous, en vérité, et je suis sûr, aussi, de bien te comprendre toi. Ecoute, une fois pour toutes ! ton père est parti parce que l’Organisation l'a appelé et, je te le dis une fois encore, tu ne peux pas savoir ce que représentait l'Organisation pour ces hommes. On disait d'eux, parfois, la han mamado, elle les a nourris de son lait, et pour cela, quand elle les appelait ils s'élançaient. Ton père est parti, comme tant d'autres, parce qu'il n'aurait pu vivre sans répondre à cet appel, celui de l’Organisation ! Trop de ses camarades, "los companeros", tu entends? "los companeros" prestigieux ou anonymes, étaient tombés. Comment aurait-il pu vivre? Je ne sais pas s'il croyait lui, comme tant d'autres dans ces années-là, que ce que n'avait pas obtenu le combat sur les champs de bataille, l'action clandestine de quelques-uns, des meilleurs d'entre tous ceux qui restaient, de ceux qui ne pouvaient renoncer car renoncer serait reconnaître l’inutilité de leur engagement passé, et l'absurdité de leur propre vie, je ne sais pas s'il croyait, lui, que l'action clandestine l'obtiendrait. Je ne sais pas, car il m'a semblé parfois, à les entendre, ces hommes, que ce dernier geste était le seul qui puisse les sauver, leur donner enfin, au dernier moment, un peu de sérénité. Ces hommes qui sont repartis là-bas, nombreux et de toutes les organisations, ne pouvaient pas vivre avec le sentiment de s'être trompés à ce point, d'avoir égaré leur vie sans même y prendre garde, sans y penser, comme l'on boit un verre d'eau.
Ils n’avaient pas peur de mourir, au contraire, peut-être. Cette mort, l'arme à la main, je crois qu’elle leur rendait la vie, tu comprends ? Peut-être, je ne sais pas, le curé, dans notre quartier de Malaga, disait que c'est un péché de vouloir changer le monde…
...don Faustino, tout de même, abandonner les êtres que l'on aime ! Tu ne peux pas savoir, s'insurge le vieillard avec une véhémence lassée, tu ne peux pas savoir ce qu'étaient "las ideas" pour ces hommes ! Tu ne peux pas imaginer ce qu'était, surtout, "la Organizacion" ! Je te l'ai dit: "la han mamado", ils se sont nourris à son sein!
"La Organizacion", murmure-t-il…
Si hijo, si, "la Organizacion" !
Les dernières ombres se sont dissipées au-delà des vitres opaques de poussière et leurs résidus semblent s'être réfugiés dans l'espace rétréci de la pièce pour se mêler au silence dans lequel tous trois se blottissent un instant encore.
Don Faustino… s'efforce-t-il d'articuler alors que s'étouffe sa voix quand il pose sur la table, comme subrepticement, le révolver qui, pourtant, semble en surgir, soudain, puis s'y enfouir pour reprendre forme aussitôt et s'imposer de toute sa menaçante réalité, don Faustino...
Non! tranche le vieil homme avec une autorité dans le ton et une détermination dans le geste de la main repoussant l'arme qui ne souffrent ni équivoque ni réplique. Non! martèle-t-il, quittant sa chaise avec une légèreté incongrue, non! Je veux que l'on sache combien je suis fier, orgulloso, si, orgulloso, d'avoir accompli ce que je devais accomplir. Peu m'importe la justice, peu m'importe que l'on juge mon acte juste ou injuste ! Qui pourrait se sentir autorisé à juger? Peu m'importe ! Ce que j'ai fait, je devais le faire ! Je ne sais pas pourquoi j'en suis aussi convaincu, mais c'est ainsi, je devais le faire et je l'ai fait. Je veux vivre, maintenant, pour soutenir les regards et, pour la première fois depuis tant d'année, je veux goûter à la paix, cette paix qui est déjà la mienne en ce moment. Cette paix je ne veux pas y renoncer !
La prison sera le lieu idéal pour apprécier chaque seconde de cette paix. Je serai bien, seul dans ma cellule, avec mes souvenirs et tout mon amour. Vous, prenez soin de Marina. Dites-lui tout, comme je vous l'ai dit, elle est très jeune encore. Et toi, prends ta compagne par la main et vivez !
Il se détourne, comme déplorant tout à coup d'en avoir trop dit ou, peut-être, réalisant la vanité de ses dernières injonctions, ouvre les portes de l'armoire d'un geste étonnement vif, en extrait, la brandissant, une mallette dont l'épais carton verni d'un rouge orangé n'apparaît qu'aux échancrures de la housse beige qui la revêt, tendue et maintenue à chaque coin par des boutons à pression dont la tête arrondie luit de multiples effacements.
Je suis sorti de Malaga avec elle, commente-t-il en la posant sur la table, elle est solide. Il y dispose quelques vêtements sans la moindre hésitation, comme si chacun de ses gestes avait été minutieusement prémédité, puis, rabattant le couvercle et claquant les serrures, vamos, lance-t-il, allons!
Quelques pas les mènent au centre de la placette Roucou où le vieil homme s'immobilise. Comme lui, ils contemplent un instant la façade grise de la maison dont ils viennent de sortir, le crépis écaillé autour des fenêtres dont les volets n'ont pas été clos. La ruine mitoyenne dont la toiture s'est effondrée semble s'épuiser à pousser vers le ciel, par ses ouvertures béantes, un gémissement de désolation.
Derrières les vitres des maisons voisines des rideaux bonne femme s'écartent subrepticement, une porte va jusqu'à s'entrebâiller en miaulant alors que don Faustino pivote lentement sur lui-même tête dressée et qu’il ne peut, lui, retenir un silencieux : "Torero!", comme le jettent les aficionados au matador triomphant qui, les avant-bras dressés à hauteur du visage, les paumes en regard, bat imperceptiblement le rythme des ovations.
Puis, ils gravissent lentement la venelle Roucou jusqu'à la rue de la Halle, par ici, décide don Faustino, prenant à droite vers l'avenue Gambetta. Il chemine, lui, portant la mallette, aux côtés de Malika, en retrait, sans même y avoir pensé, comme reconnaissant ainsi au vieil homme le rang qui lui revient.
Entre l'épicerie et la boulangerie qui se font face au débouché de la ruelle du Puits, ils tranchent, dans leur avance, des regards qui se croisent, indécis ou sans vergogne, comme l'on tranche, l'été, les fils d'Ariane scintillant entre les ronciers du chemin. Puis, dans leur dos, s'entrouvrent les murmures.
La ruelle dans laquelle ils s'engagent maintenant rétrécit encore sous le ciel bas de sorte que la noirceur du sol bitumé semble monter à l'assaut des façades, elles-mêmes bien sombres. Don Faustino fait halte devant la porte de la remise quotidiennement franchie pendant une décennie de visites à Romàn. Du briquet qui semble se couler entre ses doigts comme d'initiative propre il rallume son mégot et lève la tête vers la fenêtre qu'il observe longuement avant de se détourner et de reprendre sa marche.
Parvenu au Puits, il se recueille un instant près de son banc. Il commence à faire froid, constate-t-il, ils viendront vers onze heures, s'il ne pleut pas.
Dans la montée de l'avenue Gambetta il délaisse les trottoirs étroits pour emprunter le milieu de la chaussée, excluant l'éventualité même d'un véhicule intempestif. Regarde, signale-t-il soudain, la main tendue vers un immeuble de trois étages brefs, la fenêtre de votre cuisine, elle restait souvent la dernière éclairée le samedi soir, nous étions tous assis autour de la table, nous buvions le café en écoutant les programmes de Radio Andorra, nous guettions les nouvelles de là-bas et les chansons d'avant la guerre, ta mère les reprenait parfois, elle chantait bien, nous étions au chaud…
La pente se raidit à l'approche du croisement avec la rue de la Halle qu’ils retrouvent et dans laquelle ils s'engagent pour déboucher sur la place, à quelques pas. Romàn a habité là précise don Faustino désignant de la main le balcon de la vaste demeure, à son arrivée ici, en rentrant d'Allemagne, oh, peu de temps !
Sous la halle, il lève la tête vers les poutres comme pour y examiner l'abondance des toiles d'araignées s'affaissant sous le poids de poussières grasses. J'aimais bien venir au marché, le vendredi matin, même si je n'y achetais rien, Romàn me donnait tout, lui aussi, d'ailleurs, aimait bien venir ici, pas pour vendre, il le faisait directement à des marchands qui venaient au jardin. Au contraire, il lui arrivait parfois d'acheter quelques légumes, dont il n'avait que faire, à l'un de ces vieux qui viennent là avec quatre carottes et trois pommes de terre, comme ça, pour leur donner quelques sous sans avoir l'air de faire l'aumône.
Devant la pharmacie dont la devanture de bois sculpté offre au regard une collection de cornues antiques, il se tourne à nouveau vers lui, ce pharmacien, il est mort maintenant, on l'appelait Franco, entre nous, parce qu’il était chauve, comme l’autre.
Dans la ruelle qui monte vers le Beffroi, le vieillard, après quelques pas, s’immobilise, suspendu à son souffle court. Mais déjà, sous le regard inquiet des jeunes gens, il reprend sa marche, quoique d'un pas moins assuré, las monjas, les religieuses, remarque-t-il devant une porte étroite et cependant massive dont le bois épais est travaillé en rosaces et en losanges réguliers, elle faisaient les piqûres, elles ont piqué les fesses de tous les réfugiés et certains juraient par Dieu, le Christ et le Lait de la Vierge, elles souriaient et disaient: allons, allons..., elles étaient bonnes elles aussi…
La toiture à quatre pans d'ardoise au-dessus de l’oeil cyclopéen de l'horloge semble une tête monstrueuse mais amène dressée sur le corps décharné du beffroi vers lequel ils lèvent les yeux. Quelques pas encore et don Faustino signale l'auberge blottie à l'ombre redoublée de la tour et de la tonnelle de glycines, Sofia a beaucoup travaillé ici, elle faisait les chambres, le ménage et même la cuisine quand il le fallait…
Ils montent encore, vers la Route maintenant, longeant le flanc du Grand Hôtel sur lequel s'ouvre la porte des cuisines et il fait là une nouvelle halte sous le regard étonné, puis gêné, de jeunes gens en pantalons à fin quadrillage bleuté, veste blanche boutonnée jusqu'au cou et serrée à la ceinture par un tablier sombre dont un pan est relevé et maintenu à la taille par la pointe passée sous le cordon noué sur le ventre, elle a travaillé ici aussi, dit-il pour lui-même cette fois, ployant les épaules comme sous l'effet d'une brusque lassitude, puis, les mains croisées dans le dos, courbé vers l'asphalte qui se raidit encore à l'approche de la Nationale, il progresse lentement, moins attentif, dirait-on.
Parvenu à la terrasse de l'hôtel, déjà dressée sous les platanes, il désigne, d'un mouvement bref du menton, le muret de pierres qui la cerne, el banco de la paciencia, le banc de la patience, explique-t-il, nous venions nous asseoir là, au bord de cette route qui mène là-bas, puis il tourne le dos à la place et se dirige vers le Port, d'un pas plus vif.
Il pénètre le premier dans la gendarmerie alors que Malika glisse sa main sous le bras du vieil homme au moment d'en franchir le seuil. Le brigadier maintient sa panse sur ses cuisses assis derrière un bureau sur lequel le jeune homme glisse, plutôt qu'il ne pose, le révolver de l’Organisation.
Mille Dieux ! profère le gendarme, alors que don Faustino s'asseyant sur la chaise réservée au public lève les yeux vers Malika demeurée debout à ses côtés. Qué raro, murmure-t-il, no estoy cansado, c'est curieux, je ne suis pas fatigué.
15
Elle ne s’est sans doute pas levée aujourd’hui. Elle est là, allongée dans son lit, les mains posées, reposant sur la couverture, de part et d’autre de son corps, le visage tourné vers la fenêtre derrière laquelle les grands marronniers du Bois commencent à se dissoudre dans la brume sombre de cette fin d’après-midi. Elle ne l’entend pas. Il la contemple un instant.
Ses mains se sont affinées depuis qu’elles n’ont plus à manier manches et brosses ni à tremper dans des eaux grasses et détergentes. Elles ont gagné en élégance, n’étaient les ongles, trop longs, que les soignantes négligent malgré ses protestations répétées. Son visage aussi s’est, non pas affiné, mais lustré, peut-être même, et paradoxalement, hâlé depuis qu’elle ne quitte pas la chambre. Sa chevelure, très noire autrefois, abondante et ondulée n’est plus que blancheur absolue, d’un autre monde déjà.
Il avance d’un pas encore. Ses yeux ne regardent pas la fenêtre, ne sont fixés nulle part. Il contourne le lit. Elle tarde à prendre conscience de sa présence comme si le voyage était long depuis la contrée où elle s’était enfouie.
Aqui estàs hijo mio ? Te voici mon fils ? Je ne sais plus à quoi je pensais, je ne t’ai pas entendu, et ces fleurs ? ces roses, qu’elles sont belles ! Mais pourquoi? Navidad ? Noël ? Je ne le savais pas, moi…
…je suis là, tu vois, pourtant, je n’ai jamais aimé le lit, ton père, bien au contraire, le monde pouvait s’écrouler, il mettait la tête sous la couverture, mais moi, non, je n’ai jamais aimé, tu le sais bien, toujours la dernière couchée, usant mes yeux aux raccommodages et à toutes les coutures, car je faisais tout, chemises et pantalons ou n’importe quoi d’autre, et à cinq heures j’étais à nouveau dans la cuisine, à la lessive, veillant à ne pas faire de bruit, à cause des enfants, oh, moi, le lit, je n’ai jamais aimé, depuis toujours, mais maintenant la tête me tourne, d’ailleurs le médecin m’avait bien prévenue…
… alors me voilà. Que ferais-je debout ? Avec le froid qu’il fait, je suis gelée, et cette tête, mon Dieu ! Je ne me souviens plus de rien, je ne sais même pas quel jour nous sommes, ce n’est pas que la mémoire me fasse défaut, non, je me souviens de tout : quand j’étais petite, au village, il n’y en avait pas deux comme moi pour ce qui est de la mémoire, je savais par cœur toute l’Histoire sainte, sur le bout du doigt, d’ailleurs la maîtresse, dona Estefania, le disait souvent à ma mère, cette petite, avec une telle mémoire pourrait bien parvenir à être institutrice, si elle ne se gâte pas, mais, penses-tu, mon père… ! Il ne pouvait même pas envisager de m’envoyer à Saragosse, inutile même d’en parler, mon frère, en revanche, qui était intelligent, figure-toi s’il était intelligent qu’à l’âge de douze ans, l’instituteur dit à mon père qu’il ne pouvait plus rien lui apprendre ! Alors lui, comme c’était un garçon, fut envoyé à Saragosse, mais une fille, penses-tu, il ne fallait même pas y songer !
Non, pour ce qui est de la mémoire, je n’ai jamais eu à me plaindre, seulement depuis cette fichue opération, eh bien voilà, c’est ainsi… Dire que j’étais un paquet de nerfs, que je n’arrêtais pas de toute la sainte journée, et maintenant, je n’ai même plus envie de bouger le petit doigt, cette opération a été une catastrophe pour moi, j’ai la tête… !
Mais pour le reste, pour ce qui est de ma vie, je me souviens de tout dans les moindres détails, et même du temps où j’étais haute comme ça…
Combien de fois l’ai-je raconté ? Je me demande si ma sœur s’en souvient encore, c’était bien avant la mort de ma mère, oh, oui, bien sûr, je devais avoir sept ou huit ans, la maîtresse nous demandait d’aider les plus petits, ceux qui ne connaissaient pas encore leur alphabet, et moi j’étais toujours la première, toujours disposée. Pourtant, tu devais aussi savoir ta leçon sinon, avec une baguette de jonc…, voyons les mains, disait-elle, et elle tapait de toutes ses forces sur les paumes et sinon sur les jambes, on avait l’impression d’être mordue !
En ce temps–là les choses allaient ainsi, et les parents disaient que ce n’était sans doute pas sans raison ! Et ils t’en flanquaient une autre, par dessus le marché, quoique mon père n’était pas comme ça, il ne fallait surtout pas toucher à ses filles, ça c’est vrai, les filles pour lui, étaient au-dessus de tout et, comme il était premier adjoint au maire, les gens le respectaient.
Alors, le jour où je suis arrivée avec la joue enflée, il est sorti de la taverne, parce que, au rez-de-chaussée de notre maison, mes parents tenaient une taverne où se réunissaient tous les hommes du village, eh, bien il est sorti en pestant, et je ne sais pas ce qu’il à bien pu lui dire mais le fait est qu’elle ne nous a plus jamais touchées ni moi ni ma sœur, je me demande si elle s’en souvient elle…
Les choses, alors étaient très différentes, et dire que maintenant je ne sais même plus quel jour nous sommes, je ne pensais même pas à Noël, je ne me rends pas compte, comment veux-tu que je sache, moi, si c’est Noël ou le Nouvel An ou je ne sais quoi ? Comment veux-tu ?
Ah, Noël ! Noël quand j’étais enfant ! A cette époque, c’était quelque chose que tu ne peux pas imaginer, tout le village était en effervescence, les femmes les premières. Depuis que le cochon avait été tué elles ne cessaient les préparatifs, tu te rends compte ? Dans une maison comme la nôtre, on prenait dans l’armoire un grand linge blanc, parce que même s’il n’y avait pas ces poudres comme aujourd’hui, avec du savon, dans l’eau de l’Ebre, le linge resplendissait que c’en était un plaisir…
…bon, eh bien on étendait cette nappe sur la table, une de ces grandes tables d’alors, et elles se mettaient toutes autour, les manches retroussées, le visage cramoisi sous l’effet du feu qui brûlait dans la cheminée, une grande cheminée comme tu ne peux pas imaginer, dans laquelle les chaudrons étaient pleins d’eau bouillante, et elles étaient toutes là, un jour chez l’une, un jour chez l’autre, accommodant la tripaille.
Quel travail! Tu ne peux pas savoir, découper l’animal, c’est don Fermin « le Tueur » qui s’en chargeait, préparer les jambons, faire les chorizos, les boudins, il y en avait de différentes sortes, à la cannelle, au piment, et puis donner à manger à tout le monde parce que les hommes arrivaient, chacun avec son morceau de viande que l’on grillait sur la braise et qu’ils mangeaient sur un morceau de pain.
C’était quelque chose…Et puis venait la nuit de Noël, personne ne dormait, même pas nous, les enfants, nous courrions dans tout le village de maison en maison, attrapant ce que l’on voulait bien nous donner, ici une galette, là quelques réaux ou autre chose. Puis, venait Santa Agueda, la fête du village et là c’était vraiment quelque chose, je me demande si c’est toujours ainsi…
…les garçons parcouraient les rues et quand ils passaient devant la maison d’une fille à marier, la « rondalla » jouait une jota et chacun chantait ce qui lui passait par la tête, improvisait des compliments ou des anathèmes aux parents et, crois-moi, parfois les choses se gâtaient entre un père et un prétendant, ou avec les frères, et il arrivait que les couteaux voient le jour, tu sais, à cette époque les gens étaient très rustres.
Il est vrai, et tout le monde le sait, que les aragonais sont bons comme le pain, mais pour ce qui est de l’entêtement, ils ne craignent personne, c’était ainsi, je ne sais pas maintenant…
…figure-toi jusqu’à quel point ces gens étaient rustres : pour Santa Agueda ils sortaient tous dans la rue avec les tromblons et les escopettes et alors c’était une sarabande, un bruit, des déflagrations… ! A Calanda ce sont les tambours qui s’en donnent à cœur joie, à Escatron aussi, parfois, résonnaient des tambours, mais la tradition du village c’était les tromblons et tous les ans il ne manquait pas d’y avoir quelques blessés, parfois même des morts parce que ces engins étaient si vieux et tellement bourrés de poudre qu’ils leur explosaient dans les mains. Certains en demeuraient estropiés pour la vie et d’autres étaient tués, ainsi, pour avoir voulu montrer qu’ils étaient plus brutes que les autres, je ne sais pas comment on pouvaient vivre ainsi, non, la vie n’était pas comme aujourd’hui.
Bien sûr, les gens mouraient plus qu’aujourd’hui, il n’y avait pas tous ces remèdes, quand c’était ton heure, il n’y avait rien à faire, et les enfants aussi mouraient, certains à la naissance, je ne sais pas, les gens se résignaient…C’est donc Noël ? Il est mort ? Quand cela ? Tu me l’avais dit ? Quel malheur, j’oublie tout, le pauvre, on l’a tué, rends-toi compte, que de morts, et ton père depuis si longtemps déjà, alors que, lui, réprime le geste de prendre son visage à deux mains et de lui imposer son regard, de lui imposer sa question : qui, enfin ? Mais elle : Manuela ? Comment va-t-elle ? Moi, si ce n’était cette mémoire, c’est curieux tout de même, de tout cela je n’oublie rien, elle était dans la même colonne que Geronimo et Romàn, elle en parlait souvent…Oh, elle n’était pas la seule, je me souviens de l’enterrement, à Barcelone, l’enterrement de Durruti, bien sûr. Là aussi il y avait des femmes habillées en milicien, escortant le cercueil, moi je n’ai jamais voulu me déguiser ainsi, l’homme doit rester homme et la femme, femme ! A quoi jouaient-elles celles-là, si élégantes et bien coiffées avec le « mono » bien repassé et le calot incliné sur le front ? Je ne sais pas si c’était ça la liberté, je dirais plutôt du libertinage moi, enfin, les choses étaient ainsi, il est mort lui aussi, madre mia, que de morts …
Elle a de nouveau tourné son visage vers la croisée, opaque maintenant, d’un brouillard épais qui ondoie. Quand il s’est penché, elle ne l’a qu’à peine effleuré d’un regard dont il ne saura jamais où il venait de se poser. Il sait, en revanche, qu’il devra vivre, désormais, avec cette ignorance, mais alors, à l’instant même, il ne s’en désole ni ne s’en attriste, éprouve plutôt, en une ébauche de ravissement émerveillé, une sorte de plénitude quand l’effleure le pressentiment que l’ignorance est, sans doute, le premier attribut de l’insignifiance, cette insignifiance qui octroie la liberté dont il sent les enivrantes effluves dilater sa poitrine et embuer ses yeux alors qu’il pose ses mains sur les tempes de sa mère et ses lèvres sur son front.
Epilogue
Don Faustino occupa quelques semaines une cellule au Fort du Hâ de Bordeaux, le temps sans doute de s'accommoder dans la paix d'une sérénité conquise. Puis, il s'éteignit.
Géronimo couvrit le cercueil du drapeau de l’Organisation avant qu'il ne franchisse la porte du cimetière aux mains des croque-morts. Il prononça lui-même quelques mots sur le bord de la fosse, que les rares personnes présentes n'entendirent pas. La Fina, néanmoins, versa ses larmes et modula des plaintes atténuées.
Le petit groupe des derniers réfugiés redescendit lentement vers la place du Puits, comme à regret, comme l'on se dit: à quoi bon? Puis, la mère, à son tour s’éteignit, le regard tourné vers la croisée derrière laquelle les grands marronniers du Bois veillaient.
Quelques mois plus tard alors que l'Alhambra se cuivrait au soleil couchant, sur la colline de l'Albaicin qui lui fait face, assis sur le muret bordant le parvis de San Nicolas, ils contemplent le palais des Nasrides.
Près d’eux, la vieille gitane au visage lourd a étalé ses castagnettes décorées de danseuses auxquelles les rares touristes de ce début de printemps n'accordent qu'un regard distrait.
Il a conté, lui, les souffrances de Morayma que l'on sépara, dit-on, brutalement de Boabdil, son époux et dernier roi de Grenade. Elle a écouté les yeux posés sur ce "carmen" dont les tuiles rondes de la tour d'angle trouent l'entrelacs de palmes, de branches d'oliviers, de pins parasols et d'eucalyptus, cette demeure où l’on enferma l’infortunée et où elle vécut soupirant à chaque regard posé sur les murailles du palais. Puis, ils se sont tus.
Les tours de l'Alcazar et celles de l'Alcazaba s'incrustent avec circonspection dans la blancheur mauve de la Sierra Nevada jusqu'à s'y fondre quand s'anéantit la dernière lueur du jour. La gitane étouffe les coques au creux de ses paumes et fredonne por bulerias alors que les ombres montent par les ruelles maures.
***
Notes:
1 Prestigieux militant de la CNT (à l’égal de Buenaventura Durruti) qui prit dés le vingt juillet une position très radicale mais n’en devint pas moins ministre de la justice du gouvernement Largo Caballero en novembre 1936.
2 - De trois jeunes mauresques je me suis épris à Jaen : Axa et Fatima et Marien. ( F.G. Lorca)
3 - Président de la « generalitat », le Gouvernement autonome de Catalogne.
4 -« La CNT en la Revolucion espanola » Ed. Ruedo ibérico.
5 Solidarité internationale antifasciste.
6 -Actes 2. 44.
7- Fédération anarchiste ibérique.
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